Jurgen Ots
Jennifer Teets : Nous nous étions rencontrés en 2009 à Établissement d’en face lorsque vous y aviez présenté Denoting Frenzy. Pouvez-vous décrire cette œuvre, votre procédé technique pour la réaliser et la manière dont vous jonglez ici avec la matérialité et l’éphémérité ?
Jurgen Ots : Le point de départ de cette œuvre a été une résidence d’un mois que j’ai faite en 2008 en Floride avec Rachel Harrison. Ma découverte de Miami m’a amené à m’intéresser à l’esthétique d’une tour de coupes de champagne décadente que j’avais vue dans la cour d’un hôtel de luxe. J’ai réuni quatre types de verres, en l’occurrence des verres à Martini. Comme je travaille souvent avec du papier photocopié, j’ai choisi de scanner les faces des verres et de les imprimer en quelques centaines d’exemplaires. Après quelques expérimentations architecturales, je suis parvenu à produire quatre grandes « pyramides » de papier en collant les images de l’extérieur vers l’intérieur les unes sur les autres. J’ai donc décidé de créer une sorte de passe-partout pour elles en découpant un morceau de revêtement de sol en vinyle en de fines bandelettes. Chacune d’elles est collée sur une autre pour former une sorte d’espace abstrait. Les gens d’Établissement d’en face avaient vu mon travail qui était alors présenté à la biennale de Bruxelles puis ils sont venus faire une visite d’atelier et ils ont décidé de me permettre de finaliser ce projet en m’invitant pour une exposition personnelle. J’ai donc décidé de produire cinq constructions très brutales pour y suspendre les œuvres.
Comment la brutalité des cadres s’accordait-elle avec la matérialité des sculptures ?
J.O : Il fallait des constructions qui puissent supporter leur poids. J’ai combiné le papier et le vinyle et je les ai accrochés nonchalamment sur ces constructions que j’ai ensuite disposées au hasard dans l’espace. Cette production était physiquement intense et son énergie est transmise par la manière dont les œuvres sont agencées de manière impromptue. C’est presque comme la suggestion d’une performance qui impliquerait psychologiquement le spectateur.
Vous attribuez votre méthode de travail à une sorte de « nomadisme mental ». Comment transformez-vous les matériaux lors de la fabrication ?
J.O : Michael Van den Abeele l’a formulé mieux que je ne pourrais le faire en disant que : « chacune des œuvres participe d’une accumulation incessante sans pour autant générer la moindre tension. Sans commencement ni terme, n’existe au fond que cette répétition compulsive. C’est comme si l’on avait prélevé sur un mouvement une seule de ses impulsions, qu’on s’employait par la suite à reproduire indéfiniment. Songeons à cette séquence onirique type où l’on évolue dans un tunnel qui va s’étrécissant. On notera que dans une telle scène, le protagoniste se trouve toujours déjà coincé à l’intérieur du tunnel. Jamais le rêve ne remonte en amont, à l’instant précis où nous pénétrons dans le tunnel. Il ne nous est pas davantage loisible de parcourir le tunnel jusqu’à son terme ou à tout le moins son tronçon exigu. Sans transition, la scène s’évanouit. »
La destruction et l’accumulation illimitée ont aussi refait surface dans votre exposition intitulée « La Porte De l’Enfer » à la galerie Elisa Platteau en 2012. Comme des capsules témoins, les œuvres ressemblent à des menhirs encadrés de photographies en noir et blanc. Quelle est l’origine de ces pièces ? C’était aussi la première fois que je voyais la photographie apparaître dans votre travail. Comment avez-vous choisi ces images et pourquoi ?
J.O : Quinze sculptures monolothiques, étranges et indéfinies, étaient disposées chaotiquement à la manière d’un décor historique et entourées de sept photos intitulées Confessions, sereinement accrochées de manière théâtrale. Ces sculptures étaient maintenues par des planches récupérées, disposées pour faire penser à une sorte de mécanisme d’horlogerie abstrait. Le motif principal de ces sculptures est une image d’éclats de verre plongés dans du ciment qui a été photocopiée trente mille fois jusqu’à ce qu’aucune trace de l’image originale ne puisse plus être visible. Ensuite, j’ai collé les feuilles autour d’une construction aléatoire en bois. Ce qui caractérise ces sculptures, selon moi, c’est leur structure massive et une réelle absence, indépendamment de toute anecdote, histoire, signification ou forme.
En ce qui concerne les photographies, elles représentent une multiprise, un sac poubelle, un arbre généalogique, une image de la Porte de l’Enfer de Rodin, un petit mot qui dit : « Pourquoi me suis-je réveillé nu dans le couloir ? », Dracula auquel on arraché les yeux… Ces images se rapportent de manière métaphorique à la Porte de l’Enfer et semblent n’avoir aucun lien avec les sculptures. Ce sont des anecdotes sublimées et, en cela, elles sont hermétiques.
Vous préparez actuellement une exposition à la galerie Zero à Milan pour laquelle vous travaillez à partir de Periaqueductal Gray (2012-2013). Quelles sont les prochains développements de cette série de pièces ?
J.O : La première pièce de cette série a été une expérimentation. On m’avait proposé de créer une pochette de disque pour une exposition de groupe au Mu.ZEE à Ostende. Je me suis amusé avec des écrans de projection, je trouve ces matériaux fascinants quand on pense à toutes ces images qui y ont été projetées et dont il ne reste plus une trace. J’ai ensuite eu envie d’en faire une plus grande version, j’ai alors commencé à collecter des écrans anciens et à les découper en petits morceaux puis à coller sur des planches, de façon obsessionnelle, les bandelettes qui en résultaient. Les écrans datent de différentes époques, ce qui donne des variations de couleur, ou plutôt des variations de blanc. Certains sont un peu rosés, d’autres un peu plus bleus, d’autres encore tirent sur le jaune. C’est comme une palette de couleurs de peau. Après quelques essais dans différents formats, j’ai eu envie d’en produire une très grande version, c’est elle qui sera exposée chez Zero.
En ce moment, je réfléchis à utiliser cette même méthode de travail avec d’autres matériaux. J’aimerais conserver ce format en utilisant du carton et du bois. Je vais aussi reprendre une vidéo que j’ai réalisée par le passé et dans laquelle on voit une lame de rasoir couper un vieil album d’échantillons de tissu en deux. Je prévois de réutiliser ce qui reste de l’album, de le recouvrir de scotch et de toiles de moustiques dans une sorte de construction pyramidale qui laissera visibles les traces de coupure.
- À venir: des expositions collectives à la galerie Zero, Milan (à partir du 28 mars 2014); à la galerie Stereo, Varsovie; à la Ursula Blickle Stiftung (Allemagne); une exposition personnelle à la galerie Zero, Milan et, en mars, une résidence au Centre for Contemporary Art Ujazdowski Castle, Varsovie.
Interview with Jurgen Ots
Jennifer Teets : We first met in Brussels in 2009 at Etablissement d’en face where you were exhibiting Denoting Frenzy. Can you describe this work, your process, and your juggling of materiality and the ephemeral ?
Jurgen Ots : The starting point for this work was a one-month residency I did in Florida in 2008 with Rachel Harrison. After a visit to Miami I was intrigued by the aesthetics of a decadent champagne tower that I saw in the backyard of a super fancy hotel. I collected four types of glasses, in this case Martini glasses. As I often work with paper and photocopies, I chose to scan the sides of the glasses in, copying them a few hundred times. After a few architectural experiments I came up with four large sculptural paper “pyramids” gluing the same image from the outside towards the inside over one another. I decided to create a kind of passe-partout for them. A piece of plastic floor vinyl was then cut into small strips. Each piece was glued over another forming a kind of abstract field. The people from Etablissement d’en face had seen my work that was exhibited around the same time at the Brussels Biennale. Later they visited me in my studio and decided to finalize this specific project by offering me a solo show. So, I decided to make five very brutal constructions. The constructions functioned as hangers with the works draped over the frames.
How did the brutality of the frames match with the materiality of sculptures ?
J.O : I needed a construction that could support their weight. I combined the paper and vinyl and hung them nonchalantly over the constructions. I placed the five sculptures randomly in the space. This way of working was intensely physical and its energy is conveyed through the way the works are staged in an impromptu way. Almost like the suggestion of a performance that psychologically involves the viewer.
You have attributed you method to a kind of mental nomadism. How do you transform materials in the making ?
J.O : Michael Van den Abeele said it best when he attributed the works to segments, “ parts of indefinite accumulations where each work’s constant addition never builds up tension. Where there is no beginning or end, only a compulsive repetition, as if a single thrust of movement was isolated and then copied numerous times. Take as an example the kind of dream sequence in which one finds oneself in an ever narrower tunnel; one never experiences the moment one enters the tunnel in question, and in the same way one never experiences the ‘end’ of the tunnel or its narrowing. The scene just stops. ”
Destruction and indefinite accumulation also resurfaced in the exhibition “La Porte De l’Enfer” at the Elisa Platteau gallery in 2012. Like time capsule gems, the works resemble monoliths flanked by black and white photographs. Can you tell us about their origin? What’s more, this is the first time I have seen photography appear in your work. How did you choose these images and why ?
J.O : Fifteen sculptures that resemble menhirs, undefined and strange, are chaotically arranged as a kind of historical decor, surrounded by seven photos entitled Confessions, all theatrically and serenely hung. These sculptures were supported by wooden rails, intended to function as a kind of abstract clockwork mechanism. The central motif in the sculptures is an image of glass shards submerged in cement that was copied thirty thousand times until no trace of the original image remains visible. Later, I glued the papers around a random wooden construction. I could say that these sculptures are characterized by their massive structure and real absence, regardless of any anecdote, story, meaning and form.
As far as the photographs go, they depict an extension cable, a rubbish bag, a family tree, an image of the Gates of Hell, a note reading: “Why did I wake up naked in the hall”, Dracula with scratched out pupils, and a bowing figure. Metaphorically, the images relate to the Gates of Hell and seem to have no connection with the central sculptures. They are sublimated anecdotes and in that way they are hermetic.
You are currently working on an exhibition for Zero Gallery in Milan, developing from your series Periaqueductal Gray (2012-2013). What is the next step in this series ?
J.O : The first work was a kind of experiment. I was asked to design a record sleeve for a group exhibition in Mu.ZEE in Ostend. I played around with projector screens. I liked the technique and the special character of the material; conceptually how many things are projected and leave no trace. Then I decided to make the works bigger. I began collecting vintage projector screens and slicing them into little parts. The small strips were then glued neurotically over wood surfaces. The screens originate from different periods in history so a variation of color appears, kinds of variations of white. Some more pinkish, some more blue, some more yellow. It is a kind of skin color palette. After a few experiments with formats I decided to make a very large-scale piece, which will be exhibited at a group show at Zero in Milan that opens on March 28th.
For the time being, I plan on working on a similar method as Periaqueductal Gray, but with different materials. I’m aiming to stay with the same size, but using cardboard and wood. I will also work on the continuation of a video piece that I made in the past where a razor blade cuts an old textile sample book in two. The idea is to reutilize the remains of the book, covering it in tape and mosquito netting in a kind of pyramidal construction, leaving the traces of the cut delicately visible.
- Upcoming collective shows at Zero gallery, Milan; Stereo gallery, Warsaw; at the Ursula Blickle Foundation in Germany; upcoming solo show at Zero gallery, Milan; upcoming residency in March, at the Centre for Contemporary Art at Ujazdowski Castle in Warsaw.
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