Anna Longo
1. Dans l’ouvrage que vous avez fait paraître l’an dernier, Le jeu de l’induction. Automatisation de la connaissance et réflexion philosophique, vous définissez le jeu de l’induction comme ce processus qui produit un certain régime de vérité, régime que vous qualifiez de techno-scientifique et qui désignerait les méthodes scientifiques classiques, les systèmes de traitement de l’information ou toute autre méthode qui ordonnerait des données capables d’être incluses dans un système englobant et répondant à des règles stables de conversion, équivalence, relation. Vous nous expliquez que ce jeu de l’induction, longtemps considéré comme instrument de l’humain sans que ce dernier soit réductible à l’analyse inductive, est depuis plusieurs décennies capable de traiter un grand nombre de data relatives à nos modes d’existence et de consommation : c’est l’avènement si abondamment discuté des intelligences artificielles (IA) qui en est aujourd’hui le plus actuel rameau. Pouvez-vous nous dire ce que cette absorption de données concernant la singularité de nos corps et de nos vies dans un système d’organisation de connaissance pourtant modelé par nous, a impliqué dans la représentation que nous nous forgeons de nos subjectivités contemporaines d’une part, de nos systèmes de connaissance d’autre part ?
Dans Le jeu de l’induction. Automatisation de la connaissance et réflexion philosophique (Éditions Mimésis, 2022), j’ai reconstruit les étapes de la transformation du raisonnement inductif qui ont conduit à l’automatisation de la production d’hypothèses prédictives par l’analyse statistique des données. Je me suis intéressée spécialement à la révolution entraînée par l’introduction de l’approche probabiliste, notamment de la méthode bayésienne. Ce passage a rendu possible une conception stratégique du processus d’apprentissage, c’est-à-dire de l’évolution de la connaissance. Les prédictions sont sélectionnées sur la base de l’efficacité des décisions qu’elles étayent, à savoir, selon des critères pragmatiques. La théorie mathématique des jeux est ainsi établie pour modéliser la procédure probabiliste du raisonnement inductif : les hypothèses prédictives fiables — les attentes que tout le monde devrait considérer comme vraies ou rationnelles — sont celles qui permettent de maximiser leur utilité. De ce point de vue, les croyances convergent vers des prédictions associant une sélection d’informations présentes (les traits qui permettent de reconnaître un objet ou un état des choses comme un état de l’offre et de la demande) à la réalisation d’une situation future, désirable ou néfaste. La probabilité attribuée à ces circonstances futures permet d’agir afin de limiter les pertes et, possiblement, obtenir les plus hauts gains. C’est par l’observation des résultats des décisions passées que l’on apprend à sélectionner les croyances et les stratégies plus fiables. De même, c’est en prenant le risque d’expérimenter que l’on fait évoluer les hypothèses et que l’on fait progresser les pratiques. Il naît ainsi le modèle de l’agent rationnel, le joueur stratégique de la compétition du marché.
Plutôt qu’être assurée par les idées autoévidentes, universelles et éternelles de la métaphysique, la vérité se dit des croyances vers lesquelles les agents convergent et qu’ils adoptent en raison des avantages pratiques. Elles sont susceptibles d’évoluer de façon réglée, au fur et à mesure que de nouvelles observations (ou données) se rendent disponibles. On comprend par là l’importance stratégique de l’information au sein de l’économie contemporaine : c’est la disponibilité de nouvelles informations qui permet d’accélérer l’optimisation des stratégies d’interaction auxquelles tout agent rationnel devrait se conformer. Grâce à leur puissance de calcul, les technologies intelligentes traitent rapidement des quantités de données non maîtrisables par le cerveau biologique. De cette façon, elles produisent et testent automatiquement un grand nombre d’hypothèses prédictives, propulsant l’innovation des pratiques. Nous ne pouvons plus prendre aucune décision sans les dispositifs computationnels qui sélectionnent pour nous les informations nécessaires à réaliser nos objectifs, outils dont l’usage est indispensable afin d’être compétitifs. Cependant, l’accès aux prédictions plus sophistiquées, comme l’accès aux technologies plus performantes, n’est pas égalitaire. En fait, certains agents peuvent s’avantager de façon prioritaire et exclusive avec des prédictions plus efficaces, notamment par le biais d’hypothèses concernant les préférences des défavorisés. On n’est pas tous également compétitifs dans l’actuel marché pour l’information, l’information étant à la fois un bien de consommation indispensable et une ressource, l’extraction de laquelle a un coût et, donc, un prix de vente. Les décisions de ceux qui n’ont pas les moyens (compétences, technologies et capitaux) d’accéder aux informations plus utiles sont orientées au moyen de suggestions ciblées à l’avantage des mieux informés. Consommant l’information administrée et prenant les décisions aptes à obtenir les biens auxquels ils ont les moyens d’aspirer, les usagers des services numériques engendrent les données que les développeurs des services technologiques et leurs clients payants traitent pour obtenir des hypothèses prédictives assurant des gains plus larges.
Or, la question que je pose dans le livre est la suivante : peut-on soutenir que ce qui est produit, consommé et reproduit dans notre société est effectivement de la connaissance ou s’agit-il tout simplement d’information, c’est-à-dire d’une marchandise dont la valeur est relative à son utilité circonstancielle ? Et qu’elle est la valeur de la connaissance produite par les œuvres d’art, dans un contexte où comptent seulement les informations offrant des avantages compétitifs ?
2. Partant de ce constat, vous proposez, face au jeu de l’induction, une autre modalité de constitution et d’ordonnancement d’énoncés : c’est le « jeu idéal ». La formule, que vous empruntez à Gilles Deleuze, désigne une opération qui intègre et produit du pur singulier, et que se partagent artistes – au sens le plus large du terme – et philosophes. Vous nous dites : « Derrière la multiplication des possibles algorithmiquement constructibles, on a perdu le monde sensible et la capacité d’apprécier la richesse infinie et non algorithmiquement constructible qui fait de chaque être une apparition à la fois unique et éphémère, ce qui lui confère sa valeur en soi, au-delà de toute valeur relative à une fin. » Prendre en charge cette apparition unique, c’est ce que semble pouvoir faire le jeu idéal, contrairement à celui de l’induction. Deleuze nous en donne les principales caractéristiques dans Logique du sens, la première étant qu’« il n’y a pas de règles préexistantes, chaque coup invente ses règles, il porte sur sa propre règle », puis que « l’ensemble des coups affirme tout le hasard », et enfin qu’« un tel jeu sans règles, sans vainqueurs ni vaincus […], où l’adresse et le hasard ne se distinguent plus, semble n’avoir aucune réalité ». L’ensemble de ces règles vous permet d’affirmer qu’à l’ère de l’IA, le jeu idéal est le seul qui reste essentiel à la pensée humaine, les modalités inductives étant prises en charge par des systèmes automatisés. Vous l’étendez à l’activité philosophique elle-même. Pouvez-vous nous expliquer les relations qu’entretiennent, dans cette perspective, les artistes et les philosophes ?
Le « jeu idéal » proposé par Deleuze a un objectif très différent du jeu stratégique du marché d’information, et il implique toute une autre conception de la connaissance comme de l’activité de penser. Lorsque le jeu auquel tous participent à l’aide des algorithmes consiste à optimiser les stratégies par la production des prédictions, le jeu idéal est un pari sur la réalisation d’une organisation collective alternative. Ce pari ne concerne pas la prédiction de l’évolution des stratégies mises en place dans la société capitaliste, mais l’apparition d’une autre forme d’organisation. Les œuvres invoquent l’événement d’un autre monde, d’une réalité irréductible au jeu qu’on tient pour la seule réalité rationnellement nécessaire. S’agissant de ce qui échappe au possible rationnellement envisageable, l’événement sur lequel le philosophe ou l’artiste parient est accessible à partir d’une réflexion différente du raisonnement inductif par lequel on s’oriente dans la réalité où l’on est immergé. Par cette réflexion, on s’élève aux conditions virtuelles d’actualisation d’une pluralité de mondes possibles, mondes qui n’existent pas encore, qui, peut-être, ne se réaliseront jamais, mais qui, pourtant, peuvent s’incarner dans des objets concrets, à savoir les œuvres d’art. Ces mondes ne sont pas représentés ou imaginés par les artistes, mais créés comme des signes qui forcent à sentir et à penser autrement, d’une manière conforme à une réalité de nature différente. Ces signes engendrent dans les esprits des sensations qui ne correspondent à aucun des objets perçus dans le monde ordinaire. En revanche, ils forcent à sentir ce qu’on n’aurait pas la possibilité de sentir au cours des interactions réglées dans le jeu où tout est réduit à une suite d’informations pertinentes, où l’on ne considère que les données utiles pour répondre efficacement.
L’art et la philosophie se rejoignent sur cette fonction, ils incitent les esprits à s’élargir, à éprouver et à penser ce qui resterait autrement inconnaissable. En ce sens, connaître ne signifie pas avoir appris à répondre automatiquement aux informations sélectionnées comme pertinentes, comme requis par la rationalité. Au point de vue spéculatif du jeu idéal, connaître signifie expérimenter des affects et saisir des concepts qui agrandissent l’espace de ce qu’on peut sentir et penser. L’objet de ce connaître est l’ouverture d’un possible excédant les possibles inclus dans l’évolution innovante du jeu qu’on a pris l’habitude de considérer comme la seule réalité dont on peut faire l’expérience. En ce sens, ce type de connaissance n’est pas réductible à de l’information, cette dernière ayant une valeur relative à la réalisation des objectifs fixés par le jeu rationnel du marché. La connaissance produite par les œuvres a plutôt la valeur éternelle d’un appel à s’ouvrir au possible d’autres jeux, à embrasser l’altérité radicale d’affects et concepts qui ne nous appartiennent pas.
3. Vous détaillez, à la fin de l’ouvrage, l’enjeu qu’il y a, pour la vérité du singulier, à résister à sa propre simulation : « Cette réalité (phénoménale) est le flux du devenir où toute forme de connaissance n’est qu’une apparence temporaire comme toutes les autres, le monde sensible du pur apparaître qui ne peut pas être connu sans proférer un mensonge. Cette réalité est celle avec laquelle l’artiste vit en conformité dans l’effort de produire des fictions qui se savent telles et qui, en célébrant la richesse inépuisable des qualités transitoires de chaque instant, crée des apparences d’apparences qui contribuent à la richesse du sensible. » Si la saveur de l’art tient dans le fait que la vérité de la fiction se sait fiction, pourquoi la nécessité de l’artiste ? Pourquoi, quand une image ou une fiction produite par un programme parvient à nous émouvoir, avons-nous l’impression d’avoir été floué.es ?
Le passage que vous avez cité se réfère à la conception nietzschéenne du simulacre qui a inspiré la notion du jeu idéal de Deleuze, comme son esthétique. Les simulacres sont des fictions irréductibles à des représentations, ces dernières servent, en effet, à communiquer les informations pertinentes à l’égard d’un objet, les données nécessaires à établir des stratégies efficaces d’interaction. Une fiction ne communique aucune information utile pour prendre des décisions rationnelles ou efficaces. En revanche, comme je le disais plus haut, une œuvre permet d’expérimenter les affects relatifs à la rencontre avec un objet appartenant à un autre monde. Il s’agit ainsi d’une fiction qui dévoile la fiction de la croyance dans la nécessité du processus que l’on considère comme la seule réalité possible. D’une certaine façon, les œuvres permettent de saisir toute réalité comme une construction qui pourrait être différente et de saisir ainsi le monde dans lequel on existe comme une fiction à son tour, comme un objet dont la valeur réside dans les affections sensibles qu’il autorise à expérimenter. La grande quantité d’informations toujours renouvelées est, à ce point de vue, une forme de pauvreté, si on la compare à la richesse de stimulations sensibles qu’on doit oublier pour s’intéresser uniquement à ce qui est utile en vue de performer la réponse rationnellement adéquate.
4. Vous participez à de nombreux programmes qui prennent en charge les questions soulevées par le perfectionnement des AI et les implications de celui-ci sur les plans esthétiques et politiques. Je pense au programme que vous allez conduire au Collège international de philosophie (CIPh) pour l’année à venir, ou bien aux projets artistiques auquel vous prenez part, par exemple avec les travaux de Anne-Sarah Huet ou, plus récemment, dans le cadre du Féral, nouveau cycle inauguré le mois dernier par les artistes Fabien Giraud, Raphaël Siboni et la curatrice Anne Stenne. Je pense aussi à vos échanges plus informels avec de nombreux·ses artistes qui manipulent les représentations des humanités numériques, comme Grégory Chatonski ou encore le duo Émilie Brout et Maxime Marion. De même que dans votre ouvrage créateur·ices et philosophes ont beaucoup en commun, vos activités semblent souvent liées à celles d’artistes qui investissent les mêmes thématiques : quelle est la teneur de ces liens ?
Je suis persuadée que l’on ne pense et l’on ne crée jamais individuellement. On le fait, bien sûr, seuls devant son ordinateur ou dans son atelier, mais ce que l’on produit ainsi n’aurait aucune valeur s’il ne s’agissait pas d’une tentative de répondre à un problème collectif. Avec les artistes que vous mentionnez, on partage des questions, une façon d’interroger le présent, une certaine manière d’invoquer l’avenir. Par leurs œuvres et leurs réflexions, ces artistes m’incitent à dépasser le cadre de ce que je tiens pour établi. C’est le problème que nous ne cessons de retravailler ensemble, les urgences du présent l’imposent. Pour cette raison, j’ai décidé d’organiser mon prochain séminaire du CIPh autour de la question aujourd’hui cruciale du rapport entre création et écologie. Il va s’agir de réfléchir ensemble à des modalités de création qui soient opérantes dans le dépassement de la notion de croissance ou d’innovation. En effet, l’urgence climatique contraint artistes et philosophes à se mobiliser, à augmenter les messages d’alerte lancés par les scientifiques de fictions, de formes, de productions de pensée qui puissent avoir un rôle actif dans le changement des pratiques et des styles de vie contemporains. Ce nouveau champ de travail fera naturellement suite aux conséquences de mes recherches autour de la pensée inductive : si la numérisation et l’automatisation semblent soumettre la culture aux exigences du marché d’information et inscrire les démarches écoresponsables dans un programme de soutenabilité conforme à la perpétuation de l’organisation néolibérale, il s’agira de définir, si l’on peut, les technologies actuelles et, le cas échéant, de définir comment mettre ces dernières au service de la vie plutôt que de son exploitation.
1 L’inférence bayésienne (utilisant le théorème de Bayes) est une méthode statistique par laquelle on calcule les probabilités de diverses causes hypothétiques à partir de l’observation d’événements connus.
2 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de minuit, 1969.
3 Ibid, p. 75-76
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Head image : Émilie Brout & Maxime Marion, IDLE (acts α and ß), 2023. Vidéo 4K, 25′. Avec le soutien du Cnap & Fonds culturel national Luxembourg. Courtesy les artistes et galerie 22,48m2.
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Patrice Maniglier, Catherine Malabou, Carin Klonowski, Nicolas Bourriaud, Géraldine Gourbe,
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