Capucine Vever

par Patrice Joly

Courir à l’infini (plus loin que tous les regards)
Centre d’art Image/Imatge à Orthez
18.03 – 11.06.2022

L’installation de Capucine Vever au centre d’art Image/Imatge à Orthez se déploie dans l’intégralité du centre d’art à travers un dispositif d’écrans sur lesquels est projeté de manière fragmentaire le film qu’elle a tourné à Dakar, plus précisément au large de l’ile de Gorée dont on connaît le rôle qu’elle a joué dans l’histoire coloniale, porte de départ des milliers d’esclaves destinés aux colonies lointaines de l’Occident. Le film de la jeune artiste investigue les abords côtiers et sous-marins d’un site devenu une destination touristique fréquentée annuellement par des dizaines de milliers de personnes et dont l’état de conservation laisse rêveur compte tenu de l’importance historique du site. La réalisatrice s’est de fait plus intéressée à la mer alentour que les pêcheurs sénégalais arpentent de générations en générations à la recherche d’un butin halieutique de plus en plus menacé par l’avidité des navires étrangers, européens, chinois, chiliens : toute une armada de navires usines venant piller sans vergogne une ressource qui s’amenuise lentement sous les coups de filets démesurés et écocidaires de ces géants d’acier. Le film nous fait tanguer en suivant les mouvements de la houle et nous plonge sous la surface d’une mer qui se révèle grouillante de vie, laissant les images des profondeurs prendre le pas sur les éternelles turpitudes des humains.

Capucine Vever, Stills from Dunking Island, 2022
Courtesy Capucine Vever ADAGP 2022 & Galerie Eric Mouchet

02 L’installation du centre d’art Image/Imatge à Orthez est composée d’une multitude d’écrans qu’il est impossible d’embrasser d’un seul coup d’œil, forçant le spectateur à se déplacer en permanence : pourquoi avoir choisi un tel dispositif plutôt qu’une mono projection plus classique, qu’apporte t’il à la lecture de ton film ?

CV – L’installation Dunking Island – dont on pourrait vulgairement traduire le titre par « l’île qui boit la tasse » (dunk en anglais vient de tremper son donut dans le café ce qui par dérivé est devenu enfoncer la tête sous l’eau) – s’intéresse à Gorée mais par le prisme du phénomène de montée des eaux. L’île étant minuscule, un kilomètre de long par trois cents mètres de large, cette réalité a des conséquences très concrètes sur les bâtiments et en quelque sorte sur la mémoire qu’ils contiennent. Mais ce phénomène est invisible et oscille de l’infiniment grand (l’eau de l’océan se réchauffe, donc se dilate et prend plus de place) à l’infiniment petit (la mer dans la baie de Dakar monte de 3,3 mm/an). Un phénomène qui se joue complétement en dehors de notre capacité d’observation et c’est justement ce qui m’intéressait, comment capter un processus que je ne pouvais pas aller filmer ? L’idée de penser un dispositif multi-écran, à l’échelle du corps, a donc découlé assez naturellement comme pour créer une situation où il est impossible de tout voir, générant ainsi une forme de frustration. 

J’ai aussi eu envie de déplacer le point de vue, et plutôt que de faire des images contemplatives de l’océan depuis l’intérieur de l’île, j’ai eu envie de me contraindre à placer la caméra uniquement dans l’océan, comme pour prendre son point de vue. Le dispositif à six écrans me permet de transmettre un rapport physique à l’espace océanique. L’océan est un territoire complexe à investir, qui a ses propres mouvements, remous, courants et lois physiques. Les dispositifs de captation mis en place pendant le tournage, pensés en collaboration avec le chef opérateur Léo Leibovici, sont très inspirés de l’expérience du corps dans l’océan. De la surface au fond marin, l’enjeu pour moi était de trouver des façons de filmer qui laissent en quelque sorte l’océan diriger la caméra. Pendant le tournage est venue très rapidement l’idée de filmer une même scène, selon différents angles. Retranscrits simultanément, ces multiples points de vue d’une même situation offrent un rapport immersif. Sans cadre, suspendus dans l’espace d’exposition, les écrans invitent le public à composer ses propres images, entières ou partitionnées, en fonction de ses déplacements ou points de vue au sein de l’installation. 

Le dispositif acoustique en neuf points, pensé en collaboration avec le compositeur Valentin Ferré, permet aux nappes sonores qu’il a composées et aux chants de Wasis Diop de se déployer au sein de l’installation, ce qui participe beaucoup à transmettre des émotions et induire un rapport physique et immersif.

Capucine Vever, Stills from Dunking Island, 2022
Courtesy Capucine Vever ADAGP 2022 & Galerie Eric Mouchet

02 Ta vidéo porte peu sur l’ile de Gorée que tu te « contentes » de filmer à quelques mètres de la côte mais jamais de l’intérieur. Pourquoi concentrer le regard sur les abords de l’ile plutôt que sur le site de Gorée ? S’agit-il de se distancier d’une vision exotique et/ou folklorique d’une ile ô combien chargée symboliquement et qui contribue à en faire une curiosité touristique comme une autre ?

CV – Bien que nourrie d’un long travail de terrain, je ne construis pas mes films dans un rapport documentaire. La recherche d’un parti pris cinématographique radical, ici filmer Gorée uniquement depuis l’océan a effectivement été une manière pour moi de prendre de la distance avec la transmission d’une mémoire, nécessaire, mais qui ne fait plus forcément l’unanimité dans la façon dont elle est déployée. C’est bien depuis l’océan que l’on prend la mesure de la complexité de Gorée aujourd’hui, une île qui n’a pas du tout les infrastructures pour accueillir les 500.000 visiteurs par an que le tourisme mémoriel appelle, et qui engendre une grande quantité de déchets. La traversée par la caméra des nappes de plastiques dérivant autour de l’île est en quelque sorte un portrait contemporain de Gorée. Cette pollution contribue au dérèglement de l’océan et donc par ricochet à l’augmentation de la montée des eaux, phénomène qui menace la préservation de l’île… Avec Wasis Diop, poète, chanteur et compositeur qui signe l’écriture et l’interprétation du récit du film, nous nous sommes demandé.e.s si cette mémoire pouvait encore se transmettre à travers l’évocation du tourisme de masse à l’heure du réchauffement climatique ?

Paradoxalement, prendre une distance avec Gorée et filmer l’île depuis l’océan s’est révélé être le meilleur point de vue pour saisir l’impact de la montée des eaux sur cette dernière. En mi air-mi eau, la caméra se laisse porter par le ressac des vagues qui laissent subrepticement voir les bâtiments et les côtes grignotés petit à petit. Plonger la caméra dans l’océan c’est aussi s’attacher à révéler les enjeux symboliques de Gorée. L’île était un point cardinal du commerce triangulaire, située juste en face du second port d’Afrique de l’ouest après Abidjan, Gorée est aujourd’hui au cœur du commerce mondialisé qui, on le sait, contribue significativement aux émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Capucine Vever, Stills from Dunking Island, 2022
Courtesy Capucine Vever ADAGP 2022 & Galerie Eric Mouchet

02 Le regard que tu portes sur l’ile de Gorée et les pêcheurs qui l’habitent est un regard rempli d’empathie envers ces derniers qui s’acharnent à conserver des pratiques de pêche traditionnelles qui justement préservent leur environnement marin, à l’inverse de ces énormes bateaux que tu filmes sous toutes les coutures et qui eux ne se gênent pas pour piller la ressource. Faut-il y voir comme le message que les africains (en l’occurrence ici les Sénégalais) sont condamnés à se voir continuellement exploités par les autres nations, après avoir été massivement déportés par le passé ?

CV – Concernant les différentes techniques de pêche que j’ai pu observer dans la baie de Dakar, il y a effectivement une concurrence assez déloyale qui se joue. Les chalutiers usines, tous étrangers, amassent en une journée ce que les pêcheurs dakarois pêchent en à peu près une année… Une pêche de masse qui entraine la raréfaction du poisson à proximité des côtes sénégalaises, c’est une réalité dont les associations de pêcheurs (et les scientifiques) parlent. Il leur faut aller bien plus loin pour trouver du poisson, ce qui devient dangereux car leurs embarcations ne leur permettent pas d’affronter les conditions de navigation souvent difficiles de l’Atlantique. Les pêcheurs sénégalais se retrouvent donc souvent à capturer de petits poissons revendus au gros chalutier qui les utilisent comme appâts. Il y a de moins en moins de travail pour les pêcheurs locaux ce qui poussent souvent les jeunes générations à l’exil. C’est l’industrie qui rencontre l’artisanat, avec d’un côté un navire de la taille d’un immeuble qui relève par bras articulés les filets et de l’autre quatre pêcheurs sur une pirogue qui remontent les poissons à bras d’hommes. Un rapport de force très présent dans la baie de Dakar et que je trouvais intéressant de mettre en regard, ce que permet aussi le dispositif à six écrans.  

Je ne dirai pas pour autant que les pêcheurs locaux s’acharnent à conserver des techniques traditionnelles dans l’optique d’une préservation de leur environnement. D’après ce que j’ai pu en comprendre, il me semble que ces techniques perdurent avant tout par manque de moyens que par choix écologiques. J’ai aussi vu au cours du tournage quelques pêcheurs pratiquer une pêche en plongée bouteille, du braconnage maintenant interdit, pour trouver du poisson près des côtes mais plus en profondeur. Mais lorsque l’on prend des risques aussi inconsidérés, sans équipement aux normes ni formation pour une pratique sécuritaire, c’est que l’on est dans une précarité extrême. Je dirais que certains pêcheurs observent les dérèglements climatiques (montée des eaux, érosion côtière, raréfaction du poisson…) et tentent d’adapter comme ils le peuvent leur technique de pêche avec leur faible moyen (éviter le filet en nylon et la pêche de poissons trop petits par exemple) alors que d’autres sont davantage climatosceptiques (exactement comme ce que l’on peut rencontrer en occident) et ne se sentent pas concernés par ces problématiques. Mais j’ai aussi compris que si l’on peut porter une attention aux enjeux climatiques, c’est qu’on a le luxe de ne pas être pris dans un mécanisme de survie permanent. 

Cependant, le film n’essaye pas de transmettre le message d’une posture victimaire de la part des Sénégalais, je n’ai absolument pas ressenti cette dynamique lorsque j’étais à Dakar et qui plus est, la réalité me semble bien plus complexe. La pêche déloyale dont je parlais s’inscrit dans une réalité géopolitique mondiale et est rendue possible car des droits de pêche sont revendus à des pays étrangers en échange de constructions de bâtiments publics par exemple, infrastructures dont le pays a par ailleurs besoin. Et les choses bougent puisqu’avant, il n’y avait même pas de droits de pêche revendus. Si l’on devait chercher un message dans ce film, je dirais qu’il se situe davantage dans le rapport à l’espace océanique qu’il transmet puisqu’il est infusé par la pensée Lébou et le rapport animiste que cette communauté de pêcheurs autochtones, dont Wasis est originaire, entretien avec les éléments. L’océan, qui est le personnage principal de Dunking Island, s’entretient avec Thiarwa, un pêcheur de la baie. Au cours de leur dialogue, ils reviennent sur la façon dont la pensée coloniale a complétement transformé le rapport au temps, le rapport au vivant et le rapport à la terre des Lébous. Au grès des courants, des flux et des ressacs, l’océan dévoile ses mémoires, de la traite négrière et des migrations actuelles, ses observations sur la raréfaction du poisson et ses inquiétudes sur le manque d’eau annoncé. 

Capucine Vever, vue d’installation Dunking Island
Courir à l’infini (plus loin que tous les regards), Centre d’art Image/Imatge d’Orthez 2022.
Credit photos : G. Deleflie

02 On passe indiciblement dans le film d’une vision de surface à une exploration des profondeurs, où malgré tout, malgré les mauvais traitements infligés à la mer, — abondance de déchets en tous genres qui flottent entre deux eaux et que tu filmes cependant sans regard culpabilisateur, évocation du pillage de la ressource,  — la vie semble proliférer joyeusement, sans se soucier des turpitudes de l’espèce humaine… Est-ce un message écologique ou bien as tu été simplement séduite comme beaucoup de plongeurs par la beauté de la faune sous-marine ?

CV – Je suis partie à Dakar sans scenario préalable permettant d’imaginer la construction temporelle du film. J’avais besoin de m’immerger dans l’océan pour ressentir des émotions, observer et trouver des picturalités, des mouvements et des rythmes à filmer. Je travaille en accumulant beaucoup d’images pendant le tournage et c’est à mon retour, après avoir regardé tous les rushs, que la trame temporelle d’une lente immersion m’est apparue comme une évidence. Déjà parce que ce sont les lois physiques qui régissent un corps dans l’océan, si on n’arrête pas la descente amorcée, on est irrémédiablement attiré vers le fond. Et aussi parce que ce mouvement vertical reprend métaphoriquement le processus d’immersion que Gorée finira par subir un jour. Il me semblait donc intéressant de penser le film dans une descente de la surface au fond marin, du temps humain à l’échelle marine et géologique. J’ai donc travaillé le montage de chacun des six écrans en simultané pour que cette descente soit progressive. 

Capucine Vever, vue d’installation Dunking Island
Courir à l’infini (plus loin que tous les regards), Centre d’art Image/Imatge d’Orthez 2022.
Credit photos : G. Deleflie

Ce besoin de produire des images subaquatiques vient de réflexions en amont du tournage sur les représentations culturelles à l’œuvre qui considèrent l’espace océanique uniquement depuis la terre, ou depuis la mer, selon un point de vue qui se situe au-dessus de l’eau. Le monde sous-marin n’est que très rarement abordé et représenté comme un paysage, trop souvent considéré comme un lieu d’exploitation, en fonction de ce qu’il produit (ressources halieutiques et matières premières) et de ce qu’il permet (échanges commerciaux). Il était important pour moi de ne pas limiter la captation à des images de surface autour de Gorée mais bien de considérer l’espace océanique dans toute sa verticalité comme un paysage à investir dans le temps de la perception. Il s’agissait pour moi de chercher à développer un rapport poétique tout en révélant la dimension politique des fonds sous-marins.

Interview menée par Patrice Joly

Capucine Vever participe à l’exposition collection « L’Horizon des évènements »
au Château de Oiron du 26 juin au 2 Octobre 2022