Claire Staebler

Climax de la relation entre deux êtres ou geste évanescent, préliminaire à une séquence plus intense entre partenaires ou rapprochement furtif, le baiser charrie son lot de symboles et d’évocations de tous ordres, de même qu’il acquiert une importance particulière auprès des jeunes gens. Le baiser est bien souvent pour cette population le premier temps d’une relation avec l’autre, le premier rapport (érotique) au prochain, de manière autre que par la parole ou via des rapports sociaux a priori désexualisés ; à ce titre il revêt une importance particulièrement importante dans le développement de la personnalité. Le baiser croise les différences culturelles, il est susceptible de recouper des interdits qui peuvent le frapper de plein fouet ; à l’autre extrémité il est considéré avec une relative indifférence qui le banalise. Le cinéma, à la suite de la littérature s’est emparé de ce geste pour en faire le symbole d’un érotisme léger annonciateur d’un rapprochement plus en profondeur, Hollywood en a fait l’acmé des séquences amoureuses, apogée des images dans une dramatisation absolue des enjeux. À l’opposé, l’art contemporain l’a souvent revisité pour le déconstruire, le décontextualiser, questionner sa valeur morale ou esthétique, parfois s’en moquer allègrement… le Frac des Pays de la Loire, en association avec le Lieu Unique à Nantes en a fait le thème de deux expositions qui viennent de s’achever. Claire Staebler à la tête de l’institution régionale depuis trois ans nous livre ses réflexions sur sa programmation et ses missions à cette occasion.
02 : Comment est née cette exposition, qu’est-ce qui vous a donné l’envie de mettre en place une exposition sur le thème du baiser ?
Claire Staebler : Peu de temps après mon arrivée au Frac des Pays de la Loire – en décembre 2022 – Eli Commins, le directeur du Lieu Unique, lui aussi récemment arrivé m’a invité de façon assez informelle à imaginer un projet pour le Lieu Unique. À ce stade les délais étaient courts et rien n’était vraiment figé.
Finalement nous avons décidé de nous donner un peu de temps et de développer une proposition autour de la collection du Frac et également de la doubler avec une seconde exposition sur notre site nantais, quai des Antilles. Notre réflexion commune avec le Lieu Unique s’est assez rapidement orientée autour de l’impact des corps dans l’espace public. Nous étions aussi en pleine manifestation pour les retraites et le Lieu Unique avec sa « cours » qui est comme une sorte d’agora a orienté nos recherches. Mais nous étions aussi en période post-covid et la question du contact et des frontières entre ses corps continuait de se redessiner.
Finalement « Le Baiser de l’artiste » (1977), de ORLAN – dans la collection du Frac depuis les années 1990 – s’est imposée comme l’œuvre emblématique. À la fois militante et intime, historique et actuelle, scandaleuse et joyeuse, elle orienta cette proposition que nous avons déroulé dans l’exposition « Sur tes lèvres ».
Cette histoire subjective et forcément incomplète de la représentation du baiser dans nos collections et dans l’art contemporain plus généralement convoquait également d’autres questions sociales, culturelles, générationnelles ou médiatiques (le baiser forcé entre Luis Rubiales le 20 août 2023 et la capitaine de foot d’Espagne à Sydney) que nous avons aussi choisi d’aborder – pour accompagner la quarantaine d’artistes présents – par une série de podcast d’Éva Prouteau, par la présence d’une sélection d’ouvrages et de plusieurs tablettes à disposition des visiteurs.

02 : L’exposition sur le site de Nantes ne présente pas le même profil que celle du Lieu Unique, l’ambiance est très différente…
C.S. : Dans le second « volet » de l’exposition sur l’île de Nantes, avec Vanina Andreani co-commissaire, nous avons articulé la sélection autour de l’œuvre de Fabrice Hyber – entrée dans la collection dans les années 1990 – son fameux « mètre carré de rouge à lèvres ». Presque exclusivement issues de la collection du Frac, les œuvres de Robert Malaval, David Medala, Andy Warhol, AK Burns ou encore ORLAN évoquent le maquillage, le travestissement, les textures au plus près des peaux. L’univers du soin dans une ambiance plus lumineuse rose poudrée a déplacé cette exploration du baiser vers une palette plus abstraite, plus organique, et plus aérienne.
02 : Cette double exposition dans deux lieux différents, le site de l’ile de Nantes et le Lieu Unique est-elle un cas isolé ou pensez-vous renouveler l’opération. Quel impact cette collaboration a-t-elle eu sur les publics ?
C.S. : Pour le Frac cette opportunité de collaboration avec le Lieu Unique a donné l’occasion de nous déployer en Loire-Atlantique et de rayonner avec nos propres sites de Nantes et de Carquefou (car les retombées sont toujours par ricochets). Nous avons par exemple doublé le nombre de visiteurs par rapport à la même époque en 2023.
L’exposition nous a également permis de présenter au public ligérien un ensemble important de nos acquisitions des années 1980 à nos jours avec les récentes acquisitions de Xie Lei, de AK Burns ou de Léuli Eushragi. Elle nous a permis aussi d’accompagner la production et présentation d’œuvres inédites d’artistes du territoire comme Meg Boury, Laura Bottereau et Marine Fiquet mais aussi l’incroyable “reenactment” de l’œuvre de Barbara T. Smith par Carole Douillard. La diffusion des collections à un public le plus large possible et aussi le soutien à la création actuelle ou encore la médiation des expositions sont au centre des missions des Frac et le Frac des Pays de la Loire est particulièrement attentif à ces leviers de visibilité et de diffusion. D’autre part mon projet artistique et culturel pour le Frac que j’ai appelé “décentrements” a toujours cherché à activement arpenter les marges, à décentrer les regards.
02 : La fermeture annoncée du site nantais va-t-elle modifier en profondeur le fonctionnement du Frac ?
C.S. : Oui et c’est encore difficile à mesurer pour le moment car ce fut très soudain ! À partir de 2025, nous allons poursuivre plusieurs projets hors de nos murs notamment au Musée d’Art et d’Histoire de Cholet avec lequel nous préparons une résidence et une exposition de Julien Gorgeart qui vit à Clisson. Jusqu’au mois de juillet, sur notre site de Carquefou, nous accueillons les 35èmes Ateliers Internationaux sur un commissariat de Marie de Brugerolle “Word is Round”. Par ailleurs le 4ème tome de la collection du Frac vient d’être publié… Nous travaillons aussi à des projets avec Slavs and Tatars et Jean-Pascal Flavien – entre autres – qui verront le jour prochainement.

Head image : Adam Cole, Kiss Crash, 2024. Capture vidéo. Courtesy de l’artiste.
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- Du même auteur : Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques, Capucine Vever, Chris Sharp, Paris Gallery Weekend 2021, Claire Le Restif,
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