Entretien avec Sandra Patron
Sandra Patron préside depuis deux ans d.c.a — l’association française de développement des centres d’art — qui regroupe une cinquantaine de centres d’art parmi les plus importants de l’Hexagone. À la différence des Frac qui fêtent leurs trente ans d’existence cette année et qui sont le produit de la volonté politique du gouvernement de l’époque, les centres d’art n’ont pas de date de naissance commune, étant bien souvent l’aboutissement de démarches individuelles fortes mais aussi de volontés collectives territoriales appuyées, quand bien même on peut leur attribuer une part non négligeable de ce grand mouvement de relocalisation du début des années quatre-vingt qui a donné naissance aux fameux Frac. Cette année, d.c.a. fête les trente ans de la décentralisation avec le projet « uncoupdedés.net » en choisissant d’investir la toile avec une série d’invitations hebdomadaires faites à des directeurs de centres d’art : l’occasion de se repencher sur un modèle original et polymorphe – celui des centres d’art français – dont la vocation depuis le début est de se mettre au service de l’artiste.
Patrice Joly : Pourquoi avoir choisi de fêter ces trente ans de la décentralisation en vous « déterritorialisant » sur le web plutôt qu’en investissant un grand site national ou international ? Vous dites que les centres d’art n’ont pas trente ans mais de multiples dates de naissance, pourquoi alors célébrer ces trente ans au même moment que ceux des Frac ?
Sandra Patron : Il est juste de dire que dans certains cas les centres d’art ont anticipé la décentralisation, avec, dès la fin des années soixante-dix, des initiatives militantes et audacieuses qui ont permis de jeter les bases de ce que serait un rapport renouvelé à l’art, de sa production à sa médiation, et ce en dehors des lieux consacrés parisiens. Il n’en reste pas moins que la décentralisation est un moment fondateur des politiques culturelles en France et que nous en sommes, sinon les enfants, du moins des contributeurs notables. Nous n’avons pas voulu « fêter » la décentralisation car — pour être tout à fait honnête — la situation actuelle des centres d’art, dont la précarité des budgets et des équipes ne cesse d’augmenter, ne nous pousse guère à la fête. Par contre, nous avons voulu profiter de cette occasion pour mettre un coup de projecteur sur ce que nous sommes, ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons. Le web magazine nous est apparu comme un outil conceptuellement excitant qui nous permettait à la fois de valoriser l’extraordinaire diversité de nos programmations et de nos modes de fonctionnement mais également de nous interroger sur nos valeurs et nos missions communes.
Dans un entretien paru dans le Quotidien de l’Art [1], vous parlez d’écosystème et pointez l’idée d’une interrelation forte entre les lieux d’art qui n’est peut-être pas suffisamment mise en exergue. Pour vous, il y a une nécessité, une urgence même, à mieux coopérer car le milieu de l’art contemporain est fragile. Comment envisagez-vous dans les faits ces nouvelles collaborations ?
S.P : Il n’y a évidemment pas de modèle préétabli à ce sujet, les coopérations sont et doivent être le fruit d’une intelligence collective qui prend en compte les contextes singuliers des territoires. Ce que je constate en discutant avec nos membres, c’est que les collectivités territoriales commencent à évoquer la constitution de pôles régionaux et la nécessité d’une mutualisation entre les structures sur un même territoire. Le risque, dans un contexte budgétaire très contraint, c’est d’envisager ces pôles pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire uniquement pour opérer des économies qui, en plus, sont loin d’être avérées. Ensuite, un pôle suggère qu’il y aurait un point, un référent autour duquel s’organise un territoire. À ce vocabulaire hiérarchisant, je préfère celui d’écosystème, qui défend l’idée que la diversité est nécessaire et que, si cette diversité cesse, c’est l’écosystème dans son ensemble qui est menacé. De nombreuses initiatives de mise en réseau se développent partout sur le territoire (ACB en Bretagne, Tram en Île-de-France, Botox(s) en PACA pour ne citer qu’eux). À l’origine, ces réseaux se sont constitués pour valoriser leurs activités, leur donner une plus grande visibilité auprès des publics. On observe aujourd’hui des réseaux qui s’investissent de plus en plus sur des contenus, des programmes de recherche en commun et des synergies porteuses de sens ; ce phénomène doit à mon sens être amplifié. Par exemple, quelle attention particulière un Frac peut-il porter à une œuvre produite sur son territoire par un centre d’art ? Quels projets partagés imaginer entre une école d’art et un centre d’art autour de missions communes que sont l’expérimentation et l’émergence ? Comment imaginer une synergie entre Frac, centres d’art et écoles d’art qui nous permettrait d’avoir une force de frappe beaucoup plus efficace à l’international ?
Peut-on rapprocher ces inquiétudes de celles suscitées par l’éventuelle création d’un label pour les centres d’art : d’un côté, une volonté de sécuriser les structures en place, d’un autre, le risque de figer des situations et d’amoindrir le potentiel de réactivité et d’inventivité de ces structures ?
S.P : Plus que des inquiétudes, ce sont des questions que nous nous posons en ce moment. L’éventuel label centre d’art sera-t-il adossé à la circulaire des centres d’art signée par le ministre de la culture en 2011, un outil que nous estimons pertinent et à l’écriture duquel d.c.a a contribué ? Le label est-il lié à la question des conventionnements ? Et si oui, que va-t-il advenir des lieux non conventionnés ? Quelles obligations contractuelles pour les centres d’art ? Quelles garanties de financement de la part de l’État ? Quel est le rôle des collectivités territoriales dans l’élaboration de ce label, alors que ce sont ces mêmes collectivités territoriales qui pourvoient largement à nos budgets ? Quelle est l’ambition politique derrière le label dans un contexte de restriction budgétaire ? S’agit-il de sécuriser des lieux ? De redistribuer les cartes en opérant des choix ? d.c.a n’a pas d’opposition de principe concernant l’éventualité d’un label, nous demandons juste que tous ces points soient précisés et qu’une vraie concertation s’organise dans les mois à venir et, bien sûr, que d.c.a y soit fortement associée.
Beaucoup de questions en suspens donc… J’en profite pour rebondir sur la situation des lieux indépendants dont le rôle dans l’émergence des jeunes artistes se voit enfin reconnu : ne risquent-ils pas d’être les grands oubliés de ces manœuvres de regroupement ? Si un label se met en place qui, de fait, dessine une cartographie des structures soutenues, quelle marge de fonctionnement restera-t-il pour les lieux « alternatifs » ?
S.P : Il m’est difficile de répondre à cette question, je ne peux pas faire de politique-fiction ! À titre personnel, je suis particulièrement attachée à cette typologie de lieux qui sont, pour certains d’entre eux, particulièrement opérants sur la question de l’émergence et de l’international notamment. Il me semble évident qu’une évolution structurelle à un endroit de l’écosystème entraîne des répercussions sur l’ensemble de cet écosystème. C’est la raison pour laquelle je milite pour que nous mettions en place un think tank regroupant les lieux de production et de diffusion ainsi que les écoles d’art autour de nos enjeux stratégiques. Il serait d’ailleurs plus que nécessaire que certains de nos collègues au niveau européen puissent être associés à ces échanges, nous devons être en capacité dans les années à venir de réfléchir à nos enjeux en lien et en connivence avec eux. À d.c.a, nous tentons d’œuvrer en ce sens depuis quelques années en nous positionnant sur des projets européens. Après Thermostat avec le réseau des Kunstvereine allemandes, nous travaillons actuellement à mettre en place une plateforme d’échanges et de réflexions avec des structures en Italie, plateforme que nous souhaitons élargir à d’autres structures à l’échelle européenne. C’est aussi l’occasion pour nous de rester attentifs à d’autres modèles (structurels, économiques et artistiques) qui se développent en ces temps de crise généralisée.
Dommage pour la politique-fiction… Et peut-être aussi pour la poésie de l’aléatoire à laquelle fait référence ce coup de dés. À ce propos, ne pensez-vous pas que toutes ces structurations, ces stratégies, ces cadres hexagonaux et européens ne finissent par nuire à l’aspect fondamentalement erratique et non canalisable de la création artistique ?
S.P : La vocation de d.c.a est de réfléchir collectivement aux stratégies et aux cadres que vous évoquez. La vocation des centres d’art au quotidien est toute autre. L’artiste et ses territoires d’investigation sont au centre des préoccupations des commissaires d’exposition qui dirigent les centres d’art ou y sont invités, il suffit d’aller voir en ce moment l’exposition de Hamish Fulton au CRAC à Sète, celle de Wilfrid Almendra à Passerelle à Brest ou le projet de Jan Kopp à la Criée à Rennes pour s’en convaincre aisément. d.c.a, à travers ses projets collectifs et collaboratifs, souhaite valoriser ce foisonnement artistique, et si notre association construit des stratégies, c’est pour mieux l’encourager et libérer les centres d’art de contingences qui les en éloigneraient. C’est l’objet du magazine « uncoupdedés.net » et de sa dimension aléatoire qui permet de briser les hiérarchies entre les lieux et leurs propositions : décentraliser les contenus, les gestes artistiques. Il permet de réfléchir à ce que le collectif produit quand il agit dans une même direction : les artistes avec les commissaires mais aussi avec les critiques d’art, les chercheurs ou les philosophes. Les champs explorés par les centres d’art à travers ce webmagazine sont extrêmement divers ; nous n’avons pas imposé de cadres pour les contributions et, après dix mois de vie, il fournit une radiographie pertinente de la diversité des projets et des langages artistiques qu’ils accompagnent.
- ↑ Entretien entre Sandra Patron et Roxana Azimi, Le Quotidien de l’Art, 16 mai 2013, n° 379.
Sandra Patron in conversation with Patrice Joly
For the past two years, Sandra Patron has been president of the French Association for the Development of Art Centres, d.c.a., which encompasses some fifty of the country’s most important such venues. Unlike the Regional Contemporary Art Centres, the FRACs, which are celebrating their thirty years of existence this year and which are the product of the political determination of the government of the day, headed by François Mitterand, art centres have no shared date of birth, being quite often the culmination of powerful individual approaches but also of stout territorial and collective wishes. We can all the same attribute to them a not inconsiderable role in this great relocation movement of the early 1980s, which gave rise to the famous FRACs. This year, d.c.a. is celebrating its thirty years of decentralization with the project « uncoupdedés.net [1] », by choosing to make use of the web with a series of weekly invitations extended to directors of art centres—an opportunity to re-focus on an original and multi-facetted model—that of French art centres—whose brief from the outset has been to be at the service of the artist.
Patrice Joly : Why have you chosen to celebrate these thirty years of decentralization by “de-territorializing” yourselves on the web rather than by taking over a major national or international site? You say that the art centres aren’t thirty years old, but have many different dates of birth… so why celebrate these thirty years at the same moment as the FRACs’ thirty years?
Sandra Patron : It’s correct to say that in some instances the art centres were a step ahead of decentralization, with, in the late 1970s, militant and daring initiatives which made it possible to lay the foundations of what would be a renewed relation to art, from its production to its “mediation”, and this outside the hallowed places of Paris. The fact still remains that decentralization was a ground-breaking moment for cultural policies in France, and that we are, if not its offspring, then at least notable contributors to it. We didn’t want to “celebrate” decentralization because—to be quite honest—the current situation of art centres, whose budgetary and personnel-related precariousness is forever growing, hardly prompts us to throw a party. On the other hand, we wanted to make the most of this occasion to put the spotlight on what we are, what we’re doing, and why we’re doing it. The web magazine seemed to us to be a conceptually exciting tool helping us both to promote the extraordinary diversity of our programmes and our various forms of modus operandi, but also to question ourselves about our shared values and tasks.
In an interview that appeared in Le Quotidien de l’Art [2], you talk about ecosystems and pinpoint the idea of a strong inter-relation between art venues which is perhaps not sufficiently highlighted. For you, there’s a need, and even an urgent need, to cooperate better because the contemporary art world is fragile. How do you see yourself acting in these new forms of collaboration?
S.P : Obviously enough there’s no pre-ordained model on this subject, and the forms of cooperation are and must be the fruit of a collective intelligence which takes into account the specific contexts of the different territories. What I note in discussions with our members is that local authorities are starting to talk about the formation of regional centres and the need for a two-way structure between the organizations in one and the same territory. In a very restricted budgetary context, the risk is conceiving these centres for the wrong reasons, which is to say solely to make savings which, what is more, are far from being confirmed. Then a centre suggests that there would be a point, a referent around which a territory is organized. Rather than this hierarchizing vocabulary, I prefer that of the ecosystem, which defends the idea that diversity is necessary and that, if this diversity ceases, it’s the ecosystem in its entirety that is threatened. Many networking programmes are being developed all over the country (ACB in Brittany, Tram in Île-de-France, Botox(s) in Provence-Alpes-Côte-d’Azur, to mention just a handful). At the outset, these networks were set up to promote their activities, and give them greater visibility among different kinds of public. Today we can see networks which are investing more and more in contents, shared research programmes, and meaningful kinds of synergy; in my view, this phenomenon must be widened. For example, what particular attention can a FRAC pay to a work produced in its territory by an art centre? What shared projects can we imagine between an art school and an art centre around those shared missions called experimentation and emergence? How are we to imagine a synergy between FRACs, art centres and art schools which would make it possible to have a much more effective strike force internationally?
Can we compare these worries with those created by the possible creation of a label for art centres? On the one hand, a desire to make structures already in place secure, on the other, the risk of freezing situations and lessening the potential for reactiveness and inventiveness in these structures?
S.P : More than worries, these are questions that we’re raising right now. Will the possible art centre label be affixed to the art centres’ circular signed by the Minister of Culture in 2011, a tool which we reckon to be relevant, and which d.c.a. helped to write? Is the label associated with the question of agreements? And if so, what will happen to places without agreements ? What contractual obligations will there be for art centres? What financial guarantees on the part of the State? What is the role of local authorities in the formulation of this label, when it’s these same local authorities which are major purveyors of our budgets? What is the political ambition behind the label in the context of budgetary restriction? Is it a matter of making places secure? Of re-dealing the cards in making these choices? d.c.a. is not opposed in principle to the possibility of a label, we just want all these points to be clarified, and for a real discussion to be organized in the months to come, and, needless to say, we want d.c.a to be strongly involved.
So lots of questions hanging in mid-air… Let me take advantage of that to come back to the question of independent venues whose role in the emergence of young artists is finally being recognized: don’t they risk being completely overlooked in these regrouping manoeuvres? If a label is introduced which, de facto, draws a map of the supported organizations, what margin of operation will remain for “alternative” venues?
S.P : It’s not easy for me to answer that question, I can’t get involved in politics-fiction! Speaking for myself, I’m especially attached to this typology of places which are, in the case of some of them, especially active about the question of emergence and international issues in particular. It seems obvious to me that a structural evolution at one place in the ecosystem involves repercussions on the whole of that ecosystem. This is why I am campaigning for us to set up a think tank encompassing places of production and diffusion, as well as art schools, dealing with our strategic challenges. It is incidentally more than important that some of our colleagues at the European level can be associated with these exchanges; we must be in a position, in the years to come, to think about our challenges in association and in complicity with them. At d.c.a. we’ve been trying to work in this direction for some years now by taking up positions with regard to European projects. After Thermostat with the network of German Kunstvereine, we’re currently working on introducing a platform for exchange and reflection with organizations in Italy, a platform that we want to broaden to other organizations on a European scale. This is also an opportunity for us to keep a close eye on other models (structural, economic and artistic) which are developing in these times of general crisis.
A pity about politics-fiction… And perhaps also about the poetry of randomness which this “throw of a dice” refers to. In this regard, don’t you think that all these structures and strategies and frameworks, French and European alike, are, in the end, harming the basically erratic aspect of artistic creation, which can’t be channelled?
S.P : The brief of d.c.a. is to think in a collective way about the strategies and frameworks you’re talking about. On a day-to-day basis, the brief of art centres is quite different. The artist and his/her areas of investigation lie at the heart of the concerns of exhibition curators who are running art centres or invited to them. All you need do, right now, is go and see Hamish Fulton’s show at the Regional Contemporary Art Centre [CRAC] in Sète, or Wilfrid Almendra’s exhibition at Passerelle in Brest, or Jan Kopp at La Criée in Rennes to be easily convinced of as much. Through its collective and collaborative projects, d.c.a. wants to promote this artistic proliferation, and if our association is constructing strategies, this is the better to encourage and liberate art centres from circumstances which might put them at a remove. This is the purpose of the magazine “uncoupdedés.net” and its random dimension which makes it possible to break down hierarchies between venues and their propositions: decentralizing contents and artistic gestures. It helps us to think about what the collective is producing when it acts in the same direction: artists with curators, but also with art critics, researchers, and philosophers. The fields being explored by art centres through this web magazine are extremely varied; we haven’t stipulated frameworks for contributions and, after being around for ten months, it is providing a relative x-ray of the diversity of projects and of the artistic languages going hand-in-hand with them.
- ↑ The name “uncoupdedés.net” refers to a work by Marcel Broodthaers itself inspired by the famous Mallarmé line : “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard” which can be translated by: A throw of the dice will never abolish chance.
- ↑ Interview between Sandra Patron and Roxana Azimi, Le Quotidien de l’Art, 16 May 2013, no. 379.
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- Du même auteur : Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques, Capucine Vever, Chris Sharp, Paris Gallery Weekend 2021, Claire Le Restif,
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