Entretien avec Céline Kopp
Dans un contexte tendu pour les centres d’art et les structures artistiques en général, avec des baisses de budget qui risquent d’être fatales (école d’art de Valenciennes) ou des sites réaffectés à d’autres missions par les autorités de tutelle (LiFE de Saint-Nazaire), la réouverture d’un lieu aussi mythique que le Magasin à Grenoble est une excellente nouvelle. Et c’est dans la joie que se sont déroulés le vernissage des expositions et l’accueil des publics dans les différents espaces repensés par une constellation de personnes autour de Céline Kopp, la nouvelle directrice.
VM : Pour commencer, pourrions-nous revenir sur la programmation que vous avez élaborée pour la réouverture ? À travers elle, quelle nouvelle identité du lieu avez-vous souhaité partager avec les publics et le milieu de l’art ?
CK : La programmation de réouverture laisse en effet transparaître les orientations du nouveau projet artistique et culturel du Magasin. Cela a été une vraie fête, avec des publics très nombreux. Voir une queue à l’entrée d’un centre d’art contemporain fait plaisir ! Il y avait des personnes de tous âges et de profils socioculturels très variés, toutes avec le sourire. J’ai vu des personnes danser dans les salles d’exposition et les enfants jouer ! Cet enthousiasme s’explique par le fait que le centre d’art est resté longtemps fermé, mais il exprime aussi un réel besoin de lieux d’arts dans le moment de transitions que nous vivons actuellement, et où nous faisons face à une crise des imaginaires.
Quand je suis arrivée il y a neuf mois, le Magasin était fermé et n’exerçait plus ses missions d’intérêt général. J’ai fait la promesse de rouvrir le plus vite possible, pour rendre le lieu à ses usager·ères. Il fallait répondre à une urgence, mais également commencer tout de suite à planter des graines pour une réflexion à long terme, sur le futur de nos modèles institutionnels.
VM : Pour les personnes qui n’ont pas encore pu venir sur place, pourriez-vous faire une sorte de visite virtuelle ?
CK : La programmation comprend deux expositions : une personnelle intitulée « Paysages », de Binta Diaw, artiste récemment diplômée de l’Esad Grenoble, et une collective, « La Position de l’amour », qui donne son nom à la totalité de la programmation de réouverture. Ces deux expositions permettent de découvrir le travail d’artistes de différentes générations, une multiplicité de voix dans une grande diversité d’esthétiques. Il est aussi question de l’importance de la pratique artistique dans nos quotidiens. Le titre, « La Position de l’amour », fait référence à des autrices comme bell hooks ou encore Arundhati Roy qui dit s’efforcer de « traquer la beauté dans sa tanière », même au cœur de la violence. L’amour n’est pas envisagé comme une émotion mais comme un choix de positionnement dans le monde, comme une manière d’être, de percevoir et d’écouter. Les artistes rassemblé·es dans l’exposition proviennent de contextes très divers, mais partagent une même relation à la pratique artistique qui, face aux hostilités économiques,
En parallèle aux expositions, il y a aussi l’inauguration de commandes passées à Stromboli design pour reconfigurer certains espaces : une galerie expérimentale, un espace de pratique artistique, une galerie pour enfants et l’accueil librairie. Maintenant, on peut venir au centre d’art pour voir de l’art, mais aussi pour dialoguer, boire un café, pratiquer, jouer, lire… Ce n’est pas un lieu où consommer un contenu culturel de façon passive. Les commandes ont été pensées pour inviter à la création, en donnant à voir une expérimentation plastique, une joie formelle, comme une invitation sensuelle à la participation et au débat. Par exemple, la banque d’accueil est créée avec plus de mille carreaux émaillés à la main avec André Nicolas, un céramiste de Villard-de-Lans. Cela signale de façon forte que les artistes sont au centre du projet, mais que les publics le sont également.
La galerie pour enfants, le « Petit bocal », était un projet important, fondamentalement en lien avec les missions du centre d’art, en direction des générations futures et des enjeux qu’elles auront à affronter. C’est un espace d’éveil artistique très designé qui fera l’objet d’une programmation spécifique. Il est important de reconnecter le centre d’art avec les autres acteur·ices culturel·les des environs.
Je n’ai pas voulu arriver avec un gros programme architectural qui aurait pu prendre des années…
VM : Quelles ont été plus précisément pour vous les solutions alternatives pour rendre l’architecture d’Eiffel de nouveau accueillante ?
CK : Nous avons opéré par petits déplacements pour requalifier les espaces. Il faut dire que le lieu avait été inauguré en 1986 ; aujourd’hui, les usages ont changé. Je souhaitais que cette réouverture émane d’une énergie collective. J’ai tout de suite rassemblé un groupe pluridisciplinaire d’artistes et de professionnel·les, des architectes avec Cookies, des plasticien·nes qui travaillent à l’intersection avec le design avec Stromboli, des graphistes avec le studio Alliage, dans une dynamique de mise en commun des savoir-faire, toustes animé·es par cette question : quelle expérience avons-nous envie d’offrir ? Comment partir de l’existant et le revaloriser pour rouvrir le plus vite possible ? Nous avons utilisé les matériaux présents sur le site, dans le sens, au-delà du recyclage, d’une revalorisation des choses pour leur donner un nouveau statut. Nous avons fait à 90 % avec ce qui aurait pu être mis à la benne dans le cadre de résidences d’expérimentation et de production.
Il fallait faire remonter à la surface la richesse des expériences déjà présentes, les traumatismes aussi, et les transformer.
VM : Justement, par rapport à l’histoire du Magasin, comment héritez-vous tout de même de certains de ses moments et activités marquantes, en particulier son école de curateur·ices, qui l’avait rendu célèbre en France et à l’international ?
CK : Il faut reconnecter le Magasin avec d’autres institutions à l’échelle internationale afin de co-produire des projets importants pour les artistes, comme par le passé.
S’agissant de l’école, elle est dans l’ADN du Magasin. Elle a formé plus de 180 personnes, des directeur·ices, des médiateur·ices… Rappelons qu’à l’époque de la création de ce « centre national d’art contemporain » – un prototype d’institution dédiée aux arts visuels en région, conçu au moment de la décentralisation de 1982 –, tout était nouveau ! Il fallait aussi inventer la formation de nouveaux métiers.
Aujourd’hui, la réouverture appelle un renouveau de l’école pour faire face à de nouveaux défis : décloisonner, décarboniser, décentrer des pratiques, s’engager de plus en plus dans le champ d’une justice écologique. Les programmes et les curriculums tels qu’on les a vécus auparavant ont besoin d’être remis à jour.
Une caractéristique centrale de l’histoire de l’école du Magasin est la valeur de l’enseignement par la pratique, c’est-à-dire le développement des savoir-faire via un apprentissage continu au contact des œuvres, des artistes et des autres professionnel·les. Il faut poursuivre dans ce sens aux côtés des artistes qui intègrent ces nouveaux enjeux dans leurs pratiques… On ne peut plus penser l’art uniquement dans les centres urbains qui sont en même temps des centres de marché, de surcroît eurocentrés. Les programmes de formation de ces trente dernières années obéissaient à un contexte où on ne cherchait pas les outils nécessaires pour accompagner des pratiques artistiques durables et responsables.
Le nouveau projet d’école du Magasin s’appuie sur un partenariat structurant avec la Fabrique des Luddites, un tiers-lieu situé à Chatte, un village en Isère. C’est un lieu culturel en chantier porté par l’artiste Xavier Antin, réunissant habitats partagés, ateliers de production et jardin de recherche. Le Magasin est dans un site postindustriel, nous avons besoin de décentrer notre pensée ! Et l’invention institutionnelle vient aussi des pratiques des artistes. J’ai également confié à Anna Colin une mission d’étude préalable en dialogue avec les ancien·nes diplôme·ées pour partager des orientations de travail. Il ne s’agit pas de créer de la redondance, mais d’avoir une approche qui est celle d’une passerelle éducative et professionnelle pour une complémentarité et une mutualisation avec les formations déjà en présence.
La Fabrique des Luddites sera aussi un partenaire dans le cadre des programmes de résidences, qui sont un axe important du projet du Magasin. Il est important d’affirmer la valeur de la présence physique des artistes sur un territoire. Cela répond à la volonté d’un ancrage local de production, mais aussi de réciprocité au contact avec les publics, de co-création, à Grenoble et dans la région.
VM : La réouverture s’est faite en compagnie d’une autre grande institution artistique grenobloise : l’école d’art de Grenoble, avec le Festival des Gestes de la Recherche et l’exposition d’une ancienne étudiante. Allez-vous fonctionner ainsi de concert avec l’école d’art régulièrement ?
Le partenariat est naturel. D’ailleurs, dès le mois de septembre, nous avons accueilli la semaine d’intégration de l’école avec l’ensemble des étudiant·es de la 1ère à la 5e année, et des professeur·es. Ils et elles ont ainsi eu l’occasion de rencontrer les artistes en résidence et de travailler au milieu de notre « centre d’art en chantier », un terrain de jeu unique !
Le Festival des Gestes de la Recherche, a été créé par Simone Frangi et Katia Schneller, enseignantes à l’école d’art, à l’origine de l’unité de recherche « Pratiques d’hospitalité ». Après la réouverture, nous avons donc enchaîné sur une semaine de nocturnes, de performances, de conférences… Il s’agissait de signifier fortement que le centre d’art est un lieu vivant et, surtout, que le questionnement créatif porté par le Magasin ne provient pas d’une vision de l’art unique et autoritaire mais d’une multiplicité de voix et de points de vue. À mon sens, le centre d’art est un lieu d’exercice de la citoyenneté, et c’est précisément cette notion qui était explorée par les artistes du festival. Toutes les voix y sont bien les bienvenues. Toutes les expériences de l’art y sont légitimes. Enfin, l’école d’art va déménager pour une période de travaux et va comporter une partie nomade à laquelle nous allons prendre part.
VM : Dans un contexte politique globalement tendu, et particulièrement en région Auvergne-Rhône-Alpes, comment le Magasin va-t-il pouvoir concilier ses missions locales avec les exigences d’un centre d’art labellisé ?
CK : Une institution artistique ne peut pas fonctionner de façon hors-sol : on ne programme pas de la même manière à Grenoble qu’à New-York… L’attention et l’ancrage territoriaux sont nécessaires, alors même que l’on est connecté·es au reste du monde. Par exemple, en amont de la réouverture, les artistes résident·es ont travaillé en partenariat avec la Maison des habitants du quartier Chorier-Berriat et nous avons invité un collectif local nommé Six Seaux. Nous ferons de même avec le tissu associatif présent dans la ville en fonction des projets. Une institution doit fonctionner comme une structure dynamique, qui co-produit ses contenus avec les artistes et les publics. Sans oublier qu’une scène artistique a aussi besoin de dialogues avec des éléments extérieurs. Il est important pour des artistes de rencontrer des pairs qui viennent d’ailleurs, de voir des propositions différentes, tout simplement. Cela signifie par conséquent que les échelles locale, nationale et internationale ne peuvent plus être pensées de manière isolée. Aujourd’hui, un centre d’art doit agir à tous les niveaux, tout le temps, avec toutes les temporalités et toutes les échelles. La pertinence d’une programmation et la richesse que peut produire un établissement se jouent dans cet équilibre. S’agissant du cas particulier du Magasin, le dialogue partenarial avec les collectivités est très bon actuellement.
VM : Allons encore plus loin… À quoi ressemblerait le centre d’art idéal selon vous, aujourd’hui ?
CK : Un centre d’art ancré dans le présent et tourné vers le futur, engagé dans une pratique quotidienne, modeste et pragmatique, fondée sur l’écoute et la relation avec les artistes et les publics. Le Magasin, aujourd’hui, je le conçois comme une combinaison dynamique qui co-construit toutes ses actions de manière ouverte, inclusive et dans la réciprocité. C’est le lieu idéal pour mener ces réflexions en expérimentant une forme institutionnelle fluide et participative. Car nous devons vraiment inventer et expérimenter à tous les niveaux : dans la production artistique, mais aussi dans le fonctionnement même du centre d’art, en accompagnant les artistes et les publics dans toutes les étapes de leur parcours. Je pense qu’il est fondamental de faire œuvre commune. Un centre d’art contemporain ne doit pas donner l’impression d’être un coffre-fort dont il faudrait avoir les clés pour accéder au contenu. C’est tout le contraire ! Les centres d’art expérimentent chaque jour des dispositifs de partage sensibles et respectueux de la singularité des publics, afin de créer les conditions de la rencontre avec les œuvres et les artistes, et de permettre à chacun·e de développer une pratique culturelle autonome. Les œuvres d’art interrogent le monde et nous étonnent de mille façons, sans mode d’emploi. Le centre d’art doit affirmer l’importance de la pratique artistique au cœur de nos quotidiens, car rencontrer une œuvre c’est déjà se connecter à l’autre. C’est une expérience d’intersubjectivité qui est au cœur de notre identité d’être humain.
1 L’exposition collective présente des œuvres de Rebecca Bellantoni, Ivan Cheng, Ufuoma Essi, Gabrielle L’Hirondelle Hill, Célin Jiang, Valentin Noujaïm, Prune Phi, Hannah Quinlan & Rosie Hastings, Anna Solal et Alvaro Urbano.
2 Clémence Seilles accompagnée de Alexis Bondoux, Natacha Mankowski et Laure Jaffuel
3 Dès cet automne, dans le cadre du festival jeunesse « Vomi Paillettes » organisé par l’association RbGp, une carte blanche a été donnée à l’artiste Jordan Roger
4 Alice Grégoire, Federico Martelli, Clément Périssé et Antonio Barone
5 Lucile Martin et Julien Pik
6 En attendant que la Fabrique soit prête à accueillir des artistes, des résidences ont déjà été lancées avec Cindy Bannani et aussi les commissaires Lucas Jacques-Witz et Giselle Books, en lien avec le fonds éditorial et la librairie
Head Image : Vue de l’exposition La Position de l’Amour, Magasin CNAC, 19 novembre 2022 – 12 mars 2023. Prune Phi, Otherworld Communication, 2021. © Le Magasin CNAC. Photo : Aurélien Mole.
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : Anne-Claire Duprat, Entretien d'Elfi Turpin, Théo-Mario Coppola, L’Art et l’argent, Xavier Boussiron, « Faire des trous dans les canots de sauvetage » *,
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