Computer Grrrls
Entretien avec Marie Lechner
Mars 1759 : la Française Nicole-Reine Lepaute seconde l’astronome Jérôme Lalande et le mathématicien Alexis Clairaut dans leurs calculs de prédiction du retour de la comète de Halley mais disparaît de l’ouvrage publié par Clairaut l’année suivante pour cause de rivalité amoureuse.
Juin 2018 : Mattel lance la poupée Barbie ingénieure en robotique et la recension journalistique est sans appel : globalement acclamée par les rédactrices, la poupée designée en collaboration avec une professeure du MIT est accueillie avec une condescendance sans faille par les chroniqueurs masculins.
Entre les deux : près de deux-cent soixante années d’oblitération plus ou moins fructueuse de la présence féminine dans les sciences — il est d’ailleurs assez tragique de voir que le géant du jouet pour enfants aura attendu si longtemps pour tenter de s’extraire du stéréotype sexiste dans lequel il enfermait les fillettes depuis soixante ans.
Si la proportion de femmes travaillant dans les nouvelles technologies plafonne quelque part entre 24 et 30% en France et aux États-Unis, il n’en a pas toujours été ainsi. Ce serait oublier que le premier programme destiné à être exécuté par une machine a été créé par Ada Lovelace (1842) et que l’algorithme à la base de nos moteurs de recherche est l’œuvre de Karen Spärck Jones (1972), mais aussi que le contingent des opératrices téléphoniques et autres codeuses a longtemps été majoritairement… féminin.
Cette histoire, longtemps enfouie, reparaît aujourd’hui sous la plume de théoriciennes et transparaît de plus en plus dans l’œuvre de nombreuses artistes au prisme d’une analyse de la situation contemporaine : combien de nos outils technologiques quotidiens ont-ils été façonnés par des hommes lorsque l’on sait que seuls 10% des chercheurs en intelligence artificielle chez Google sont des chercheuses ?
Du fantasme de la femme de chambre mécanique (1740) à l’exploitation des chatbots féminisés (Zach Blas et Jemima Wyman, 2017), c’est sur cette histoire que se sont penchées les curatrices Marie Lechner (La Gaîté Lyrique, Paris) et Inke Arns (HMKV, Dortmund) pour produire une exposition-manifeste, « Computer Grrrls ».
Vous avez intitulé la première partie de l’exposition « Quand les computers portaient desjupes », selon l’expression de Katherine Johnson, ancienne mathématicienne de la NASA qui calcula notamment la trajectoire du voyage du premier Américain dans l’espace, Alan Shepherd, en 1961, et qui est l’une des Hidden Figures mises en avant en 2016 par le livre et le film éponymes qui narrent l’histoire de ces Afro-Américaines dont le rôle dans la conquête spatiale américaine fut crucial. Cependant, l’histoire qui lie les femmes aux technologies de l’information est bien plus ancienne, vous la faites débuter au dix-huitième siècle… Nous n’avons pas attendu qu’il y ait des machines à calculer pour faire des calculs compliqués, mais avant ces machines, qui faisait ces calculs ? À quel moment sommes-nous passés du calcul « artisanal » à l’usine computationnelle ? Pour cette exposition, je me suis intéressée plus spécifiquement à ceux que l’on appelait les human computers, ceux qui faisaient des calculs à la main. L’ère des human computers débute à la fin du XVIIIe siècle et atteint son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale avant de décliner rapidement pour disparaître à la fin des années soixante. C’était une profession assez mixte au départ qui se féminisa notamment sous l’impulsion d’Edward Charles Pickering. Nommé directeur de l’observatoire de l’université de Harvard en 1877, il recrute des femmes de manière systématique pour traiter les données astronomiques et classer les étoiles.
Comme le rappellait Claire Evans lors de la conférence pour laquelle vous l’aviez invitée à l’occasion de l’ouverture de l’exposition : « les ordinatrices de Harvard ont tracé la carte du ciel pour un salaire minimal ». En effet, ce n’est pas que Pickering était particulièrement progressiste, c’est avant tout l’intérêt économique qui a motivé son choix. Les femmes présentaient l’intérêt de travailler pour un salaire deux fois moindre que celui des hommes, ce qui permettait de doubler la puissance de calcul de l’observatoire pour le même prix. Plusieurs de ces computers sont devenus des astronomes célèbres à leur époque, notamment Williamina Fleming, Annie Jump Cannon, Henrietta Swan Leavitt… Avec la Seconde Guerre mondiale, la demande en calcul a explosé pour les trajectoires balistiques, la propagation des ondes de choc, les tables de navigation, le déchiffrement. La pénurie de main-d’œuvre a amplifié l’arrivée des femmes dans ces métiers du calcul au point, comme l’écrit David Grier1, que « sometime in 1944, computers became girls ». Il y a même eu une éphémère unité « kilogirl » qui réfère vraisemblablement à un millier d’heures de calcul fait par une femme. Les six femmes qui, en 1945, ont programmé l’ENIAC—le premier ordinateur entièrement électronique — ont elles aussi été recrutées parmi les meilleurs human computers auxquelles incombaient, pendant la guerre, les calculs des trajectoires de tir. C’est d’ailleurs en partie pour ça que l’ENIAC a été conçu, pour la balistique, contrairement au Colossus (britannique) qui avait été conçu pour de la cryptanalyse. Mais, dans les deux cas, ce sont des femmes qui ont programmé ces machines. Il est important de le souligner car, longtemps, ces femmes ont été effacées des images ; les remettre en avant est un phénomène récent qui fait notamment suite au documentaire de Kathy Kleiman, The Computers, sorti en 2014, et à Hidden Figures sorti deux ans plus tard. L’ouvrage de David Alan Grier, When Computers Were Humans (2005) retrace, lui, l’évolution du calcul : le passage du calcul artisanal de type cottage industry au calcul organisé à la De Prony, par des tables mathématiques conçues sur le modèle de la division des tâches d’Adam Smith. Le calcul était ainsi segmenté et organisé comme le travail en usine. Aujourd’hui, de nombreux chercheurs et artistes revisitent cette histoire, en écho à la cottage industry que représente désormais le digital labor et à la néo-parcellisation du travail sur les plateformes de micro-tâches. Quand je pense à cela, ce sont les mêmes images qui me viennent à l’esprit.
Il est assez incroyable de penser qu’à ses début, l’informatique était un domaine très féminin, au vu de l’image qui en est principalement véhiculée aujourd’hui… En 1967, le magazine Cosmopolitan publie un article intitulé « The Computer Girls » qui vante les opportunités professionnelles pour les femmes dans l’informatique. Or, paradoxalement, c’est à ce moment qu’on observe les débuts d’une masculinisation de la profession. Cet article est notamment cité par Nathan Ensmenger dans son livre The Computer Boys Take Over (2010) qui est le pendant de notre histoire et qui raconte l’arrivée des hommes dans une profession très féminisée : il y avait alors des femmes à tous les niveaux, aussi bien dans les laboratoires de science informatique qu’à la saisie de données. Tout au long des années 1960, l’évolution des professions informatiques met un frein à la participation des femmes. Activité de bas niveau, administrative et le plus souvent féminine, la programmation informatique est progressivement et délibérement transformée en une discipline de haut niveau, scientifique et masculine. Pour y attirer les hommes, il a fallu remodeler l’image de la programmation, en faire un art intellectuel et logique, accompli par des génies bricoleurs et antisociaux. C’est à ce moment-là que le vocabulaire évolue : on était « codeuse », on est désormais « ingénieur logiciel ». C’est toute une construction de l’imagerie de la profession qui se met en place, encore amplifiée par l’arrivée des ordinateurs personnels dont le marketing, s’adressant aux hommes et à leurs fils, participe à la constitution d’une culture informatique très masculine qui s’étend sur plusieurs décennies, avec l’émergence du personnage du nerd dans les années quatre-vingt, soutenue par le cinéma dans des films comme Revenge of the Nerds. Et les illustrations associées à l’article de Cosmopolitan n’ont aidé en rien car la femme y est justement assez décorative, ce n’est plus du tout le même type de photo que le fameux portrait de Margaret Hamilton — l’ingénieure qui pose à côté d’une pile de papier aussi haute qu’elle, recouvert du code qu’elle a écrit pour le module d’alunissage d’Apollo—, par exemple, ou que les images des ENIAC girls en plein travail de câblage.
On est tout au long de cette histoire dans une logique de genre aussi binaire que le code, si je puis dire, et qui reflète en effet une historicité parallèle : l’identification sexuelle sur un mode binaire strict remonterait, selon un certain nombre d’anthropologues, au dix-neuvième siècle naissant et à l’avènement de la biologie et de la médecine modernes… Dans les années quatre-vingt-dix, Internet explose avec son lot de fantasmes et d’espoirs. Les cyberféministes appellent à investir le web naissant, là encore majoritairement peuplé d’hommes, et à s’approprier ces nouvelles technologies de l’information pour en faire un outil d’émancipation, pour se réinventer dans le cyberespace… En 1991, les australiennes de VNS Matrix publient leur Cyberfeminist Manifesto for the 21st Century qui est un hommage au cyborg de Donna Haraway, figure à la fois mythique et réelle qui nous aide à repenser nos corps en relation à la technologie et à repenser les paradigmes qui, jusque-là, étaient basés sur des oppositions binaires (organisme / machine, homme / femme, culture / nature, etc.). Son cyborg, symbole d’un futur post-genre, est souvent considéré comme le point de départ de la pensée cyberféministe bien qu’elle-même n’ait jamais utilisé ce terme. Les VNS Matrix infiltrent les réseaux de communication en s’appropriant les imaginaires, souvent misogynes, de la littérature cyberpunk où les femmes sont représentées comme des objets passifs du désir masculin (la cyberbimbo) ou comme métaphore d’une technologie menaçante et hors de contrôle (la fembot / vamp). Le premier jeu de VNS Matrix était un jeu d’arcade. Quand l’utilisateur s’y connectait, on lui proposait trois options : « masculin », « féminin » et « ni l’un ni l’autre », et il fallait qu’il sélectionne « ni l’un ni l’autre » pour pouvoir accéder au jeu ; l’idée de gender fluidity était déjàprésente dans le cyberespace. Cela dit, nous ne souhaitions pas faire une exposition historique. Le contexte est posé par la grande frise historique qui ouvre l’exposition mais nous souhaitions nous concentrer sur des œuvres d’aujourd’hui. Et, même quand les œuvres abordent des technologies historiques, il était important pour nous que le point de vue sur ces dernières soit contemporain. Par exemple, Jenny Odell travaille beaucoup avec des archives mais elle les regarde depuis sa situation de digital native. Je suis plus intéressée par ce que les femmes ont à nous dire sur les technologies aujourd’hui que par un récit du passé.
Lorsqu’elle était en résidence à l’Internet Archive, Jenny Odell a découvert cette animation de synthèse de 1988, Polly Gone, réalisée par Shelley Lake, une dystopie surréaliste inspirée du Ballet triadique d’Oskar Schlemmer mettant en scène un robot ménager dans un univers domestique futuriste sur fond de musique inspirée du premier « grand » film de science-fiction américain, Le jour où la Terre s’arrêta (1951) ; elle la revisite dans l’anxiogène Polly Returns qu’elle a réalisé en 2017, dans laquelle le robot se trouve bombardé de titres de listicles contemporains — ces articles qui sont plus des listes que de vrais articles —, et qui lui donnent notamment « fifteen ways to make chocolate chip cookies », « two ways to think about nothing », « five ways to increase your productivity » et « six ways to have radically intimate sex ». Elle présente aussi Neo-Surreal (2017), une série de publicités anciennes extraites du magazine d’informatique Byte avec lesquelles, par un geste tout simple d’effacement des textes, elle fait ressortir les imaginaires très forts liés aux technologies numériques dès les années quatre-vingt : disparition de la femme, militarisation, masculinisation, via des éléments comme la cravache, les armes ou la biométrie, dans un travail qu’elle revendique comme le pendant des Cowboys de Richard Prince. Quant à Lauren Moffatt, elle travaille avec des technologies anciennes pour produire des images en relief. Dans The Unbiding (2014), sorte de machine à remonter le temps, elle réinvente un vieux média des années 1830, la stéréoscopie, avec lequel elle fait du collage vidéo en noir et blanc. Elle produit ainsi une figure féminine mouvante composée de fragments de pionnières de l’histoire qui nous intéresse ici comme Ada Lovelace et Mary Shelley, une figure en constante recomposition qui s’inspire du scramble suit de K. Dick, ce costume qui ne cesse de se métamorphoser pour échapper aux machines de reconnaissance optique. Et, dans sa web série Robotron,Nadja Buttendorf met en scène la vie des employées d’une usine du combinat Robotron, spécialisée dans la fabrication d’ordinateurs, en ex-RDA. L’artiste interprète tous les rôles de ce drame relationnel inspiré de l’histoire de ses parents qui travaillaient tous deux chez Robotron.
L’analogie entre les Luddites et Kim Kardashian2 que créeLauren Huret dans sa vidéo Breaking the Internet est assez impressionnante.Rappelant qu’ilfallait être célibataire et vierge pour être « demoiselle du téléphone » — ces « Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage » ainsi que les décrivait Proust —, pour être une « voix qui sourit », une voix sans corps, « pour relayer les bavardages des femmes et les ordres des hommes », elle file la métaphore du métier à tisser jusqu’au bout, de l’invention de Jacquard — pour supprimer le travail des enfants — jusqu’au « corps sans voix et sans tissu » de la starlette qui « provoque une coupure du réseau, un accroc dans la toile ». Ou comment passer des briseurs de machines à une tentative de destruction de « la » machine.« La voix qui sourit » est une métonymie glamour pour décrire le dur labeur des opératrices de téléphonie qui, au siècle dernier, ont occupé une place centrale dans le développement des communications globales. Elles sont les héroïnes oubliées du film Le fantôme de l’opératricede la réalisatrice Caroline Martel, un collage onirique de quelque 125 films publicitaires et d’entreprises rares produits entre 1903 et 1989 qui revisite cet épisode méconnu de la main-d’œuvre féminine, armée de l’ombre rendue superflue par l’automatisation des standards téléphoniques.
Il semblerait que l’humain n’ait jamais eu de relation apaisée à la technologie, qu’il oscille depuis l’origine entre angoisse et fascination pour ses propres productions… En effet. Et ce n’est pas la pièce d’Aleksandra Domanović, Vukosava, qui ira à l’encontre de cette idée : elle est la reproduction en impression 3D de la « main de Belgrade », première main artificielle préhensile (inventée en 1963) qui se retrouve de manière assez incongrue protagoniste du premier film d’horreur domotique, Génération Proteus (1977), poussant l’angoisse comme la fascination pour la robotique à son paroxysme. Il s’agit de l’histoire d’une intelligence artificielle qui envahit le système domotique du domicile de son inventeur, en séquestre la femme puis la violente avec le bras robotique qui lui sert de prothèse, jusqu’à l’accouplement. Et, trente ans plus tard, plus précisément l’été dernier, le New York Times3 publiait un article qui alertait sur les nouvelles formes de violence conjugale liées aux maisons intelligentes avec notamment des verrous et thermostats connectés utilisés par des hommes pour surveiller, harceler ou violenter leur compagne en surchauffant la maison ou en la refroidissant de manière impromptue, en changeant les codes des verrous sans prévenir…
Ce qui nous mène à la question des tactiques de résistance… Oui, des tactiques nombreuses et surtout très variées. Si les années 1990 ont vu naître les premiers mouvements cyberféministes appelant les femmes à se réapproprier les nouvelles technologies et à investir l’internet naissant, cette vague de pensée, de critique et d’art a galvanisé toute une génération de théoriciennes, d’artistes et d’activistes qui a développé de nouvelles manières de penser et d’agir à l’ère des réseaux. Cela passe entre autres par une opposition à l’obsolescence programmée et à la propagande de l’innovation. Darsha Hewitt, par exemple, réalise une critique féministe de la technologie en s’attachant à démystifier les systèmes de pouvoir et de contrôle incorporés dans les produits de la culture capitaliste. Pour A Side Man 5000 Adventure (2015), elle déconstruit, dans une série de dix vidéos, la première boîte à rythmes commercialisée en 1959 — un appareil conçu pour être réparé — et démontre que l’on peut encore la réparer aujourd’hui ! Elle travaille en ce moment sur la tondeuse à gazon soviétique, qui était elle aussi particulièrement réparable et fait partie de ces objets iconiques d’Allemagne de l’Est. Du côté des millenials, le DIY est aussi présent, comme dans le Center for Technological Pain (2018) de Dasha Ilina, une parodie de start-up qui propose des solutions aux problèmes de santé liés aux objets technologiques, comme des guides illustrés au design ikeaesque pour améliorer la posture des utilisateurs de smartphone ou bien des techniques d’auto-défense expliquées dans d’absurdes tutoriels pour contrer leur incivilité lorsqu’ils se promènent en ville sans regarder autour d’eux.
La plupart des œuvres de « résistance » pésentées dans l’exposition abordent d’ailleurs le propos avec humour, le paroxysme en étant, pour moi, les Housewives Making Drugs (2017) de Mary Maggic avec leur recette de l’œstro-gin cocktail pésentée sous forme d’émission culinaire militant pour l’indépendance thérapeutique des personnes transgenre via une thérapie hormonale on ne peut plus artisanale. On a là un film hilarant qui aborde une question évidemment difficile, celle de l’accès aux soins, au travers d’une petite histoire du biohacking… Tabita Rezaire, elle, propose une forme plus ambivalente, humoristique mais sur fond de tragédie du colonialisme, qui tente de briser le récit occidental unilatéral sur la technologie. Dans Premium Connect (2017), elle décrit l’internet comme outil de l’impérialisme américain, de diffusion de la culture du Nord et d’écrasement des cultures indigènes. C’est un film qui milite pour d’autres formes de connexion — connexions avec les ancêtres, connexions avec les plantes, d’autres modalités qu’au travers de nos outils électroniques — et qui demande de réenvisager l’héritage de l’Afrique dans l’histoire des technologies. Sa vidéo fait écho aux recherches de l’ethno-mathématicien Ron Eglash sur les fractales que l’on retrouve dans la manière de tresser les cheveux mais aussi dans les architectures vernaculaires des villages africains. Elle fait également référence au travail de la philosophe nigériane Sophie Oluwole qui montre que le code binaire pourrait trouver sa source dans le système de divination des Yoruba, un peuple du Nigéria. Sophie Oluwole, première femme titulaire d’un doctorat en philosophie au Nigéria, était très attachée aux questions de la représentation des femmes et, plus généralement, des penseurs africains en philosophie.
En parlant de représentation, la question du corps me semble traverser l’ensemble de l’exposition, notamment par la mise en scène de points de vue très incarnés : on voit réellement beaucoup les femmes dans toutes ces œuvres ! Oui, et même lorsque l’on glisse progressivement vers l’idée de désincorporation dans l’exposition. Technologies of Care (2016) d’Elisa Giardina Papa aborde le travail numérique — donc à distance, donc désincarné…— sous l’aspect de ce qui ressort du care, c’est-à-dire de ce qui modifie les émotions des personnes qui le reçoivent : ce peut être bien sûr des prestations à connotation sexuelle comme la création de vidéos fétichistes, l’optimisation de votre profil Tinder, ou même simplement des commentaires et des likes de vos posts sur Instagram…
Et ce qui m’intéresse particulièrement, c’est cette notion d’immigrants virtuels, ainsi qu’elle les nomme, car ces travailleurs pratiquent tous via des plateformes de micro-travail qui rémunèrent à la tâche, depuis leur pays d’origine le plus souvent — des pays du Sud global comme le Brésil, la Grèce, les Philippines, le Venezuela — mais sont payés en dollars car la plupart des personnes ou des entreprises qui les embauchent sont situées aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni… La fluidité du corps se retrouve aussi fortement dans la vidéo de Lu Yang, Delusional Mandala (2015), dans laquelle on suit un avatar post-genre non sexué depuis sa création jusqu’à sa mort. Quant aux recherches de Simone C. Niquille, elles portent sur les normes anthropométriques encodées dans les logiciels de modélisation 3D et sur la manière dont l’on se représente en ligne. Dans la vidéo qu’elle présente ici, The Fragility of Life (2017-18), elle s’intéresse au moment où l’on perd contact avec la représentation. L’on y suit un célèbre sosie d’Hillary Clinton, Teresa Barnwell, qui raconte, en tant que double organique, la difficulté qu’il y a à accueillir la personnalité de quelqu’un d’autre en son corps. En parlant de fluidité corporelle transfrontalière, elle a quand même été envoyée à l’ambassade d’Equateur pour faire une photo avec Julian Assange… L’autre protagoniste du film est un avatar surnommé Kritios, réalisé avec le logiciel de création de personnages 3D Fuse, que l’artiste pousse dans ses limites. Qui fixe les paramètres dans les logiciels de modélisation et décide de ce qui tient de l’humain et de ce qui ne l’est pas ? Pour explorer ces questions, Simone Niquille a envoyé le même dessin de Kritios à deux usines de production de structures gonflables, une aux Pays-Bas et une en Chine, et l’on voit bien qu’à partir des mêmes spécifications les rendus sont très différents selon les contextes culturels de production. Ce qui m’a fascinée, en me plongeant dans le site internet de cette société chinoise, c’est de découvrir qu’outre des châteaux gonflables et autres structures festives, elle produit aussi et même principalement des leurres pour l’armée chinoise : des chars, des missiles, toute sorte d’armement gonflable. Les technologies de scan 3D sont nées dans l’univers du divertissement, ont été récupérées par les militaires puis sont revenues dans le domaine du divertissement.
Soit le parcours inverse d’un certain nombre de technologies, dont les ordinateurs et l’internet, financées par les militaires pour des usages militaires, devenues d’accès grand public puis revenues dans l’escarcelle de la surveillance d’État via les réseaux sociaux et l’extraction de données notamment… Nous avons justement, Inke Arns et moi, choisi de commander un moteur de recherche technoféministe à la designer graphique Manetta Berends, pour permettre une exploration d’un corpus de manifestes technoféministes que nous avions réunis. Cyber/technofeminist cross-readings (2019) se base sur l’algorithme tf-idf (pour term frequency-inverse document frequency) qui est l’un des algorithmes utilisés par Google pour pondérer les recherches : TF inventorie le nombre de fois qu’un terme est mentionné dans un document par rapport à la longueur du document et en déduit ainsi l’importance, tandis qu’IDF analyse l’importance d’un mot au sein d’un document par rapport à un corpus de texte. Par exemple, si l’on regarde le Cyborg Manifesto, plus un mot y apparaît en gros, plus sa valeur de tf-idf est grande : cela permet de lire un texte à travers le prisme d’un algorithme de lecture, de voir la valeur qu’il donne aux mots. Et la fonction lecture croisée permet de rechercher par exemple le mot « cyborg » dans tous les manifestes sélectionnés puis de classer ces derniers selon la logique de TF-IDF, c’est-à-dire à dans leur ordre d’importance quant à ce terme. TF-IDF est un algorithme historiquement crucial développé par l’informaticienne britannique Karen Spärck Jones, pionnière du traitement automatique du langage naturel, qui a posé les bases, en 1972, des moteurs de recherche tels que nous les connaissons en combinant la statistique à la linguistique. La chercheuse a aussi beaucoup milité pour la place des femmes dans l’informatique en répétant notamment que l’informatique était un domaine trop important pour être laissé aux hommes4.
1 David Alan Grier, When Computers Were Humans, 2005, Princeton University Press.
2 David Hershkovits, « How Kim Kardashian broke the internet with her butt », The Guardian, 17 Dec. 2014
3 Nellie Bowles, « Thermostats, Locks and Lights: Digital Tools of Domestic Abuse », The New York Times, 23 juin 2018, https://www.nytimes.com/2018/06/23/technology/smart-home-devices-domestic-abuse.html
4 Nellie Bowles, « Overlooked No More: Karen Sparck Jones, Who Established the Basis for Search Engines », The New York Times, 2 janvier 2019, https://www.nytimes.com/2019/01/02/obituaries/karen-sparck-jones-overlooked.html
Image en une : Nadja Buttendorf, Robotron – a tech opera, 2018-19. Série web. Courtesy Nadja Buttendorf.
Computer Grrrls
Mu, Eindhoven, Été 2019
La Gaîté Lyrique, Paris14.03—14.07.2019
HMKV, Dortmund, 26.10—24.02.2019
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Franz Wanner, Jonas Lund,
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