Céline Poulin

par Andréanne Béguin

Mille et un plateaux
Céline Poulin, directrice du Frac Île-de-France

Le Frac Île-de-France créé en 1982, à l’instar des vingt-deux autres Frac, est né d’une volonté de décentralisation, et s’est imposé dans le paysage de l’art contemporain institutionnel comme un outil de soutien à la création, d’aménagement culturel du territoire et de sensibilisation du public, notamment par la mobilité des collections qui les caractérise. Céline Poulin a été nommée directrice du Frac Île-de-France au printemps 2023. Elle assurait depuis 2016 la direction du CAC Brétigny et était précédemment chargée de la programmation hors les murs du Parc Saint-Léger. Elle a été commissaire invitée avec le collectif Le Bureau/ à la Villa du Parc à Annemasse, au DAZ à Berlin en partenariat avec l’Institut français, à la Synagogue de Delme et au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, entre autres. Elle succède à la direction du Frac Île-de-France à Xavier Franceschi, qui est resté seize ans en poste. Le projet de direction qu’elle porte, intitulé « Mille et un plateaux », souhaite faire de ce lieu d’art un lieu de vie qui puisse répondre au mieux aux usager⋅ères et qui réinsuffle du vivant au cœur de l’institution. 

Vue de l’exposition A Change of Perspective, Ndayé Kouagou. Frac Île-de-France, Le Plateau © Martin Argyroglo

De 2016 à 2023 au CAC Brétigny et depuis 2023 au Frac, les trois mots d’ordre de vos projets de direction sont : exposition, communication, médiation. La nature de ces institutions et leurs enjeux propres changent-ils le sens et les réalités de ces trois axes ? Et si oui, comment ?

Pour moi, c’est une méthodologie de travail, de recherche et de production, qui est située. Cela signifie que je considère la médiation et la communication comme des espaces de création à part entière, des espaces artistiques. Le sens reste le même, mais c’est l’incarnation qui va être différente. L’incarnation de cette méthodologie est très liée au territoire de mise en œuvre de ces espaces, très liée également aux usager⋅ères à qui s’adressent la médiation et la communication. Cela dépend également des personnes avec lesquelles je vais travailler, de leur personnalité, de leur subjectivité. Par usager⋅ères, j’entends en effet les personnes qui viennent voir les expositions, mais aussi l’équipe, les artistes, les commissaires, toutes les personnes qui ont un usage de l’espace.

Au CAC, j’ai pu expérimenter avec beaucoup de liberté l’adresse de la programmation, notamment avec la mise en place de l’Ǝcole, pensée comme un espace de recherche collectif et comme un espace de pratiques libres1. Dès mon arrivée au Plateau, j’ai instauré cet espace qui mène vers l’exposition et qui est accessible en permanence, pour des pratiques parfois guidées par des artistes lors de rencontres et ateliers, mais plus généralement pour des pratiques résolument libres et autonomes.  

Qu’entendez-vous par le terme « communication » ? La diffusion des informations ? Le mode d’adresse ? S’agit-il par exemple de penser d’autres outils de communication avec les publics du champ social ? Des outils autres que les mails et les formes codifiées, bureaucratiques, de communication ?

La communication permet de fixer clairement les messages et de naviguer dans la diversité des actions menées et de leurs formats. On choisit de communiquer de façon différente, avec une adresse numérique pour des usager⋅ères qui nous connaissent déjà, avec des flyers papier pour les publics de proximité, notamment à Romainville. 

Pour cela, c’est important de laisser la place à un graphisme d’auteur. J’ai confié ce travail à Félicité Landrivon, pour que la communication naisse d’une création graphique. 

La communication s’étend aussi à la rencontre et à la conversation directe, notamment en dehors de l’institution. C’est aussi ici que la communication devient un espace artistique, car les formes artistiques créent de la rencontre. Pour le marathon de la danse de Tony Regazzoni, nous sommes allé·es rencontrer les commerçant·es du quartier pour créer des lots spécifiques à gagner. Enfin, il y a l’importance de l’écriture, en communication et en médiation. Pour « Vieilles coques et jeunes récifs », nous avons choisi un texte poétique comme introduction à l’exposition, portant ainsi l’accent sur l’implication des sens et pas uniquement sur le visuel. Enfin, nous sommes en pleine réflexion avec Tram sur l’adaptation de nos outils et du lieu aux personnes en situation de handicap. Une œuvre cocréée par Nicolas Faubert & Mona Young-eun Kim avec le CAC Brétigny, présentée dans l’exposition actuelle, aborde cela. 

Vous mentionnez l’importance des personnes avec lesquelles vous travaillez. Quelles nouvelles habitudes de travail avez-vous envie d’impulser ? Vous avez à cœur le brouillage des statuts, notamment du statut artistique, comment cela peut-il se transposer à une équipe de vingt-cinq personnes ? 

Pour l’exposition inaugurale de Ndayé Kouagou, l’équipe de médiation et celle de la communication ont été conviées aux premières réunions de travail. Cela crée un lien, une proximité dès le début des échanges, mais c’est aussi une valorisation du travail des équipes, car tout fonctionne ensemble. Je ne peux pas penser une exposition sans penser à sa réception et son existence dans le corps ou le regard des personnes qui vont fréquenter cette exposition. On en revient à l’idée d’usage, et cet usage, ce sont les personnes qui travaillent au Frac depuis longtemps qui le connaissent, qui ont un savoir à transmettre à l’artiste ou à moi. 

Pour la programmation hors les murs en cours, nous sommes parti·es d’un pitch initial que j’ai formulé volontairement court et ouvert. Chaque personne de l’équipe interprète ce sujet à sa manière, avec son regard, en conversation avec des partenaires et des contextes spécifiques. C’est une manière de partager le commissariat, de créer d’autres récits. J’avais déjà expérimenté cela avec « The Real Show », exposition cocuratée avec Agnès Violeau. 

Activation de l’œuvre « Fleur de pêcher » d’Hugo Béhérégaray, pour l’exposition « Sport en banlieue parisienne » au Musée de l’Histoire vivante de Montreuil, mai 2024 © Alex Mader

Pour le Frac, vous affirmez vouloir « déhiérarchiser les pratiques et les espaces ». Comment cela se traduit-il depuis votre arrivée ? Architecturalement, comment accueillir et porter de nouveaux modes de sociabilité ? D’autres fonctions du lieu sont-elles possibles ?

Partager le commissariat, c’est aussi aller plus loin que le format de l’exposition et sortir de la binarité entre dans et hors les murs, entre œuvre et activité. C’est conceptuellement problématique de les opposer, de les hiérarchiser. Pour « Vieilles coques et jeunes récifs », tous les évènements proposés au Plateau, aux réserves, dans des lieux partenaires, font partie de la même constellation et impliquent des workshops et une appropriation des œuvres ou de la médiation par les usager⋅ères. 

Comme l’espace de pratiques libres, cela permet d’amener dans le lieu d’exposition d’autres sociabilités, plus actives et spontanées. Les artistes se saisissent également des espaces pour faire émerger d’autres fonctions et transformer l’exposition en un lieu où l’on se sent accueilli·e, où l’on peut rester et se reposer. Camille Juthier propose actuellement un ring de boxe, qui fait office de lit ; Ndayé Kouagou avait lui aussi pensé un espace avec des matelas au sol invitant les visiteur·euses à venir se poser dans son coin. L’important est de désacraliser la relation à l’art, tout en s’insérant dans un écosystème qui nous préexiste. 

Le Frac s’ancre dans un triple territoire, la ville de Paris, Romainville et l’Île-de-France. Comment souhaitez-vous couvrir ce territoire vaste, aux variations et besoins multiples ? Comment œuvrer pour que les publics prennent part à la programmation en le décidant activement ? 

Le service des publics travaille à des partenariats avec des structures du territoire qui souvent nous sollicitent. On réfléchit à une rencontre entre des besoins, des envies et une pratique artistique. Nous développons des expérimentations artistiques qui entrent dans le champ traditionnel des pratiques de médiation, comme des ateliers, des workshops, que l’on pourrait qualifier de « participation créatrice ». 

Nous menons aussi des projets de cocréation. Par exemple, pour « Vieilles coques et jeunes récifs », nous avons été sollicité·es par le service addictologie de l’AP-HP et nous avons imaginé un projet de cocréation avec l’artiste Garance Früh. 

Souvent, la cocréation est un mot fourre-tout. Ce qu’on entend par cocréation, avec Marie Preston, c’est la « participation collaborative » – selon le terme défini par Pablo Helguera. Cela signifie un partage de la responsabilité de la structure et du contenu de l’œuvre en collaboration et dans un dialogue direct avec l’artiste.

Le modèle Frac, créé en 1982 dans une idéalisation de la rencontre et de l’autonomie de l’œuvre, est-il compatible au paradigme de la cocréation ? 

Lacan a cette phrase sur l’amour qui me semble très bien correspondre à la cocréation : « On propose des choses que nous n’avons pas à des gens qui n’en veulent pas. » Les participant·es sont parfois rassemblé·es pour des raisons diverses qu’iels ne partagent pas nécessairement. Et pourtant, il se passe quelque chose qui, souvent, s’apparente à de l’art. Avec Fanny Lallart, à l’occasion du projet«ELGER » mené au CAC Brétigny (2020-2022), nous avons distingué plusieurs enjeux : ceux qui sont formulés, ceux qui sont non formulés, ceux qui sont fantasmés. 

La cocréation nécessite qu’il n’y ait pas d’objectif final et que l’échec soit possible, et au niveau institutionnel, c’est compliqué de mettre en place de vrais processus de cocréation, parce que c’est long et qu’on ne sait pas ce que ça va donner. C’est une partie de nos activités au Frac, mais cela ne peut pas en être l’ensemble, car les enjeux institutionnels et idéologiques ne sont pas les mêmes. 

Vue de l’exposition Le vacarme du cœur, Domaine départemental de Chamarande, 2024 © J. Figea

Après le pedagogical turn, comment pourrait-on qualifier cette institutionnalisation de la cocréation, avec une multiplication d’exemples, entre la dernière documenta 15 et la création du hamo au Palais de Tokyo ? 

Cela fait effectivement vingt ans que les choses évoluent considérablement en termes de médiation, sous l’impulsion de commissaires comme Claire Le Restif, Pierre Bal-Blanc, Sandra Patron, Julie Pellerin… jusqu’à constituer un pan de l’histoire institutionnelle. Les droits culturels ont aussi poussé les institutions plus réfractaires à s’intéresser aux questions de relations à l’autre, laissant la place à des artistes dont les pratiques sont relationnelles. On arrive aujourd’hui, avec des exemples comme la documenta 15, à un brouillage des statuts de l’œuvre. La participation telle qu’elle est montrée à la documenta remet en cause le statut de l’objet et évite la réification de la rencontre. Les rencontres, les espaces de conversation deviennent enfin des formes reconnues de créations et de formes plastiques. 

Avec Marie Preston et Katia Schneller, nous travaillons à un livre, intitulé Faire alliance et qui portera sur les nouvelles pratiques pédagogiques menées par toute une génération d’artistes ou de travailleurs et de travailleuses sociaux, généralement proches des classes populaires, comme Ndayé Kouagou ou Laura Burucoa (actuellement en résidence au Frac), qui développent ce que j’appelle l’altérisme. C’est-à-dire, des pratiques collaboratives qui rendent perméables les frontières de l’institution et deviennent des pratiques instituantes, parce qu’elles créent des processus de travail liés à l’attention que tu portes à l’autre. 

L’enjeu est de légitimer dans l’histoire de l’art des pratiques socioculturelles, des pratiques d’éducation populaire, en proposant de nouvelles méthodologies d’évaluation, des outils d’analyse scientifique autres que les outils esthétiques et conventionnels. 

Une des différences entre le CAC Brétigny et le Frac est le principe de collection. Vous avez proposé une première exposition de relecture des collections pour les 40 ans de l’institution via un commissariat partagé. Comment souhaitez-vous poursuivre ce travail sur les collections ?

L’idée de relecture de la collection est au cœur de mon projet de direction. « Mille et un plateaux », c’est à la fois cette idée de déhiérarchiser les espaces, mais c’est aussi l’ouverture des récits et des manières de re-raconter une collection, à l’image des Mille et une nuits. J’ai une appétence pour les collections depuis la première exposition que nous avions conçue avec le collectif Le Bureau/, à partir de la collection du Cnap, intitulée « 35 heures », et présentée aux Laboratoires d’Aubervilliers. Les rapprochements entre les œuvres provoquaient des sens chaque fois différents, ils transformaient le regard et la narration. 

Avec une collection, comme celle du Frac, c’est extrêmement fécond de relire des œuvres historiques à l’aune de questionnements sociétaux actuels, de montrer des filiations avec des œuvres plus récentes. En y travaillant à plusieurs, par des co-commissariats avec l’équipe ou avec des commissaires invité·es, on multiplie les subjectivités et la polyphonie. 

Vue de l’exposition A Change of Perspective, Ndayé Kouagou. Frac Île-de-France, Le Plateau © Martin Argyroglo

Vous vous êtes aussi fixé comme objectif de penser et d’agir dans la collection pour des pratiques de cocréation ?

Oui, tout à fait. L’un des enjeux des commissions d’acquisition, c’est d’intégrer des pratiques de cocréation, des « œuvres-usages », des œuvres mobilières : une recette, une partition à activer… Des œuvres que, à une autre époque, l’on aurait appelées « interactives ». 

J’ai également envie de faire entrer dans les collections plus d’œuvres vidéo. C’est un médium extrêmement innovant que j’aime beaucoup, proche des publics les plus jeunes habitué·es à un régime de l’image prépondérant. C’est un médium facile d’accès et facile à déplacer – selon des considérations écologiques. 

Bien sûr, l’accent sera aussi mis sur la création francilienne, et j’ai décidé d’ouvrir le processus d’acquisition à des candidatures spontanées, mais aussi à des pratiques de collection plus inclusives pour porter d’autres regards sur la collection, sur le modèle du Frac Bretagne ou du Fonds d’art contemporain – Paris Collections. 

Quelle responsabilité humaine, sociale, artistique, souhaitez-vous porter vis-à-vis de la création dans vos fonctions de directrice du Frac Île-de-France ?

Il y a une phrase de Marina Garcés que j’aime beaucoup et qui correspond pas mal à ma façon de voir les choses. Pour elle, il n’y a rien de pire qu’un artiste ou un universitaire qui dit qu’il s’intéresse à quelque chose. Soit ça vous concerne, soit ça ne vous concerne pas. Et moi, c’est vraiment ça. C’est-à-dire que cette attention n’est pas de l’ordre de l’intérêt, elle est viscérale. Se sentir concerné·e, c’est entrer en scène, mettre de soi, prendre des risques. La rencontre avec l’altérité se joue à cet endroit, à mon niveau, à celui des artistes, de l’équipe et ensuite des personnes qui voisinent autour des lieux. Quand je l’explique comme cela, c’est tout de suite grandiloquent, alors qu’en réalité c’est lent, c’est petit et ce n’est rien de plus qu’un investissement dans la banalité du quotidien. 

  1. Milène Denécheau, Élisa Klein, Marie Plagnol et Céline Poulin, « Entretien sur l’Ǝcol », La surface démange, Villa Arson, 2024 : https://lasurfacedemange.villa-arson.fr/articles/entretien-sur-l%C7%9Dcole

Vue de l’exposition Vieilles coques & jeunes récifs, Frac Île-de-France, Les Réserves, Romainville © Martin Argyroglo

Head image : Vue de 40 ans du Frac ! Exposition Gunaikeîon, Frac Île-de-France, Les Réserves, Romainville © Martin Argyroglo

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