Interview de Laura Gozlan
Laisse-moi manger ton âme
Notre rapport au temps n’est pas linéaire, il fluctue à travers les contextes.
En visitant l’exposition de Laura Gozlan à la galerie Valeria Cetraro, j’attendais un message d’amour. Je croyais être restée une heure, seulement vingt minutes s’étaient écoulées. De la même façon que les protagonistes de son film : « my feelings were rooted in an idealized version of the past that never existed ». Nous enterrons des fantômes qui finissent toujours par ressurgir. Sur ce banc glacial, je me laissais entrainer sur des terrains éprouvants néanmoins séduisants.
Cette exposition se divisait en deux parties, la première, « Now you’re inside me », la seconde « Liminalities », visible jusqu’au 16 novembre. Dans les deux cas, l’espace se construisait autour du dernier film de Laura Gozlan « Now you’re inside of me, it doesn’t mean we’ll collegially agree on all topics ». Pour le quatrième volet de la série MOTHER, nous sommes plongés dans un huis-clos avec Mum et Faust, deux personnages qui errent dans la pénombre de catacombes. Lors d’un dimanche brumeux, nous avons discuté avec Laura Gozlan d’attraction dans la répulsion, de spectres et d’orgasmes, d’enfance et de mort, de rave et de guerre…
Suzanne Vallejo-Gomez : Ton exposition chez Valeria Cetraro s’est présentée en deux temps. Le premier, sous le commissariat d’Andrew Hodgson, montrait le film accompagné d’une sculpture métallique qui servait de banc. Le deuxième, sous le commissariat de Clara Guislain, conservait le film en retirant le banc, disséminant autour de l’espace tes sculptures. Ce film, « Now you’re inside of me, it doesn’t mean we’ll collegially agree on all topics », génère une sorte de « eeriness », dans son rapport au glitch, à l’amnésie, c’est une étrange loop temporelle et spatiale. Les personnages errent sans savoir où aller, se parlent sans s’entendre. Tes sculptures sont des jouets d’enfants transformés, on dirait des spectres, un cimetière d’enfants morts. Quelle est ta relation avec le genre de l’horreur et avec ce qui touche au « eerie », à l’étrange familier ?
Laura Gozlan : C’est vrai. D’une exposition à l’autre, le banc a disparu. Au départ, c’est trois assises, des sièges de tracteurs aux allures de masque. Ce banc, il dégage un sentiment d’inconfort. L’écart entre chaque siège était calculé pour laisser trop peu d’espace, refusant un « safe-space » au spectateur. Le banc est remplacé par ces sculptures qui font penser à des enfants en train de regarder la télévision. L’écran LED, il convoque une sensation rétinienne particulière, une lumière clinique. Ça crée une zone d’ombre, des choses se perdent entre les pixels. Dans l’horreur comme dans le « eerie », cette zone m’intéresse particulièrement. Tu es dans un rapport de compulsion, de plaisir, mais en même temps d’inconfort, d’attraction dans la répulsion.
Le cimetière d’enfants, oui, clairement. (rires) Je m’intéresse à notre rapport à l’enfance, surtout avec ce personnage de Faust. La façon dont elle parle et bouge dans l’espace est attirante mais dégoûtante à la fois. Le ton de sa voix est imprévisible, très aigu ou très grave, de la même façon que les voix enfantines. Ces sculptures, elles invoquent ce qu’on peut projeter sur l’enfance et sur des objets dits « mignons ». On a un besoin permanent de se rassurer, de créer des zones de confort en se complaisant dans une nostalgie vis-à-vis du passé. Cette compulsion c’est un puit sans fond. Au départ, les sculptures sont des jouets d’enfants mais en les carbonisant, en les transformant, on aperçoit la précarité de leur équilibre.
SVG : Il y a aussi une dimension de catastrophe, la conservation de reliques ?
LG : C’est certain, on se trouve dans une dialectique de la perte et de la conservation. Ça m’intéresse ce sujet de la conservation, surtout vis-à-vis de l’exposition. Un musée, par exemple, sa vocation est de conserver des objets mais aussi des corps. Tous les artefacts d’expositions peuvent être perçus comme des momies.
SVG : Comme des cimetières aussi ?
LG : Oui, des cimetières d’œuvres. Mais une exposition peut s’activer, notamment via l’expérience des spectateurs qui rendent l’espace vivant. Dans la galerie Valeria Cetraro, on peut percevoir l’espace depuis la vitrine à l’extérieur. Il y a cette double perspective, entre l’expérience des pièces dans la galerie et ce qu’on voit depuis la vitrine : des sculptures qui regardent la télévision (et des spectateur.rice.s qui regardent des sculptures qui regardent la télévision). Il y a aussi une forme de plasticité négative dans ces sculptures. Les formes de destructions radicales impliquent la naissance d’une nouvelle plasticité. Mais c’est une impasse. C’est comme les choses qui touchent à l’enfance, une fois adulte, on s’attache à fétichiser ce passé, pourtant irrécupérable.
SVG : Dans ce film, le dialogue entre les deux protagonistes est assez théâtral. Le texte peut fonctionner de façon autonome, faire sa propre vie comme un poème. Le rapport à l’espace est important dans tes films et dans ton approche à l’exposition. C’est quoi la relation entre ton texte et son lieu ?
LG : C’est intéressant la question du théâtre, c’est comme la salle de cinéma, c’est une machine, une entité architecturale avec ces technicités. Profondeur de scène. Salle frontale, bilatérale, circulaire. Lumières. C’est la voix des acteur.ice.s qui activent l’espace. C’est donc la matière du texte qui entre dans les corps et en ressort. Pour le choix du lieu, celui-ci implique certains facteurs historiques. Ces carrières souterraines sont situées dans la zone rouge dans le nord de la France, il y avait des garnisons pendant la première guerre mondiale. On filme dans un lieu qui était à la fois un champ de bataille mais aussi un endroit où les soldats vivaient et mouraient. Je m’intéresse aussi aux armes chimiques de guerre.
C’est l’un des premiers endroits où a été utilisé l’Ypérite, ce gaz de combat que les armées continuent d’employer aujourd’hui. C’est l’une des premières armes chimiques. Les gaz militaires, la mort par respiration m’évoquent ce qui est spectral, ce qui hante, ce qui est simultanément présent et absent. Enfin, il y a le non-entendement. Tu disais que les personnages se parlaient sans se comprendre, pour moi ça touche au sujet de la transmission, notamment entre générations. Le personnage de Mum essaie de protéger l’autre, même s’il souhaite pénétrer son âme, au départ il essaie de la prévenir.
SVG : Les flux, contrôlés, ou qui débordent, semblent importants dans ton travail. Le thème de la « pénétration » est invoqué dès le titre du film. Je pense aussi à certaines répliques comme : « Mutual Sexualized Fear » ou « You have never fucked anyone but yourself ». Le sujet de la masturbation, notamment féminine, fait partie d’un des thèmes que tu as pu explorer.
Crois-tu que dans notre ère « pornotopique » le rapport à la pénétration, à l’autre, est un sujet terrifiant ? Est-ce que on se trouve dans un état de « mutualized sexualized fear » ?
LG : Il y a la peur de l’autre, du corps de l’autre. Je pense notamment à la crise du sida des années 1990. C’est la pénétration des fluides, leur mélange. La sexualité c’est aussi l’endroit matriciel de tous les traumas. Mais c’est également un lieu émancipateur, une source d’énergie, comme l’énergie solaire. Ça peut être un endroit de domination, comme y échapper. Déjà, on peut se faire pénétrer par plein de choses différentes. Mon intérêt pour la masturbation c’est aussi celui d’utiliser la voix basse pour invoquer de nouvelles énergies parfois magiques. Par exemple, dans ma vidéo précédente, le personnage se masturbait pour changer le résultat des élections. Le miracle par la masturbation. Le point d’orgasme pouvait changer les données du dépouillement.
SVG : Si plus de gens avaient d’orgasmes les résultats d’élections seraient différents, en effet.
LG : Voilà ! Ça permettrait de limiter les passions tristes. Vis-à-vis de ta question sur la pénétration, et le rapport à la domination, je pense qu’il faudrait s’échapper du prisme psychanalytique. Même si des relations de pouvoir peuvent s’y manifester, ça peut se jouer ailleurs.
SVG : Il serait dommage que nos fantasmes se limitent au cercle Œdipien, on peut explorer des recoins bien plus ténébreux d’ailleurs.
LG : (rires) Très dommage en effet. La pénétration c’est aussi l’extase. Comme dans l’extase religieuse. Tu es face à des formes d’altérités assez radicales. C’est pareil avec la drogue, quand tu prends des acides par exemple. Tu es poussé dans des endroits où tu n’as plus de référentiels, tu te perds dans ta propre subjectivité. Le sexe nous renvoie aussi à nos subjectivités. D’ailleurs, ça peut prendre de nombreuses formes, dans la tendresse, par exemple. Je ne sais pas si les gens craignent la pénétration. C’est peut-être comme avec les acides, une tendance actuelle au microdosage. Comme si l’expérience était trop forte pour être vécue.
SVG : En tant qu’artiste, la jeunesse est un atout, mais implique souvent un manque de crédibilité. Les sujets de la jeunesse et du vieillissement sont aussi une question de genre et de classe sociale. Il y a ce très beau livre de Susan Sontag « On Women », où elle parle de ça. Le discours de Sontag des années 1970 est bien sûr encore d’actualité, mais en même temps, c’est comme si on assistait à un revirement. On est plutôt sur du « Save the Planet Kill Yourself », à la Chris Korda. Le rêve de la vie éternelle semble un peu dépassé en 2024, non ?
LG : Je ne sais pas si c’est dépassé, ça l’est d’une certaine manière car c’est partout. Dépassé car dans le passé, partout donc dépassé. Il y a des programmes de prolongement de la jeunesse, une recherche avec des volumes financiers comparables à la recherche spatiale. Il y a toujours cette question de classe évidemment. Qui sont ceux pouvant prétendre à cette jeunesse éternelle ? C’est peut-être davantage le prolongement de la jeunesse que celui de la vie. Et c’est en effet une question féministe et classiste. En tant que femmes, notre corps était pendant longtemps notre unique capital. D’un autre côté, pour les hommes, on a la culture du « Looksmaxxing ».
De façon similaire, il y a un capital et une forme d’accumulation primitive de richesse qui se joue à travers le corps. Malgré la différence de canons de beauté entre les époques et les endroits, il y a quasiment toujours une fétichisation de la jeunesse. En revanche, je pense que dans les communautés lesbiennes c’est vécu différemment que chez les femmes hétérosexuelles. L’immortalité, il faut voir à quel prix, d’où le pacte faustien. C’est rare et cher. L’ingénierie du corps, l’industrie de la beauté ou de la jeunesse, c’est aussi une machine à vocation exclusive.
SVG : Dans tes films, les vêtements et le maquillage sont toujours marquants. Dans le dernier, Faust a ce rouge à lèvre qui déborde autour de ses yeux et cette fourrure blanche, c’est très heroin chic. L’histoire du lieu est tragique mais on pourrait aussi se trouver dans le sous-sol d’une rave. Les deux actrices ont l’air défoncées. Dans la nuit comme dans la drogue et dans l’amour, les temporalités sont déconstruites, le temps passe différemment, on peut s’y perdre. Tu es inspirée par cet univers ?
LG : Oui, c’est à la fois une source d’inspiration et d’expérience. Dans le montage du film, il y a ces boucles temporelles obsessionnelles. Les affects guident la timeline. Les scènes n’ont pas de marqueur temporel linéaire. L’influence de certaines drogues permet de générer des expériences radicales de vertiges temporels. Tu ne sais plus dans quel sens s’écoule le temps. Dans une rave, la lumière est occultée, le soleil pourrait s’être levé. Je m’intéresse aux états que cet environnement produit sur nos corps. Tu es poussé dans des confins qui permettent de se distancer de soi-même, de se décentrer. La puissance de la nuit aligne nos expériences.
Pour les vêtements, et le costume de Giulia, on voulait quelque chose qui rappelle les années 1920. Dans les postures du film, il y a quelque chose de l’ordre de la créature ou du cyborg. Cette fourrure trop grande pour elle qui évoque presque une peau animale. Je pensais à Berlin, capitale du sexe pendant l’entre-deux-guerres, un moment de lâcher prise et d’excès.
Head image : Laura Gozlan, Now you’re inside me, it doesn’t mean we’ll collegially agree on all topics, 2024 avec Giulia Terminio. Film 4K, son, couleur, 13 min.
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- Du même auteur : Au cœur de la marge : pour une littérature vivante, Jean-Max Colard sur le festival Extra ! ,
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