Catherine Malabou

par Clémence Agnez

Il y a tout juste un an, paraissait, aux éditions Payot & Rivages, le dernier ouvrage de la philosophe Catherine Malabou. Professeure à l’université de Kingston, à Londres, elle est spécialiste de philosophie contemporaine française et allemande. Pour sa thèse de doctorat, elle a proposé une relecture de la philosophie de Hegel à l’aide du concept de plasticité, devenu par la suite central dans toute son œuvre. Qu’elle l’applique aux neurosciences, à l’histoire du féminisme ou à celle de l’anarchisme, la plasticité lui permet de construire des modèles cohérents, c’est à dire dotés d’une organisation interne, mais dans le même temps assez souples pour être capables de se reformer pour s’adapter. Dans Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, Catherine Malabou établit une généalogie des représentations médicales, psychanalytiques et littéraires du clitoris. Elle cherche ainsi à montrer qu’il pourrait symboliquement incarner une spécificité non pas de la femme, ni même des femmes, mais du féminin, toujours mis en rapport avec les voix minorisées – soit les paroles qui peinent à se faire entendre et qui trouvent finalement leur mode d’expression dans une énonciation plurielle et plastique. C’est ce dernier aspect qui lui permet de relier histoire du féminisme et pensée anarchiste, ouvrant ainsi sur son prochain ouvrage autour de l’anarchisme en philosophie, à paraître en janvier 2022 prochain aux Presses Universitaires de France.

Dans Le plaisir effacé. Clitoris et pensée[1], vous tracez une histoire des discours, frugaux, qui entourent le clitoris. Que l’on se place à un niveau médical, psychanalytique ou littéraire, le clitoris souffre d’une quasi absence de représentation. Sur cet effacement reposent notamment les théories freudiennes qui décrivent les femmes comme des hommes châtrés, les installant à l’endroit d’un manque fondamental qui les institue comme femmes. Ce manque peut être mis en lumière par la perspective de l’effacement : il est le nom qui a été donné à une manœuvre de négation des singularités féminines. Dès lors, il n’est plus question d’une femme qui serait un homme en mal de phallus, mais d’un être dont on a effacé un attribut majeur, organe anatomique et symbolique qui jouit et pense suivant ses modalités propres. Cette double action, jouir et penser, nous ramène précisément au titre de votre essai qui relie les deux opérations : pourriez-vous préciser quelles relations s’établissent entre elles ?

Pour Freud, dès l’enfance, les  filles comme les garçons éprouvent l’angoisse de la castration, qui renvoie à la peur de mourir, d’être amputé de quelque chose. La fille découvrirait que, dans son cas, la castration est déjà arrivée, puisqu’elle est « coupée », ce qui redoublerait son angoisse. Le clitoris lui apparaît comme la cicatrice du pénis. La petite fille va alors vivre l’absence de pénis comme un manque à combler. Elle va jouer avec cette cicatrice puis découvrira que la sexualité vaginale seule permettra de combler le manque. C’est en suivant ce raisonnement que Freud peut affirmer en conséquence que le plaisir clitoridien est un plaisir attardé, infantile et masturbatoire, focalisé sur le manque et l’angoisse. Cette perspective revient à priver la femme d’un plaisir qui n’a rien à voir avec le manque de pénis. C’est une forme d’excision logique autant qu’une amputation symbolique.

L’effacement et l’invisibilisation du clitoris se retrouvent bien évidemment aussi en philosophie. J’ai cité Sartre, par exemple, qui déclare que la femme est un être troué, « en attente d’un remplissement, d’un comblement », passant ainsi sous silence le fait que son sexe ne soit pas fait que d’orifices.

Illustration originale d’Inès Rousset pour la revue 02

Je me suis demandé du même coup, en analysant tous ces discours, si l’effacement du clitoris ne s’accompagnait pas d’un effacement du plaisir féminin de penser. Comme si jouir et penser ne pouvaient répondre qu’au modèle phallique, à ce que Derrida appelle « phallogocentrisme », avec les paradigmes de l’érection, de l’émission, de la pénétration, etc.

J’avais déjà entamé cette réflexion il y a longtemps, dans mon livre Changer de différence. Le féminin en philosophie (Galilée, 2009) en me demandant quel type d’être hybride pouvait bien être une femme philosophe. Ce que signifiait le fait d’être dans un corps de femme dans la manière d’aborder les concepts philosophiques. Une telle question n’avait jamais encore été véritablement posée. Je concluais qu’en excluant la femme, la philosophie se privait d’une réflexion sur un autre rapport au pouvoir et qu’au fond, la question du féminin ouvrait un espace de solitude absolu, non encore exploré. Dans Le Plaisir effacé, j’élargis ce concept de femme au féminin, qui ne désigne plus un genre particulier mais un certain mode d’être exposé, et ce dans le fait même de refuser le paradigme de la pénétration, qu’il soit physique ou intellectuel. Il existe à l’évidence un lien entre jouir et penser qui ne se rapporte pas au phallus et qui, loin de se limiter à la femme, se loge dans ce que j’appelle « l’espace clitoridien” de l’être.

Vous introduisez le modèle du clitoris face à celui du phallus, non seulement comme un organe biologique, mais aussi comme un outil de pensée. De même que le phallus est la projection de l’organe corporel sur le plan symbolique, vous faites apparaitre la figure du clitoris comme un autre type de plaisir pris dans l’intellection : face aux moments monumentaux et unitaires d’une pensée, on voit émerger l’idée de ses zones érogènes multiples, collaboratives, parfois contradictoires. C’est assez troublant car, si la notion de phallus symbolique nous est familière sur les plans psychanalytique, sociologique ou anthropologique, l’idée d’examiner un même texte ou un même discours à l’aune de ce partage entre ses moments phalliques et clitoridiens l’est beaucoup moins. Depuis cette distinction neuve, nous assistons à une double invention : non seulement celle des zones clitoridiennes d’un texte, mais également celle de ses zones phalliques. Pourriez-vous nous dire comment vous caractérisez ces deux catégories ? Et si le clitoris textuel se définit comme l’endroit où le logos vacille, quel pourrait-être le clitoris des œuvres d’art ?

Le phallus, faut-il le rappeler, n’est pas assimilable au pénis. La compréhension psychanalytique de ce terme, introduite par Lacan, implique que le phallus soit l’objet inatteignable du désir pour les hommes comme pour les femmes. Ce qui, bien sûr, n’empêche pas que les positions des hommes et des femmes quant au phallus soient différentes (la femme « est » le phallus, dit-il, l’homme « a » le phallus). Mais tous deux voient leur désir orienté par lui dans le miroitement même de leurs positions différentes vis-à-vis de lui. De quoi s’agit-il ? Lacan dit très justement que le rapport sexuel ne peut être que de l’ordre de la pure satisfaction physique. Le discours, c’est-à-dire le symbolique, y est toujours impliqué. Manière de dire qu’il n’y a pas de désir sans fantasme, sans projection dans le domaine symbolique des images et des mots. On se raconte le rapport autant qu’on le pratique. Le phallus est précisément l’objet de cette projection dans le signifiant. Ce pour quoi Lacan affirme qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’y a pas de pur rapport sexuel, qui soit coupé de cette incursion symbolique. Dans la mesure où, encore une fois, les deux sexes sont engagés dans cette projection, même de façon différente, il n’y a pas lieu de s’interroger sur ce que serait une sexualité spécifiquement féminine. C’est ce que répond Lacan avec mépris à Simone de Beauvoir, en refusant de s’entretenir plus longtemps avec elle : « il n’y a pas de deuxième sexe ». Manière de dire que la jouissance clitoridienne ne change rien à la structure phallique du désir. Bien. Mais même s’il refuse l’identification simple phallus/pénis, il n’empêche que Lacan maintient quand même le phallus ! On a du mal à voir en quoi il serait si différent du sexe masculin ! C’est une blague.

Illustration originale d’Inès Rousset pour la revue 02

Je me suis alors demandé s’il n’existerait pas, dans les textes comme dans les œuvres et les corps, des zones différentes. Ce que j’ai appelé aussi « le point d’anarchie ». Les zones clitoridiennes seraient celles qui appellent un type de regard et d’interprétation non pénétrant, une forme de caresse qui fait surgir un sens latéral, excentré : le petit point de plaisir qui délivre un autre message que celui de la droite ligne et de l’intrusion. C’est ce type de lecture que j’ai pratiqué dans tous mes livres je crois. Et je pense qu’il est tout à fait possible de les percevoir dans les œuvres d’art, comme ces points qui échappent à la verticalité, à l’unité et à la définition. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, qu’ils aient une forme.

Le projet de cette recherche étant fortement relié à des enjeux politiques et épistémologiques, vous situez votre position dès le premier chapitre : vous souhaitez vous inscrire dans le sillage du féminisme radical différentialiste, tout en intégrant les avancées des militant·e·s post-binarité. C’est cette double affirmation qui vous permet de construire une place pour le clitoris, inscrite dans un cadre à la fois symbolique et anatomique. Pour autant, cette orientation de pensée n’a rien d’évident, elle déchire de nombreux·ses militant·e·s et peut paraître paradoxale. On a le sentiment que c’est l’image même que vous forgez du clitoris qui vous donne les outils nécessaires à la réconciliation de ces deux grandes traditions féministes, en particulier lorsque vous affirmez sa présence et son agentivité à mille autres endroits que celui du biologique. Comment avez-vous procédé pour circuler entre ces grands courants, avec ou sans le secours du clitoris ?

Je ne sais pas s’il faut parler de réconciliation, je verrais plutôt la mise en rapport de ces deux courants comme une dialectique. Vous avez parfaitement raison de souligner que ma démarche vise à penser ensemble, l’une avec l’autre et l’une contre l’autre, ces deux grandes tendances du féminisme que sont d’une part le féminisme radical, de l’autre le post-féminisme ; ce qui les distingue essentiellement étant que le premier est centré autour de la femme, et le second autour de la non-binarité.

Vous avez raison aussi de dire que cette mise en rapport n’a rien d’évident, que ce sujet est très clivant. Ainsi Silvia Federici a-t-elle pris récemment des positions anti-trans au nom du féminisme radical (un trans. femme vers homme serait une traîtresse à la cause par exemple). Et certain·e·s représentant·e·s des courants post-féministes traitent de « terf » absolument toute voix qui essaie de faire droit au féminin. Je le dis, je ne me sens chez moi dans aucun de ces deux camps. Heureusement, il existe des voix qui n’ont pas ce dogmatisme. Judith Butler, par exemple, dans une interview au Guardian intitulée : « We need to rethink the category of the woman » (7 septembre 2021), tenait récemment ces propos qui me semblent très justes : « Ce que signifie être une femme ne peut rester identique de décade en décade. La catégorie “femme” change et doit changer, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Politiquement, garantir de plus grandes libertés aux femmes requiert que soient inclus dans les “femmes” de nouveaux sujets qui ne sont pas des femmes biologiques. La signification historique du genre est susceptible de changement lorsque ses normes sont ré-énactées, refusées ou recréées. »

Je trouve cette affirmation intéressante parce qu’elle est généalogique et n’oppose ni les femmes aux trans, ni les femmes aux hommes, ni les femmes aux non-binaires. Ce sans abandonner non plus la catégorie « femme » et tout en marquant, tout de même, la nécessité des ruptures historiques.

Comment pourrait-on, de toute façon, manquer de rappeler sans cesse que sans les féministes de la différence sexuelle, comme Irigaray ou Lonzi, il serait impossible – tout simplement impossible – de comprendre ce que la notion de genre signifie ?

Tout au long de cette histoire des paroles autour du plaisir féminin, vous revenez sur la dichotomie classique entre clitoris et vagin, que vous augmentez des récents discours montrant comment ces organes collaborent à la jouissance qu’ils produisent. Face à eux, les traditions médicale et philosophique érigent un plaisir masculin sans partage, manifeste dans l’éjaculation, mais surtout lié à un seul appareil : le pénis, donc siège d’une jouissance unifiée. Dans cette perspective, c’est le caractère unitaire de l’appareil masculin qui le qualifie comme arkhè : principe, autorité. C’est au contraire la dissémination supposée du plaisir féminin, partagé en deux sièges distincts qui, traditionnellement, le discrédite sur les plans symbolique, psychanalytique, etc. Vous relisez cette conception classique à l’aune des avancées scientifiques, mettant à jour les formes de coopérations qui existent entre clitoris et vagin.

Ne pourrait-on pas, en outre, revenir sur cet état entendu de la dissémination organique féminine face à l’unité masculine ? C’est surprenant de constater que les représentations classiques d’un organe masculin du plaisir face à deux organes féminins ne sont que rarement remises en question. On sait pourtant que le clitoris, en plus de sa partie externe érectile, ceint les parois internes du vagin, tandis que les hommes disposent, eux, de deux organes de jouissance, le gland et la prostate – qu’on pourrait décrire comme géographiquement davantage séparés que le clitoris et le vagin. Étant entendu que nous nous situons sur un plan symbolique, cette inversion des représentations est lourde de sens. Y aurait-il un enjeu à battre en brèche non pas seulement ce schéma mais aussi le fait qu’il soit le symptôme, dans une société patriarcale, d’un système de valeurs favorisant l’unitaire et le monumental plutôt que le composite ?

C’est vrai, vous avez raison. Le plaisir masculin est toujours présenté comme un et unitaire, tout autant que ses sources organiques. Alors que le plaisir féminin est rapporté aux deux organes que sont le clitoris et le vagin.

C’est en grande partie pour cela que Carla Lonzi essaie de voir en quoi cette situation anatomico-symbolique du plaisir féminin doit être systématiquement jouée contre l’unitaire et ce que vous appelez très justement le monumental. Son texte « La femme clitoridienne et la femme vaginale » date de 1974 (et n’est toujours pas traduit en français, ce qui est incroyable). Lonzi invente l’expression de « femme clitoridienne » et associe la jouissance clitoridienne à l’autonomie de la femme. Elle refuse d’associer le clitoris à la masturbation. Pour elle, c’est le clitoris et non le vagin, associé à la reproduction, qui est l’organe sexuel féminin par excellence. Le plaisir clitoridien est pour Carla Lonzi l’équivalent du « penser par soi-même » masculin. Je crois qu’elle souligne ici quelque chose de très juste, qui est que la vision de la jouissance masculine comme phénomène unitaire renvoie à l’autonomie dans la pensée et la conduite des affaires. L’homme, parce qu’il est « un », n’obéit pas aux influences, mais uniquement à lui-même. Lonzi casse précisément cette compréhension de l’autonomie pour la rattacher au composite et à la différence.

S’il est vrai que le clitoris symbolise l’autonomie de la femme et sa différence, le fait d’autoriser le plaisir féminin et le clitoris revient à reconnaître que cette autonomie est un défi adressé au patriarcat. Mais cette manière de voir doit aussi changer le regard des hommes sur leur propre sexualité, comme vous le soulignez très justement. J’espère avoir montré dans mon livre qu’une vision pluraliste du plaisir et des corps était aujourd’hui la seule défendable.


[1] Catherine Malabou, Editions Payot & Rivages, 2020.

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Image en une : Illustration originale d’Inès Rousset pour la revue 02