Charlotte Charbonnel
Geoscopia, Abbaye de Maubuisson, 13.09.2020-16.05.2021
Née en 1980, Charlotte Charbonnel vit et travaille à Paris. Elle est diplômée de l’école supérieure des beaux-arts de Tours (2004) et de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (2008). Charlotte Charbonnel élabore des œuvres prenant racine dans une diversité d’expérimentations. Elle se prête à un art de l’écoute et de l’attention. C’est ainsi qu’elle se rend sensible aux mystères résidant au cœur d’éléments naturels, dont elle s’empare au travers de dispositifs de laboratoire. Charlotte Charbonnel n’hésite pas à faire appel à des disciplines telles que la météorologie, l’astronomie, la géologie ou encore l’acoustique. Ce faisant, elle tend vers le renouvellement d’une esthétique en prise avec notre environnement. Au travers d’installations sonores et parfois immersives, l’artiste nous initie à de nouveaux champs de connaissance, enrichis de dimensions fictionnelle, psychique et poétique. Elle expose en ce moment à l’Abbaye de Maubuisson.
Tu es diplômée de l’école supérieure des beaux-arts de Tours (2004) et de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (2008). Que t’ont appris ces enseignements ? Les considères-tu comme des expériences fructueuses ?
À l’école des beaux-arts de Tours, j’ai eu le sentiment de commencer ma vie d’artiste, je sentais que j’étais au bon endroit. J’y ai mené des expérimentations multiples avec différents médiums, et j’ai rapidement travaillé avec le son. Par la suite, j’ai eu la chance d’effectuer un voyage en Inde de trois mois, qui m’a beaucoup marquée et inspirée. C’est en souvenir de ce voyage que sont apparues mes premières installations. À l’EnsAD, j’ai bénéficié d’un enseignement très différent mais aussi très complémentaire. Parmi les douze secteurs de l’école, j’ai été admise dans l’atelier sculpture et art contemporain intitulé « Art-Espace ». Les Arts Déco m’ont initiée à une dimension plus professionnalisante. J’y ai alors défini des concepts et des envies plus affirmés. Je pense que c’est une école qui demande une certaine maturité. J’ai donc suivi deux cursus complémentaires : l’un plus intuitif, l’autre plus structurant, plus professionnalisant.
La première fois que j’ai découvert ton travail, c’était en 2010. Tu exposais alors Stéthosphères au salon Jeune Création.
Oui, j’avais choisi de montrer cette œuvre car la place du spectateur y est assez importante. On y observait cinq sphères assimilées à des mondes en miniature et cinq casques. Je proposais aux visiteurs « d’écouter la matière ». Tandis que les sphères, munies de capteurs étaient disposées en cercle sur de petits pupitres, les visiteurs étaient invités à mettre un casque et à prendre les sphères dans leurs mains. Les cinq sphères et les cinq casques étaient reliés à l’entrée et à la sortie d’un enregistreur, et démultipliés grâce à un monticule de doubleurs Jack, avec l’intention de créer un instrument sonore collectif.
En 2006, tu réalises ADN,aperçu de nuage, selon une inspiration à la fois scientifique et poétique. Pourrais-tu m’en dire davantage ?
Exposé pour la première fois à Arles, au musée Réattu en 2013, ADN, aperçu de nuage, tient une place importante dans ma trajectoire. Cette œuvre est à l’origine de nombreuses expérimentations que j’ai pu mener par la suite. Je cherchais à relever le défi de reproduire des éléments naturels. ADN, aperçu de nuages consiste à faire léviter un nuage de lait dans une certaine quantité d’eau. Il s’agirait d’encapsuler un mirage. Volontairement éphémère, l’œuvre fait écho à des rêves d’enfant.
L’expérimentation scientifique semble déterminante dans ton œuvre. Comment cette dimension scientifique s’est-elle introduite dans ton travail d’artiste ?
La dimension scientifique est présente en effet. Mais, au-delà de la science pure, il s’agit de multiples expérimentations personnelles : jouer avec la matière, s’emparer d’objets palpables ou encore de phénomènes invisibles à l’œil nu. Avec le temps, j’ai beaucoup travaillé en interrogeant les lieux. J’ai actuellement une exposition à l’Abbaye de Maubuisson. J’ai travaillé sur ce projet pendant deux années. Durant ce processus préparatoire, j’ai dû prendre en compte les caractéristiques du lieu, son histoire et son architecture, mais aussi l’acoustique des salles. Ainsi, tout commence par une enquête sur le lieu dans lequel je vais pouvoir réaliser des œuvres in situ et m’intéresser à différents domaines, différentes disciplines.
On lit sur Internet que tes œuvres nous font ressentir les flux présents dans la nature. Qu’en penses-tu ?
C’est un beau compliment. Je cherche effectivement à donner à entendre ce que l’on n’entend pas habituellement. Je pars du constat que notre relation à la nature est limitée dans la mesure où de nombreux phénomènes sont à la fois invisibles et inaudibles.
Souvent, tu invites les spectateurs à prêter attention à la vibration acoustique des lieux où tu es invitée à exposer. À quel moment cette dimension sonore est-elle apparue dans ton œuvre ?
Le son a toujours été important pour moi, depuis mon enfance. Cependant, j’ai eu une forme de révélation aux Beaux-Arts lorsque Dominique Petitgand était venu animer un workshop sonore. J’ai alors compris que l’enregistreur pouvait devenir comme une palette pour un peintre. Dès lors, j’ai cherché à écouter les matériaux et les ondes sonores.
Pour ton exposition à l’Abbaye de Maubuisson, intitulée « Geoscopia » (Septembre 2020 – Mars 2021), tu as décidé de puiser dans les profondeurs de la terre, d’en explorer les sous-sols.
Ce projet implique une dimension archéologique majeure. Le site avait été fouillé dans les années 1980. Il me faut préciser que seule une aile du bâtiment est restée intacte. L’église, le cloitre, le réfectoire, entre autres, ont été détruits. Je me posais alors la question : pourquoi ce bâtiment-là est-il resté debout ? J’ai donc mené une enquête pour m’approprier le lieu et pour comprendre ce qui avait été trouvé durant les fouilles archéologiques. J’ai fait installer une colonne de béton qui apparaît comme une antenne sortant de terre ; il s’agit de la première œuvre que l’on rencontre lorsque l’on arrive sur le site. Cette colonne est munie de cinq capteurs dont un géophone, à savoir un capteur spécifique pour enregistrer les sons souterrains, permettant ainsi d’étudier l’activité terrestre. Le dispositif révèle aussi la radioactivité qui est partout autour de nous mais que nous ne voyons pas. Il s’agit donc pour moi de traduire des énergies invisibles en une réalité palpable. Cette œuvre, Arkhê Source, enregistre ces énergies à l’extérieur. Ainsi, dans la salle du Parloir, qui est le premier espace de l’exposition, se trouve une installation munie de quinze bols chantants dont des bols tibétains. Leur surface se trouble au contact des énergies extérieures retransmises à l’intérieur. Les conditions climatiques (le vent, la pluie, etc.) ont une influence sur ce que l’on entend dans les espaces à l’intérieur. Avec cette exposition, j’ai tenté de réaliser un véritable parcours sensoriel.
Par ton œuvre intitulée Kyklos (2015), tu nous invites à une forme de méditation sur le phénomène naturel du cyclone. Tu procèdes par une réduction d’échelle, produisant ce qui ressemble à un puits ou à un vortex. Quelle était ton intention en créant ce dispositif ?
Cette œuvre est née de mon voyage en Islande, où les croyances surnaturelles tiennent un rôle important. Il est dit que la nature est habitée et que l’on peut ainsi rencontrer des êtres invisibles et magiques. J’ai pu en faire l’expérience lors d’une escapade nocturne, au bord d’une rivière qui murmurait des sonorités proches de celles de voix, de chants. J’ai alors cherché à reproduire cette expérience de l’eau, qui fait entendre les voix d’êtres que l’on entend sans jamais pouvoir les voir, en jouant avec le débit et la pression. À partir d’un polyèdre, proche de la forme du diamant, ou évoquant encore une météorite de couleur noire – qui rappelle le sol volcanique de l’Islande –, j’ai mis en place un système hydraulique permettant de « donner une forme » à l’eau, de sculpter un vortex. Cette œuvre a été présentée entre autres lors de l’exposition « Climats Artificiels » initiée par Camille Morineau et réalisée à la Fondation EDF Electra (2015-2016).
Avec Ce que le sonore fait au visuel (2013), tu uses du titre de ton exposition au château de Servières pour faire l’expérience des qualités visuelles d’une séquence sonore. Tu as enregistré ta propre voix déclarant le titre de l’exposition : en découle une forme graphique. Peux-tu m’expliquer de quelle manière, d’un point de vue technique, le son adopte une forme visuelle ?
Quand on travaille sur un logiciel de son, le signal sonore apparait à l’écran sous la forme graphique d’une sinusoïde. C’est une sorte d’écriture, un dessin qui donne au son une dimension visuelle. À l’aide d’un conformateur (outil de mesure), j’ai voulu donner forme à des sons qui portent des noms de couleurs, (analogie entre les spectres de fréquence des ondes sonores et ceux des ondes lumineuses) afin de réaliser un pantonier sonore. Le « bruit blanc », par exemple, est, comme la lumière et la couleur blanche, l’addition de toutes les fréquences du spectre sonore. Je souhaitais rendre tangible le son, comme si on avait réussi à le mesurer. J’ai réalisé plusieurs séries d’œuvres dont l’enjeu est cette retranscription sonore en graphique. Cette forme d’écriture fait écho à l’idée d’une « empreinte sonore ».
Pourrais-tu me parler d’une œuvre que tu juges déterminante dans ta trajectoire et que nous n’aurions pas encore abordée ?
En sortant des Arts Déco, j’ai eu la chance de bénéficier d’une exposition au centre d’art contemporain La Maréchalerie de Versailles. Cette expérience a eu lieu à mon retour d’Islande, voyage qui a nourri également beaucoup de pièces réalisées. J’ai beaucoup observé le site et j’ai mené une investigation aux alentours. En premier lieu, j’ai travaillé sur la baie vitrée qui caractérise l’architecture de La Maréchalerie : cette grande ouverture sur l’extérieur. J’ai installé dix « objets d’écoute », composés de haut-parleurs, eux-mêmes munis de coupoles et de globes en verre, fixés à égale distance sur les trois murs dans l’espace. Au centre, à un mètre du sol, j’ai suspendu quatorze éléments : des plaques de verre dont les contours découpés évoquent des icebergs, et qui, mis bout à bout, correspondent aux dimensions de la baie vitrée. Lorsque l’on pénètre à l’intérieur du centre d’art, on déclenche des bruits de vent qui jouent sur la spatialisation sonore. En effet, les sons circulent d’un objet d’écoute à un autre et tournent autour de nous. Le nombre de spectateurs détermine la quantité de nappes sonores superposées, ce qui peut produire un effet de bourrasque lorsqu’il y a beaucoup de visiteurs. C’est une exposition très importante pour moi car elle réunit beaucoup des aspects que l’on retrouve dans mon travail par la suite.
Que signifie le titre de ton exposition : « Geoscopia »?
« Geo » renvoie à la Terre et « scopie » à l’observation. « Geoscopia »tente de menerune investigation dans les profondeurs souterraines. J’ai hésité avec le terme « géomancie », qui fait référence à des pratiques divinatoires datant du 10ème siècle. Avec « Geoscopia », il s’agit d’explorer différentes strates géologiques mais aussi notre rapport à cette Terre que nous habitons.
Image en une : Charlotte Charbonnel, Les chants de Malodunum, 2020, Abbaye de Maubuisson, copyright Catherine Brossais
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- Du même auteur : Angelika Markul, Gwenola Wagon,
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