Gwenola Wagon

par Laure Jaumouillé

Née en 1975, Gwenola Wagon est artiste et maître de conférences depuis 2008 dans le département Arts Plastiques de l’Université Paris 8. Diplômée de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris et de l’Atelier de recherches interactives, elle a soutenu une thèse sur les utopies d’un cinéma interactif. Gwenola Wagon est cofondatrice du collectif Cela Étant avec Alexis Chazard. En 2007, elle fonde Nogo Voyages avec Stéphane Degoutin. Ses projets font écho au cinéma élargi, aux mondes virtuels, pour expérimenter leurs possibles extensions dans le monde réel. Une partie de son travail artistique est effectué en collaboration avec Stéphane Degoutin.

Tout d’abord, pourriez-vous me parler de vos débuts ?

J’ai commencé par explorer de nouvelles façons de faire des films sans l’appareil du cinéma, en découvrant l’extraordinaire liberté dans le montage et l’esthétique du recyclage par la collecte et le réemploi des images (found footage). Mon intérêt pour les matériaux archivés remonte aux avant-gardes artistiques, à l’histoire du collage au cinéma, au film de montage (avec des approches aussi variées que celles de Jean-Luc Godard, de Chris Marker, de Harun Farocki, de Martin Arnold, d’Adam Curtis). On peut considérer qu’il y a eu une révolution à partir des années 2000, le numérique a ouvert la voie à la porosité des médias par un langage alphanumérique commun ; les espaces de production comme de diffusion réservés au cinématographe ont explosé avec l’apparition des caméras mini DV, des logiciels de montage virtuel et des plateformes de vidéos en ligne (YouTube). De nouvelles espèces de films émergent. Progressivement, des logiciels font converger les pratiques. Je fais partie de cette génération qui va vivre cette mouvance entre les médias comme entre les images.

Vous enseignez à Paris 8. Quel est le sujet de votre séminaire ?

Venant d’une école d’art, j’ai participé à l’Atelier de recherches interactives à l’EnsAD fondé par Jean-Louis Boissier, qui insuffla d’autres manières de faire des recherches, mettant en place ce qu’on nomme aujourd’hui la « recherche-création ». Dans le cadre de mon séminaire, Mondes persistants, je m’intéresse aux « fantômes du cyberspace » aux imaginaires véhiculés par des représentations d’Internet, dans le prolongement de Média Médiums 1 réalisé avec Jeff Guess sur l’histoire de la transmission à distance. Avec le télégraphe, et la possibilité d’envoyer et de recevoir des messages à de longues distances, va progressivement émerger l’idée d’une dématérialisation des corps. On va imaginer qu’il est possible d’aller plus loin : si on peut se téléporter par le biais de l’émission d’un message, pourquoi d’autres « esprits » ne feraient-ils pas de même ? Ces glissements spéculatifs sont venus massivement avec les avancées techniques : celles de l’électricité, du télégraphe, de la voix enregistrée et de tout ce qui porte le préfixe « télé- ».

On lit sur Internet que vos recherches portent sur les relations entre le numérique et le monde physique. Cela vous semble-t-il correct ? Que pourrait-on ajouter pour qualifier votre recherche ?

Gwenola Wagon, Globodrome, 2012.

Mon premier film s’intitule Globodrome 2. Il y a une dizaine d’années, j’effectuais un tour du monde à l’intérieur du moteur de recherche cartographique Google Earth sous la forme d’un récit de voyage. Les descriptions se déroulaient en suivant les mêmes routes que les personnages du livre de Jules Verne : Le tour du monde en 80 jours. Plonger dans le moteur de recherche me semblait une aventure nécessaire car je ne parvenais pas à lire de récit adéquat. J’ai essayé d’apprendre à survivre dans ce milieu de surabondance des données. Il me semble que le plus perturbant est de ressentir une disjonction entre soi, son milieu et l’imaginaire véhiculé par celui-ci. Or il est difficile d’habiter « en disjonction », l’ayant vécu dans mon enfance en petite ville de province, où rien de l’imaginaire collectif dominant ne coïncidait avec le milieu dans lequel je vivais. Cette disjonction conduisait à imaginer d’autres formes d’imaginaire, et c’est dans cette faille que les entreprises du numérique se sont engouffrées, transformant notre relation au lieu. Si, depuis, ce type de plateforme intègre mon milieu au point qu’il en fasse globalement partie, je ne peux faire comme s’il n’existait pas. Interroger la place que prennent les navigations cartographiques devenait une évidence. Globodrome est un manuel de survie anti-disjonction.

Dans mes recherches, j’étudie de près la notion de « cyborg » utilisée par Donna Haraway. Pouvez-vous me parler de l’œuvre intitulée Cyborgs in the Mist (Cyborgs dans la brume, 2011) et m’en dire davantage au sujet de son titre ?

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cyborgs dans la brume, 2012.

Cyborgs dans la brume 3 consiste en une enquête de terrain sur la première maison en béton armé au monde : la Villa Coignet. C’est en sondant le périmètre de la maison que nous sommes en mesure de recoller les morceaux de son histoire éparpillée, ce qui nous conduit à envisager les origines du béton. Son créateur, François Coignet, était un chimiste qui faisait de la colle à partir d’os broyés autour de 1850. L’enquête porte sur le voisinage de la Villa Coignet (des cultes évangélistes), mais aussi sur cette poudre de béton qui est en même temps une poudre de nourriture et de données. Le film aborde la question de la fin de l’homme et du transhumanisme. Suite aux refus d’autorisation de filmer les centres de données, nous doublons nos recherches par l’utilisation de sources complémentaires telles que des archives, des images de satellites et des films trouvés. Ces documents comblent la tâche aveugle émanant de forteresses impénétrables.

Avec World Brain (2015), vous explorez l’infrastructure d’Internet et vous évoquez l’idée d’un « cerveau mondial ». S’agirait-il d’une spéculation au sujet de l’intelligence artificielle ?

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, World Brain, 2015.

Avec World Brain 4 nous avons recherché un moyen de représenter la partie « physique » d’Internet au sein des croyances qui l’ont précédé, celles d’un « cerveau global » lié au « fantasme de la connexion ». On a imaginé un groupe d’individus qui partent en forêt avec le strict minimum et une connexion Internet. World Brain est un film qui veut traduire le fantasme de notre société occidentale, mais sous la forme d’une fable. Erewhon 5, réalisé avec Pierre Cassou-Noguès et Stéphane Degoutin, raconte la vie des humains d’un monde où l’automatisation est poussée jusqu’à ses extrêmes et dresse le portrait d’une ville située dans un présent parallèle. Le travail tel qu’on le connaît y a disparu. Des usines produisent tout ce qui est nécessaire à la vie. Le stockage et la manutention sont externalisés dans des hangars sans humains. Des fermes transforment les végétaux et les animaux. Des logiciels optimisent le système. Les habitants s’adonnent à des occupations ludiques. Des robots-loutres prennent soin des personnes âgées. D’autres massent les habitants. Des aspirateurs s’éveillent à la sensualité. Humains, animaux et plantes sont reliés dans un système de centres de données interconnectés qui traite la matière mentale où se conserve la mémoire de la ville.

J’ai été très marquée par Dance Party in Iraq (2013). On y observe des soldats américains qui se mettent en scène, qui montrent qu’eux aussi aiment faire la fête, qu’ils sont des hommes comme les autres… Pouvez-vous m’en dire davantage ?

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Dance Party in Iraq, 2013.

Nous découvrons les vidéos de soldats en train de danser en Irak et en Afghanistan. Les vidéos postées massivement témoignent de l’ennui : Bored in Afghanistan, Bored in Iraq, Bored Marines, Bored Bored Marines, Bored as Hell. Face à l’ampleur du phénomène, nous avons procédé à une collecte systématique entre 2012 et 2013. L’installation se présente sous la forme d’un triptyque de trois montages qui mettent en scène l’ambivalence des danses dans ce contexte : pop culture, défoulement, fraternisation, érotisme, violence, conjuration, mort, nostalgie, fuite… Nous souhaitions remettre en circulation les images dans un espace d’exposition de manière à ce que le public puisse en débattre. Nous avons coupé le son et laissé les images sans commentaire.

Avec What is it like to be a Firefly? (Quel effet cela fait-il d’être une luciole ?, 2017), tout porte à croire que vous vous inspirez de l’ouvrage de Pier Paolo Pasolini, Where have all the Fireflies Gone? (1975). Comment en êtes-vous arrivée à établir cette correspondance ?

Gwenola Wagon, What is it like to be a Firefly?, 2017.

Quel effet cela fait-il d’être une luciole ? 6 s’inspire du texte de Pasolini. J’ai suivi une équipe de chercheurs taïwanais 7 (entomologistes, climatologues, géologues, écologistes, amateurs), qui réintroduisent des lucioles dans la ville de Taipei, où elles avaient disparu. À travers cette implantation, c’est une réflexion sur leur rôle de bio-indicateur dans l’environnement qui se tisse avec ma propre fascination pour ces entomologistes, qui explorent les coléoptères à travers leur microscope et transportent les larves autour de Taipei. Les explorations nocturnes basculaient aux confins de l’étrange. Leur manière de regarder le monde n’est pas seulement scientifique. Tout ce que j’ai pu vivre pendant le tournage était à la limite du perceptible. Les lucioles, c’est dans l’ombre qu’elles survivent. Surtout pas dans la lumière. Il m’a paru pertinent de ne pas les éblouir de trop d’explications. Il manque à présent un dernier voyage pour savoir si elles ont pu se reproduire, survivre…

Avec le projet Planète Stock (2020-2021), vous imaginez un entrepreneur fictif qui acquiert le monopole sur son champ de production, pour atteindre une amplitude sans précédent. Cet imaginaire que l’on retrouve dans notre société consumériste fait l’objet d’une véritable enquête. Pouvez-vous me dire comment vous avez procédé ?

Depuis quelques années, j’enquête sur les programmes d’un entrepreneur, B, et de sa société, ∀. C’est une société totale. C’est pourquoi je la désigne du signe « ∀ », qui n’est pas seulement un « A » à l’envers mais un symbole qui signifie « quel que ce soit ». Quel que soit x, ∀ vous le fournit, peu importe ce que c’est. Planète Stock raconte l’hypermarché-monde engendré par la basse résolution et la vitesse de propagation qui s’appliquent à toute chose. La peur globale actuelle suscite un repli des humains dans leur foyer, qui est au cœur des programmes de ∀ ; ses activités prolifèrent dans ce mode de vie d’isolement qui fait suite aux injonctions sanitaires.

Pour ma part, je considère que la notion « d’Anthropocène » est un mauvais concept dans la mesure où il envisage l’anthropos comme un être humain unifié, ce qui nous empêche d’envisager les situations locales. Que pensez-vous de cette notion ?

Gwenola Wagon, La conférence aux moutons, 2018.

Je suis d’accord avec votre analyse. L’Anthropocène m’intéresse en terme de récit. Cependant, d’autres mots, d’autres terminaisons sont possibles, autres que celles désignant un monde clos, figé et entouré de vide… Multiplier les récits comme autant de manières d’appréhender la Terre et, par extension, d’être au monde ; des récits comme des errances, des approximations, des tâtonnements, en regard de la prise de conscience de la fragilité de l’écosystème.


  1. https://mediamediums.net
  2. https://d-w.fr/fr/projects/globodrome/
  3. https://d-w.fr/fr/projects/cyborgs-dans-la-brume/
  4. https://d-w.fr/fr/projects/world-brain/
  5. https://welcometoerewhon.com/
  6. En référence à l’article du philosophe Thomas Nagel : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », Thomas Nagel, “What is it like to be a bat?”, in The Philosophical Review, no 83, 4, octobre 1974, https://d-w.fr/fr/projects/quel-effet-cela-fait-il-detre-une-luciole/
  7. Wu Chiashuang, directeur du Taiwan Endemic Species Research Institute, et Ho Jen-zon, responsable de la Low Altitude Experimental Station du Taiwan Endemic Species Research Institute.

Image en une : Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon, Virusland, 2021. https://vimeo.com/pcngw