Claire Fontaine

par Philippe Szechter

Les écrits d’artistes ne sont certes pas rares mais ceux de l’artiste ready-made Claire Fontaine méritent que nous nous y attachions dans la mesure où ils s’échelonnent sur une quinzaine d’années et, surtout, puisqu’ils accompagnent sa pratique artistique, voire la dépassent en l’élargissant à l’analyse politique, tout en faisant partie intégrante de ses travaux visuels. Le recueil La Grève humaine et l’art de créer la liberté, que l’on peut certainement qualifier de programmatique, vient de paraître en mars dernier aux éditions Diaphanes1, et en décembre, en anglais, aux éditions Semiotext(e). Ce titre énigmatique mais qui, somme toute, résonne avec le concept de grève générale reprend partiellement des concepts présents dans de nombreux textes de l’ouvrage, comme « Artistes ready-made et grève humaine. Quelques précisions » ou encore « La grève humaine a déjà commencé »2.

Si Claire Fontaine se définit bien comme l’« énième artiste ready-made », dans un texte offert aux visiteurs de son exposition chez Reena Spaulings Fine Art, à New York, elle avance son projet d’utiliser l’impuissance politique comme sujet et moyen de son travail3. Cette parution est donc pour nous l’occasion de nous entretenir avec l’artiste et, pour en mesurer l’intérêt, de revenir sur sa pratique artistique.

Claire Fontaine, Headless Man, 2016. Dimensions variable. Photo by Guillaume Vieira. Copyright Claire Fontaine. Courtesy of EGEAC, Cultura em Lisboa. and Claire Fontaine and Galerie Neu, Berlin

Philippe Szechter : Ma première rencontre avec votre œuvre a eu lieu à la Zoo Galerie, à Nantes, lors de votre exposition « Couvrir les feux » en 2006. Une œuvre m’avait frappé à l’époque car il fallait, si j’ose dire, la « mériter », puisqu’elle pouvait tout-à-fait passer inaperçue dans l’espace d’exposition. La phrase « JE N’AI PAS DE MOTS POUR VOUS DIRE COMME JE HAIS LA POLICE4 » était écrite, sur une poutre du plafond au-dessus de la tête des visiteurs, avec la suie de la flamme d’une bougie. Cette pratique graphique était en fait empruntée aux formes de vandalisme qu’on retrouve dans les espaces publics mais fermés (les toilettes, les ascenseurs, les cages d’escalier). Aussi ce jeu de déplacement d’une pratique « vulgaire » dans un espace dédié à l’art me semble assez bien représenter ton travail, qui fonctionne comme un oxymore. Mais je voulais savoir  : en tant qu’« énième artiste ready-made », comment considères-tu l’espace d’exposition, s’agit-il d’un espace hétérotopique qu’il faudrait abolir ?

Claire Fontaine : L’espace d’exposition est un lieu de contemplation. On peut se demander, comme le fait Nick Mirzoeff, si l’on en aurait encore besoin sous cette forme dans une société libérée du capitalisme. Mirzoeff parle d’un musée qui n’effacerait pas la valeur d’usage des objets présentés – dans le cas des musées anthropologiques – et qui n’aurait pas de murs. Les musées, comme la critique institutionnelle l’a souligné, sont des lieux d’accumulation et d’attribution de valeur, de légitimation des pouvoirs en place. C’est le minimum de se les approprier, en tant qu’artistes, et de les investir avec des formes et des contenus que le visiteur ne s’attend pas à rencontrer. Il n’y a pas de formes basses et hautes d’expression visuelle, comme il n’y a pas de vies qui comptent plus que d’autres ; ce qui compte est l’usage qu’on fait des formes et de sa vie. « Couvrir les feux » était une exposition très fortement centrée autour de l’état d’exception et il y avait aussi un certain deuil des pratiques militantes. L’œuvre brûlée au plafond est une citation de Made in U.S.A. de Godard, mais il y avait des feux qui dévoraient leur propre image dans une vidéo projection, des lampes d’extérieur montées à l’envers qui clignotaient, des écritures murales transformées en néon. L’idée était de métamorphoser la Zoo Galerie en une nuit mal éclairée, troublée par les émeutes et les conflits refoulés, pour les regarder de près et en faire un objet de réflexion, les libérer de leur image médiatique et leur rendre au moins une justice visuelle.

Pour rebondir sur ta réponse, je ne peux résister à te poser une question qui résonne avec le texte « Invitation5 », qui cite « Des espaces autres » de Michel Foucault (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) et accompagne ton travail consistant à faire visiter un espace entre 17h et minuit pendant les trois jours durant lesquels tu avais squatté un lieu à côté de ton appartement. Elle concerne la période actuelle, qui vient de mettre les individus dans une situation d’enfermement « volontaire ». Comment as-tu appréhendé cette période ? Période qui n’est pas sans rappeler celle de 2007, lorsque dans « Notes en bas de page sur l’état d’exception »6, tu nous invites à trouver des lignes de fuite pour échapper à nos « singularités quelconques ».

L’enfermement dû aux mesures de contrôle du Covid19 n’a pas été volontaire, toute infraction a été punie très sévèrement, ça a été le résultat d’une opération de contrôle des masses sans antécédent. Il se peut que notre rapport à l’espace domestique, devenu prison, ait été radicalement transformé par cela, mais ce qui a changé le plus profondément est certainement le rapport avec l’espace public, à cause de notre impossibilité de s’y réunir, de se l’approprier. La société tout entière a révélé à ce moment-là son caractère carcéral : la continuité entre les corps, rendue explicite par la contagion, a mis aussi en évidence la continuité entre les espaces. Les détenus des prisons infestées de Covid19 ont infecté les travailleurs et les surveillants qui rentraient chez leur famille dans les transports en commun dont les enfants allaient à l’école… La contagion prouve que la ségrégation est une erreur de logique avant d’être une erreur politique, nous vivons ensemble, nous partageons un tissu biologique commun, même l’air que nous respirons entre et sort des poumons des uns et des autres, il peut nous rendre malade ou permettre notre survie, on a beau le respirer à travers un masque, il ne change pas, il est commun. Le slogan de Black Lives Matter, « I can’t breathe », a tellement de signifiés et évoque le sentiment d’oppression sociale, physiologique et psychologique qui vient de la négation acharnée du capitalisme de la nécessité vitale de la communauté humaine. Dans l’installation dont tu parles, que nous avions ouverte au public il y a presque deux décennies, on ne pouvait pénétrer à l’intérieur de l’espace qu’on ne voyait qu’à travers les barreaux d’une fenêtre ouverte ; l’intérieur était une pièce au rez-de-chaussée mal éclairé dont la peinture s’écaillait, un espace nu avec des toilettes que ni rideaux ni cloisons ne séparaient du reste. C’était une sorte de cellule que nous avions trouvée en l’état quand nous avions occupé les lieux abandonnés par un marchand de sommeil. Nous y avions installé une enseigne au néon qui faisait la taille de celles des marques de bière qu’on voit dans les vitrines des cafés, on y lisait le mot « Lager » écrit de façon fluide et continue, mais le tube en verre avait été peint en noir opaque et on ne voyait que les électrodes briller de leur lumière bleutée. Lager est bien une marque de bière, mais c’est aussi « le camp » en allemand, l’installation insistait justement sur la continuité entre les espaces et les êtres, comme le faisait le journal mural affiché dans le quartier et reproduit dans notre anthologie sous le titre « Étrangers partout ». En y réfléchissant, cette période n’est pas si différente de la nôtre, les contradictions à l’œuvre sont les mêmes, mais aujourd’hui elles sont exacerbées. Pendant l’enfermement, nous avons vécu comme on le faisait auparavant, en autosuffisance, en guerre, en souffrant bien entendu du manque de socialité, d’école et de liberté.

Claire Fontaine, Untitled (Rust & tears), 2012. Hand folded front or back 10 dollar bill. Unlimited edition. 65 × 114 mm . Photo by Guillaume Vieira. Copyright Studio Claire Fontaine. Courtesy of Claire Fontaine

Dans « Vers une éducation politique sans image », un assez long texte de 20077, tu cites Jacques Rancière, qui affirme qu’« avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants ». Crois-tu – mais est-ce le bon adjectif à employer ? – à une fonction pédagogique et émancipatrice de l’art ? L’art comme forme de rupture scandaleuse ?

L’art n’a bien entendu aucune fonction pédagogique, c’est un merveilleux outil pour désapprendre ce qu’on sait et regarder le monde avec des yeux nouveaux. D’ailleurs, Rancière utilise précisément le paradigme de l’artiste comme la preuve vivante du pouvoir transformateur des neurones miroirs et de la capacité humaine à faire résonner les êtres animés et inanimés : « Chacun de nous est artiste – écrit Rancière dans Le Maître Ignorant, en citant Jacotot – dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d’être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d’expression ; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L’artiste […] dessine ainsi le modèle d’une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison – la matière, les signes du langage – est traversé par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux8. »

Un autre texte, écrit en 2011, m’a particulièrement intéressé, « 1977 : l’année que l’on ne commémore pas », qui revient sur les années de plomb en Italie. La conclusion n’est autre qu’une citation de Bifo9 et me semble également pouvoir s’appliquer à la période que nous vivons aujourd’hui, qui voit le biopouvoir imposer ses lois sécuritaires. Quels rôles les artistes peuvent-ils jouer dans ces périodes régressives ? Les œuvres d’art peuvent-elles nous sauver ?

Dans la conclusion de ce texte, la citation de Bifo décrit une traversée du désert, un voyage à travers l’inhumanité. Dans les années 1980, la conjoncture historique de répression des mouvements politiques était telle qu’il y eut une efficace campagne de désinformation (nous héritons encore de ses effets) selon laquelle le capitalisme aurait apporté non seulement le bien-être matériel mais aussi une forme de progrès, d’action civilisatrice. Aujourd’hui nous sommes sans doute à la fin de ce voyage, dans une situation totalement différente, car nous voyons clairement combien les mécanismes d’exploitation liés à un système dérégulé, n’ayant comme seule pierre de touche que le profit économique, ne tenant pas compte de l’impact humanitaire et environnemental, mettent la simple poursuite de la vie sur terre en danger. Il n’y a que nous-mêmes qui pouvons nous sauver. L’art n’est pas là pour aider les gens, il n’a aucune ambition éducative, il est au contraire constitué d’explorations risquées dans des territoires limitrophes à la folie. Si l’art peut nous redonner le goût de la liberté ou nous inspirer d’une façon ou d’une autre à agir et créer en dehors des chemins balisés, dans ce cas oui, il peut nous donner de l’espoir pendant que nos libertés souffrent des restrictions. Il est superflu de parler de comment la musique, les couleurs, la pensée nous affectent, chaque expérience esthétique est transformative, il faut en revanche être prêt à ouvrir les canaux que ces sensations vont vouloir utiliser pour nous pénétrer. Que nous soyons au musée, devant un livre, à un concert, l’art n’est pas récréatif, ce n’est pas une forme de nourriture, c’est une substance qui va réagir avec la chimie de ce que nous sommes. Cela explique la prudence de la programmation institutionnelle des musées…

Claire Fontaine, We are all whatever singularities, 2006. Installation view : Too late to read, Longtang, Zurich 06.10. – 01.12. 2019. Copyright Studio Claire Fontaine. Courtesy of Claire Fontaine and Galerie Neu, Berlin

Dans tes écrits, nous croisons de nombreux philosophes (Agamben, Benjamin, Deleuze et Guattari, Foucault, Lyotard, Rancière) qui accompagnent tes réflexions, mais aussi des historiens de l’art (Arasse, Ginzburg, Warburg). Tu en fais même parfois des critiques. Comment s’articulent pour toi ces réflexions philosophiques et ta pratique plastique ? Tes choix esthétiques qui s’apparentent au ready-made – même si Duchamp affirme que « le ready-made est un objet esthétique qui n’a pas d’esthétique10 » – sont-ils seulement sémantiques ? L’« artiste ready-made » n’est-il pas condamné à attendre que se développe une pensée critique pour que l’œuvre prenne du sens ? Enfin, nous savons que l’œuvre d’art qui se veut politique perd avec le temps son pouvoir subversif – je pense entre autres à cette œuvre de Manet, L’Évasion de Rochefort, que d’aucuns pourraient prendre pour une marine si le titre n’était pas là pour évoquer autre chose qu’une peinture de paysage. Alors, Claire Fontaine ne devrait-elle pas brûler ses œuvres produites dès que le contexte change et ne plus les réitérer ?

L’œuvre d’art jouit d’une certaine autonomie par rapport à son temps, elle se trouve souvent dans une position excentrique, pas nécessairement contemporaine de son présent, parfois tournée vers le passé, parfois prophétique et incompréhensible pour ses propres contemporains. Ce que tu décris dans la dernière partie de ta question me semble s’appliquer à l’art en tant que monument : la célébration des puissants – pas des êtres opprimés et des sentiments refoulés mais des héros, de ceux qui possèdent une place dans la narration historique officielle – et tend heureusement à mal vieillir. Les débats passionnants sur l’élimination aux États-Unis des monuments aux soldats confédérés prouvent que ce type d’artefact doit disparaître et que sa qualité expressive est trop insultante pour pouvoir les considérer comme un témoignage acceptable du passé. La question de l’interprétation des contenus d’origine référentielle, historique ou tout simplement conceptuelle dans une œuvre est une question tout autre. L’histoire des formes et des forces que l’art capte à travers les époques est passionnante pour quiconque, comme le prouvent les recherches de Warburg et de tant d’autres ; il y a des survivances, des fantômes, c’est très excitant de les reconnaître si on y parvient. Dans le cas contraire, l’œuvre d’art peut toujours profiter d’un dialogue intuitif, immédiat, avec son spectateur. Ses aspects formels, sa composition, son énergie interpellent ceux qui la rencontrent dans des façons que l’artiste ne peut et ne doit pas contrôler. Le ready-made, du propre aveu de Duchamp et de nombreux historiens de l’art, possède une aura ; ce n’est bien entendu pas une opération uniquement conceptuelle, l’inframince existe, à nous de le reconnaître et de le saisir. Nos œuvres ne sont pas des tracts, et même les tracts et les affiches, en vieillissant, comme les surréalistes l’ont bien expliqué, acquièrent des pouvoirs semblables à ceux des œuvres d’art. Il suffit de regarder le sort des affiches de mai 68. Notre pratique plastique et notre pratique théorétique coexistent, elles ne se complètent pas, l’une n’illustre ni l’explique l’autre, on pense par des concepts comme on pense par des formes, tout le monde a une vie physiologique et une vie intellectuelle, une vie sexuelle et une vie sociale, il n’y a rien de surprenant à explorer différents registres d’expression, c’est le propre de l’art, de vivre dans cette indifférence vis-à-vis des conventions. Il y a tant d’artistes qui écrivent, tant de philosophes qui peignent ou jouent de la musique. Même les progrès de la médecine contemporaine nous expliquent que l’intestin est aussi important que le cerveau, que notre vie émotive et physiologique influence lourdement nos capacités intellectuelles, que nos relations amicales influent sur nos habilités cognitives. Tout le monde devrait avoir la liberté de pouvoir tout faire en ignorant les hiérarchies qui nous sont imposées. Elles perpétuent une société mourante qui se nourrit de la destruction de ressources non renouvelables et du mépris pour le vivant.

Claire Fontaine, Untitled (You are not from the castle, you are not from the village, you are nothing.) 2015. Photo by Marc Domage. Copyright Studio Claire Fontaine. Courtesy of Air de Paris and Claire Fontaine

Un autre corpus apparaît dans tes textes autour d’un certain nombre d’artistes : Marcel Duchamp, Jean-Luc Godard, Marcel Broodthaers, ou encore Philippe Thomas11. Il révèle ton intérêt pour les dispositifs de monstration mais met aussi en lumière le rapport qu’entretiennent les artistes avec les curateurs12.

L’artiste est une figure professionnelle ambiguë car on juge ses habilités et son excellence sur la base de critères somme toute obscurs. Les trois artistes que tu cites se sont tous posés de manière atypique par rapport à l’histoire de l’art et à la place qu’ils ont cherché à y occuper. Duchamp était pleinement conscient qu’on aurait pu créer l’œuvre d’art la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer au fin fond de la jungle et que personne ne l’aurait su, et que donc la narration de l’histoire de l’art est, comme toute narration, extrêmement partielle, liée à des rapports de pouvoir (tous les artistes cités sont des êtres de sexe masculin et blancs). Broodthaers est allé jusqu’à créer son propre musée du Département des Aigles, pour se moquer des conventions qui président à la valorisation de l’objet d’art, et il a fait souvent des considérations assez drôles sur la figure de l’artiste et son opportunisme, sa complicité avec un système qui le maintient en vie tout en le dégradant. Philippe Thomas a vendu ses droits d’auteur, il s’est littéralement dissout dans ses collectionneurs pour les transformer en messagers de ses œuvres, devenues les leurs. Quant à Godard, il est une figure liminaire incroyable, qui pousse systématiquement toute certitude vers sa perte, je crois que son exposition au Centre Pompidou de 2006 est une des meilleures expositions des dernières décennies. La fonction-auteur est en crise mais le désir d’être auteur reste fort, c’est intéressant de désirer autre chose et on peut le faire en s’ouvrant à d’autres narrations que celles officielles. La reconnaissance ne passe pas que par le pouvoir que nous avons sur les autres (moins puissants que nous), elle est beaucoup plus intense quand elle est le résultat d’affinités électives horizontales. Les curateurs sont des figures importantes car ils/elles peuvent créer et défaire des constellations ; les catalogues, les expositions ne sont rien d’autre que des activations de mouvements de la pensée qui demandent à se traduire dans des mouvements dans la vie réelle, mouvements passionnels, politiques, esthétiques. Dans notre livre, nous n’avons de cesse de construire des constellations, car les liens entre les auteurs et les idées créent une valeur d’usage pour les références et nous sommes très intéressés par le pouvoir transformatif des concepts et des images, des affects et des expériences. C’est en cela que le féminisme est pour nous à la fois une épistémologie et une forme de vie, un outil éthique et une manière de se rapporter à son corps et à ses désirs.

La question de la lutte des femmes pour leur émancipation est également très présente dans tes textes. Ce qui m’amène à te demander si les œuvres de Claire Fontaine sont féministes ?

Tout-à-fait. Claire Fontaine est une artiste composée d’un homme et d’une femme mais c’est une artiste femme. Le féminisme est une façon de mettre en question la valeur normalement attribuée aux choses et aux personnes. Le patriarcat prospère en dégradant et en dévalorisant les êtres dont il a le plus grand besoin et qu’il exploite le plus intensément, il faut démasquer cet état de choses qui fait en sorte que la reproduction soit moins importante que la production et que le travail de soin soit une activité sous-payée ou gratuite. Le sort des êtres dévalorisés préoccupe peu la population générale, la valeur est une forme d’occupation d’espace, économique mais aussi mentale et politique. Le manque de valeur correspond à un manque d’existence, c’est ainsi qu’on a à comprendre le slogan « Black Lives Matter ». Il y aurait beaucoup à dire sur le terme « émancipation », nous préférons l’idée de pratique de liberté : la liberté des femmes n’est jamais pensée au sens absolu, c’est la liberté de choisir de ne pas tomber enceintes contre leur volonté, de ne pas être violées, de ne pas être tuées par un homme furieux, de pouvoir faire partie du monde masculin du travail en vivant la maternité de manière schizophrénique et sa différence de façon honteuse. C’est la liberté de souffrir moins ou autrement. C’est pour cela que le plaisir des femmes est un territoire sauvage à explorer, pas seulement le plaisir sexuel, dont l’ignorance généralisée est grotesque, mais aussi le plaisir culturel et existentiel. Même les produits créés pour les femmes sont créés pour que les hommes puissent mieux profiter d’elles, pas pour qu’elles puissent jouir de la vie. C’est pour cela que les rapports humains sont désespérants : les hommes ne peuvent pas supporter de désirer un être fort, libre, joyeux. Ils ont l’habitude de faire si peu pour se faire aimer qu’ils vivraient dans la crainte d’être abandonnés. Réfléchissons-y.

Claire Fontaine, Untitled (We are all clitoridian women), 2015. Spraypaint on silkscreen. Frame and anti-uv/anti reflection glass. 91.2 × 91.2 × 3 cm. Photo by Roberto Apa. Copyright Claire Fontaine. Courtesy of Claire Fontaine and Galleria T293, Rome

Enfin, pour Claire Fontaine, comment s’applique le « matérialisme magique » que tu théorises dans ton dernier texte13 de 2019, texte qui me semble quelque peu en rupture avec tes textes politiques antérieurs. Qu’en est-il de la production artistique de Claire Fontaine aujourd’hui ? Quels projets artistiques poursuis-tu dans cette période d’épidémie mondiale, de luttes anti-racistes comme Black Lives Matter, de mouvements féministes comme #MeToo et de luttes contre le réchauffement climatique ?

Nous avons appelé « matérialisme magique » la sensibilité politique qui permet de réhabiliter beaucoup de compétences et de capacités à présent reléguées dans un vague espace immatériel, sans que leur qualité soit appréciée ou rémunérée de façon adéquate. Le matérialisme magique, à la différence du matérialisme historique, est un outil pour démasquer l’abstraction réelle : la situation dans laquelle la marchandise, et les rapports qui sont centrés sur elle, sont perçus comme « matériellement réels », où on pense que une heure de notre travail vaut quinze euros. Le matérialisme magique n’est pas irrationnel, le terme magique s’applique à ce que la science ne peut ni expliquer ni voir mais qui existe néanmoins. Le travail à distance et la réclusion forcée affectent relativement peu les artistes, qui vivent toujours, quoi qu’il arrive, une vie très solitaire et qui ne voyagent que pour le travail. Ayant reçu des belles invitations pendant ces temps étranges nous y avons répondu : Hito Steyerl nous a demandé de contribuer à Letters Against Separation14 au mois de mars dernier, Texte zur Kunst nous a invités peu après pour réfléchir sur comment la pandémie a transformé notre vision du monde et les rapports entre les gens, nous avons écrit un texte intitulé « The virus is our idea of ourselves »15. Purple, qui a récemment publié un gros numéro spécial sur l’amour, nous a demandé un écrit dans lequel nous nous sommes concentrés sur les paradoxes de l’amour hétérosexuel ; dans « The 25th hour », nous argumentons que la vingt-cinquième heure serait le moment dans lequel l’amour des femmes pour les hommes deviendrait possible, après tous les efforts quotidiens qui leur sont demandés et leur exploitation systématique. Nous avons aussi élaboré un projet d’art de proximité dans un quartier ouvrier de Lecce avec Studio Concreto16, qui a pris d’abord une forme virtuelle avec une vidéo sur l’état mental hallucinatoire du confinement17 et ensuite la forme originaire de l’assemblée de rue, quand les voyages sont devenus plus aisés. Nous avons, entre autres, un projet qui nous tient à cœur avec le Museo del Novecento à Florence, qui va s’étendre sur plusieurs mois et qui, puisque le musée est fermé, prend forme sur les pages des journaux et dans l’espace public – on est déjà intervenu à l’occasion de la journée contre la violence sur les femmes avec une conversation sur Internet dans le cadre du programme du musée et nous allons installer une œuvre sur la façade à l’occasion de la journée de la mémoire en janvier – on va inaugurer cette première partie du travail le 12 décembre prochain18. Pour conclure, je dirais que le virus a exacerbé presque toutes les contradictions du capitalisme, la pratique artistique de Claire Fontaine est toujours en évolution mais à ceux et celles qui la définissent comme radicale, nous voudrions leur recommander, si leur vie quotidienne ne leur semble pas plus brutale que notre travail, de lire les journaux et de regarder les infos : la réalité est mille fois plus radicale et dérangeante que n’importe laquelle de nos œuvres.


  1. Claire Fontaine, La Grève humaine et l’art de créer la liberté, 2020, Diaphanes éditions, Zurich-Paris-Berlin
  2. Ibid., « Artistes ready-made et grève humaine. Quelques précisions », texte de novembre 2005, pp. 24-44/ La grève humaine a déjà commencé, 2009, pp. 111-115 / La grève humaine dans le champ de l’économie, 2011, pp. 130-140 / Note méthodologique, 2012, pp. 200-203
  3. Claire Fontaine, La Grève humaine et l’art de créer la liberté, 2020, pp. 14-18 et p. 333
  4. Communiqué de presse, Exposition « Claire Fontaine, Couvrir les feux », Zoo Galerie, http://www.zoogalerie.fr/wp-content/uploads/2009/04/cf_communique_de_presse.pdf
  5. Claire Fontaine, La Grève humaine et l’art de créer la liberté, 2020, pp. 7-8
  6. Ibid.,pp. 49-56
  7. Ibid.,pp. 72-90
  8. Jacques Rancière, The Ignorant Schoolmaster, Verso, 2011, pp. 70-71
  9. Claire Fontaine, La Grève humaine et l’art de créer la liberté, 2020, p. 167
  10. Ibid., pp. 220-231 (« Ready-made, généalogie d’un concept »,2014)
  11. Ibid., pp. 173-193 (« ACM », 2012)
  12. Ibid., pp. 194-199 (« Curateurs invisibles », 2012)
  13. Ibid., pp. 323-332 (« Vers une théorie du matérialisme magique »,2019)
  14. https://conversations.e-flux.com/t/letters-against-separation-claire-fontaine-in-italy/9701
  15. https://www.textezurkunst.de/articles/claire-fontaine-idea-ourselves/
  16. https://studioconcreto.net/en/claire-fontaine-la-fine-del-mondo/
  17. https://studioconcreto.net/en/claire-fontaine-i-we-yes/
  18. L’œuvre Siamo con voi nella notte, en néon, a été installée du 12 décembre au 11 mars 2021, https://www.clairefontaine.ws/

Image en une : Installation view : Claire Fontaine, ‘I say I’, Dior Autumn/Winter Catwalk 2020/21, Jardin des Tuileries, Paris (25.02.2020) Courtesy of the artist and Dior. Photo credit : Daniel Salemi