Joe Scanlan

par François Aubart

Le Frac des Pays de la Loire a confié à Joe Scanlan l’organisation d’une double exposition dans ses murs et à la HAB Galerie de Nantes avec les œuvres de sa collection. L’artiste a investi ces deux lieux avec deux projets complémentaires mais opposés. Pour cela il convoque deux notions artistiques aussi essentielles qu’antagonistes, qu’il emprunte à Marcel Broodthaers, celle de décor et celle d’avant-poste. La première évoque une domestication de l’art à laquelle la seconde ne veut se résoudre. Mais est-il vraiment possible d’envisager une pratique totalement insoumise au statut d’objet et dans quelles conditions ?

Ces questions informent les travaux de Joe Scanlan mais, à Nantes, c’est en curateur qu’il les pose. Pour un artiste qui apprécie de proposer des gestes et des affirmations radicales pour en observer les effets et les résultats, c’est l’occasion de penser l’art et de montrer des œuvres.

Bon nombre de vos œuvres portent sur des œuvres d’autres artistes. « SolongSolSolong », votre exposition à l’IAC de Villeurbanne en 2007, était un hommage ambigu à Sol LeWitt. Vous y présentiez des wall-drawings de flocons de neige géométriques réalisés selon un procédé similaire au sien, qui produisaient néanmoins une sorte de représentation. Quant à la série des Dick Jokes, ce sont des tableaux réalisés par l’artiste fictionnelle que vous avez créée, Donelle Woolford, qui présentent des blagues cochonnes au sujet d’un personnage dont le nom évoque celui de Richard Prince, imprimées sur toile à la manière de la célèbre série de Jokes de ce dernier. Étant donné votre habitude de produire un art qui commente celui d’autres artistes et votre goût pour la ventriloquisation de leurs œuvres, pouvez-vous nous dire comment vous abordez l’organisation d’expositions ?

Il est vrai que certaines de mes pièces sont des jeux explicites avec des œuvres de Duchamp (sa boîte-en-valise), de LeWitt ou de Prince, cependant je ne m’intéresse pas tant à la question du statut de l’auteur qu’à l’idée que nous utilisons tous les artistes précédents et leur art pour faire avancer nos propres idées. C’est dans cet esprit que j’ai pensé l’invitation de Laurence Gateau comme une opportunité d’utiliser la collection du Frac des Pays de la Loire pour essayer de mettre en pratique deux idées complémentaires sur lesquelles Marcel Broodthaers travaillait au moment de sa mort : le décor et l’avant-poste.

Mon idée est de voir si les œuvres peuvent s’accommoder d’un concept que j’ai pensé pour elles même s’il est éloigné de l’intention qui leur a présidé. L’on peut peut-être dire que j’aborde le curating à la manière dont Rauschenberg abordait les matériaux qu’il agençait dans ses Combine ou à celle dont Arcimboldo abordait la construction d’un visage au moyen de légumes : le navet peut représenter un navet mais il peut aussi représenter un nez, ce qui change notre perception et des navets et des nez.

Bojan Sarcevic, Gala Porras-Kim, François Morellet, Béatrice Dacher, Joe Scanlan. Vue de l’exposition du Frac des Pays de la Loire conçue par Joe Scanlan « Décor/Avant-poste » , photo : Fanny Trichet.

« Décor » et « Avant-poste », les titres de vos expositions, représentent deux définitions très différentes, sinon contradictoires, de l’art.

Quand Laurence Gateau m’a proposé d’organiser ces expositions (l’une dans l’espace du Frac à Carquefou et l’autre dans un espace satellite appelé HAB situé dans le centre de Nantes), il m’a semblé naturel qu’elles s’opposent tout en essayant de produire quelque chose de semblable, quelque chose comme une utilisation réussie de l’art.

Je m’intéresse beaucoup à l’approche tardive de Marcel Broodthaers de la notion de décor en tant que déclaration politique sur l’échec de l’art, qui est pourtant en même temps une déclaration positive quant à ce dont l’art est capable, aussi limité que soit son rôle dans la société. Ces expositions sont pour moi une façon de créer un scénario hypothétique autour de cette contradiction, de voir ce que cela pourrait donner de reprendre là où Broodthaers s’est arrêté, pour ainsi dire.

Stefano Arienti, Maria Loboda, Leonor Antunes, Lucy Skaer. Vue de l’exposition du Frac des Pays de la Loire conçue par Joe Scanlan « Décor/Avant-poste » , photo : Fanny Trichet.

Comment Broodthaers a-t-il exprimé cet échec ?

Dans un texte sardonique publié dans No Photography Allowed, le livre qui accompagnait son exposition au Museum of Modern Art, à Oxford, en 1975, il déclarait qu’il avait choisi « de considérer l’art comme un travail inutile, apolitique et de peu d’importance morale », et poursuivait en disant : « Exhorté par quelque inspiration de base, j’avoue que j’éprouverais une sorte de plaisir à me tromper. Un plaisir coupable, puisque ce serait aux dépens des victimes, de ceux qui pensaient que j’avais raison. »

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la notion de décor telle que l’envisageait Broodthaers ?

Je pense qu’il considérait le décor comme l’incarnation même de la nature paradoxale de l’art, du fait que l’art soit intemporel, symbolique et expressif, mais en même temps relativement inefficace en tant qu’outil d’action politique ou de changement social. Broodthaers voyait du pouvoir dans la faiblesse de l’art, c’est-à-dire dans sa capacité – ou plutôt son incapacité – à faire quoi que ce soit. L’art est comme le Dr Rieux dans La peste de Camus, un homme aux capacités limitées piégé dans les murs d’une situation désespérée, qui continue néanmoins comme si ses actions pouvaient faire la différence. Que pourrait-il faire d’autre ?

Broodthaers a exprimé un sentiment similaire dans un texte publié à l’occasion de son exposition au Centre Pompidou, écrivant que, si faible soit-elle, une attitude politique est aujourd’hui nécessaire. Il y reprend d’ailleurs en reprenant une déclaration diffusée aux visiteurs lors du vernissage, le 2 octobre 1975 : « Selon le souhait de l’artiste, comme geste symbolique de solidarité avec les Démocrates Espagnols, le vernissage de l’exposition sera interrompu une demi-heure avant l’heure habituelle ».

Au début des années 80, Broodthaers a été associé à un groupe d’artistes regroupés sous le nom de « critique institutionnelle ». Il a ainsi été comparé à Daniel Buren, Michael Asher ou Hans Haacke qui sont des artistes ayant clairement intégré la stratégie de l’art conceptuel pour produire des œuvres qui visent à mettre en évidence le pouvoir de l’institution. Bien que Broodthaers ait créé un faux musée, il semblait plus préoccupé par l’irrationalité que par la démonstration. Cette position d’un artiste engagé dans des réflexions politiques et théoriques mais restant un artiste inspiré — il était poète après tout — participe-t-elle de votre intérêt pour Broodthaers ?

Je suis d’accord pour dire que Broodthaers était très différent de ces artistes, mais peut-être vaut-il mieux que je parle pour moi-même et que je cesse de le ventriloquer. Le mois prochain, je présenterai une exposition à la Galerie Martin Janda à Vienne qui sera une sorte de « troisième étape » à celles de Nantes. Chez Janda, je veux plaider pour la valeur — pour la nécessité, en fait — de la tromperie dans l’art. La critique institutionnelle et ses descendantes, l’esthétique relationnelle et la pratique sociale, sont toutes fondées sur la croyance que certaines vérités politiques peuvent être révélées en présentant l’expérience vécue comme art. C’est de la folie. Non pas parce que les aspects politiques d’une situation donnée ne peuvent être révélés par une œuvre d’art mais parce qu’autant, sinon plus, d’aspects politiques de la situation se retrouvent enfouis dans le processus de réalisation de l’œuvre : qui a payé pour elle, par exemple, ou dans quelle mesure la communauté était ou n’était pas impliquée, ou qui a bénéficié de sa participation, ou encore à qui était-elle destinée ?

La semaine dernière, dans le cadre de son installation au MoMA, l’artiste Tania Bruguera a organisé la parution d’une annonce en pleine page dans le New York Times qui disait « Dignity has no Nationality » en caractères gras sur fond jaune. C’est une noble déclaration. Mais à qui s’adresse-t-elle ? Pourquoi est-elle publiée dans le New York Times et pas, disons, dans le Wall Street Journal ou dans le National Enquirer ? L’espace a-t-il été offert par le New York Times ou le MoMA a-t-il dépensé 165 000 $ pour cette annonce ? C’est précisément le genre de geste d’autosatisfaction du monde de l’art qui, par la diffusion directe d’une déclaration qui semble correcte sur le plan des faits, plaît à tous ceux qui lisent déjà le New York Times et qui sont forcément déjà de cet avis. Mais cette déclaration n’a aucune incidence sur ceux qui pourraient être en désaccord avec elle, et encore moins sur la précarité des êtres humains qu’elle semble évoquer.

Je pense que la fiction fait un bien meilleur travail de révélation de la condition humaine que de telles présentations de « faits », parce que la fiction nous parle indirectement — par l’absurdité, le fantastique ou la suspension de l’incrédulité — et ne brouille donc pas notre perception par une sorte de légitimité. Le concept de décor, pour Broodthaers comme pour moi-même, permet d’évacuer ce type de danger.

Bernadette Chéné, Hidetoshi Nagasawa, Nick Evans, Hab Galerie, 2018. Vue de l’exposition du Frac des Pays de la Loire conçue par Joe Scanlan « Décor/Avant-poste » , photo : Fanny Trichet.

Et comment la fiction évite-t-elle ou résout-elle ces problèmes dans les œuvres que vous allez montrer à Nantes ?

Je peux évoquer, par exemple, une suite de onze tableaux de Béatrice Dacher intitulée La maison où j’ai grandi (1998) qui dépeignent un papier peint floral en détail. J’ai également conçu un papier peint détaillé pour deux murs opposés de l’espace de Carquefou, il y a donc un angle de la salle où le papier peint se termine et où commence un mur blanc. J’ai eu l’idée de commencer à accrocher la série de Dacher sur le mur blanc puis de la faire passer par cet angle sur le mur au papier peint. La fiction franche, pour ainsi dire, de ses peintures de papier peint devient une sorte de métafiction lorsqu’elle est présentée sur le papier peint. Béatrice a eu la gentillesse d’accepter cette manière de disposer de son travail — quand nous lui avons proposé, elle a ri et compris immédiatement.

Ainsi, à Carquefou, le papier peint que j’ai conçu touche directement et indirectement toutes les œuvres. C’est un antidote qui imprègne tout : les espaces critiques entre les toiles d’Alan Charlton, les surfaces miroirs de Kristina Solomoukha, les structures d’acier de Bojan Sarcevic et de Martin Boyce. En tant que décor, il a l’étrange effet de rendre les œuvres critiques (comme celle de Charlton) plus décoratives, et les œuvres décoratives (comme celle de Dacher), plus politiques.

Au HAB, le procédé est différent dans la mesure où l’emplacement esthétique optimal dont les sculptures auraient normalement dû bénéficier a été remis en cause par un positionnement de chacune aux intersections d’une grille de cinq mètres, quelle que soit leur taille ou leurs matériaux. Tout comme avec le papier peint de Carquefou, cette rigidité relâche les sculptures et nous fait prendre conscience de leurs différences puisqu’elles sont toutes traitées de la même façon, et cette homogénéité met en évidence les variations de taille, de matière et de rapport au corps.

De manière générale, j’ai choisi les œuvres que j’ai choisies parce que je pensais qu’elles étaient suffisamment riches et flexibles pour résister à une ambiance décorative ou à la rigidité de la grille. Je suppose que si nous devions vraiment tester « la résistance » de ces œuvres, la prochaine étape serait de les échanger d’une exposition à l’autre. Hélas, nous n’avons pas le temps pour ça. Le Frac doit passer à autre chose. Néanmoins, cela a été gratifiant pour moi de pouvoir travailler de cette façon avec sa collection.

Marcel Broodthaers, Nick Evans, Scoli Acosta, Jorge Satorre. Vue de l’exposition du Frac des Pays de la Loire conçue par Joe Scanlan « Décor/Avant-poste » , photo : Fanny Trichet.

Cette idée que les pièces pourraient s’intégrer dans ces deux façons de les présenter semble sous-entendre que le sens d’une œuvre d’art n’est pas essentiel, qu’il dépend du contexte et des outils pour son interprétation. Votre exposition, dans son ensemble, serait-elle un éloge de la versatilité contre l’interprétation ?

Non, parce que je pense qu’échanger les œuvres serait une expérience ratée. J’aime l’idée du jeu d’interprétation, mais je crois aussi qu’elle a des limites. J’ai très envie de découvrir quelles sont ces limites et, plus encore, de découvrir comment les œuvres et leurs intentions originales peuvent résister au genre de jeux que je mets en place. J’aime le geste de Martin Kippenberger de transformer un monochrome de Gerhard Richter en table, non pas parce que c’est une réussite mais parce que c’est un échec. Même posé à l’horizontale sur quatre pieds, le monochrome reste un monochrome. Cela ne veut pas dire que le geste de Kippenberger a été inutile — il a été utile — mais qu’il a involontairement engendré la réification de l’œuvre. Cela ne me dérangerait pas que cela arrive avec certaines pièces dans ces expositions ; ce qui signifie que cela ne me dérangerait pas d’avoir tort.

(Image en une : Vue de l’exposition du Frac des Pays de la Loire conçue par Joe Scanlan « Décor/Avant-poste » , photo : Fanny Trichet.)