La Contemporaine de Nîmes, Anna Labouze & Keimis Henni 

par Elora Weil-Engerer

L’édition inaugurale de la Contemporaine de Nîmes se déroulera du 5 avril au 23 juin 2024, avec une direction artistique assurée par Anna Labouze et Keimis Henni, fondateurs de l’association Artagon en 2014 et co-directeurs des Magasins généraux à Pantin. Cette triennale d’art contemporain a pour thème « Une nouvelle jeunesse ». Trente ans après la création du Carré d’art, la municipalité nîmoise porte un projet qui mise sur le dialogue intergénérationnel et sur la pratique artistique collective. La triennale se distingue dès sa genèse par sa volonté de mettre en avant l’émergence artistique et la notion de transmission, tout en célébrant les lieux emblématiques de la ville. Contrairement à certaines manifestations artistiques axées sur le tourisme, la triennale de Nîmes se veut avant tout un rendez-vous pour les habitant·es, une célébration de la créativité locale et un moyen de s’adresser directement à la communauté nîmoise. La Contemporaine s’articule autour d’une exposition-parcours dans la ville, « La Fleur et la Force », rassemblant douze binômes intergénérationnels d’artistes, six temps forts consacrés aux arts vivants, trois maisons servant de lieux de convivialité et une programmation associée. 

Alassan Diawara, Sans titre, 2023. Photographie argentique couleur. © Alassan Diawara, ADAGP, Paris, 2024

Qu’est-ce qui a motivé la ville de Nîmes à apporter un nouvel événement au paysage artistique de l’art contemporain ? En quoi cette triennale se différencie-t-elle des autres manifestations déjà existantes ? 

A- Nîmes est une ville ancrée dans le passé – avec son histoire antique et le musée de la romanité qui a ouvert il n’y a pas longtemps –, tout en étant un haut lieu de l’art contemporain – avec la création du Carré d’art il y a trente ans. En parallèle de cette histoire, la Ville a eu envie de créer un événement inscrit dans son époque, et elle s’est dit que c’était aussi le moment de penser une manifestation autour de la création contemporaine en phase avec son temps. Je pense qu’elle a aussi regardé ce que faisaient ses voisins : Arles et ses Rencontres photographiques, le théâtre d’Avignon et la danse à Montpellier. 

K- C’est aussi une ville marquée par la corrida et les traditions en général. Beaucoup de gens vont à Nîmes pour visiter les musées et le patrimoine, et je pense qu’il était important aux yeux de la Ville d’incarner quelque chose à destination des Nîmois·es. Symboliquement, créer cette manifestation, c’est aussi un moyen pour la Ville d’affirmer le fait que Nîmes, aujourd’hui, s’inscrit dans le présent et ses enjeux. 

A- Dans l’appel qu’avait lancé la ville de Nîmes, la volonté d’inscrire l’émergence était aussi très présente ; au-delà de la volonté de mettre en valeur les lieux de la ville. Une autre chose très importante était sa volonté d’organiser cette manifestation, non pas pour attirer des touristes, mais pour les Nîmois·es.

Pourquoi le titre « Une nouvelle jeunesse » ? Et comment se reflète-t-il dans la sélection des artistes et des œuvres présentées ? 

A- L’idée de ce thème, la jeunesse actuelle, ses préoccupations et les notions de transmission intergénérationnelle et d’héritage, incarnait la ville de Nîmes – à laquelle on offre cette nouvelle jeunesse en amenant à redécouvrir la ville et son patrimoine différemment, avec un second souffle. Nous avons choisi de présenter des binômes d’artistes. Nous voulions lier entre elles les pratiques d’une « nouvelle jeunesse » et d’une ancienne génération. Nous avons donc invité de jeunes artistes qui abordent déjà le sujet des relations entre générations, puis l’invitation s’est étendue à des artistes confirmé·es, établi·es ou historiques qui ont marqué la pratique artistique des plus jeunes. 

Pouvez-vous parler de quelques œuvres précisément ? 

K- Elles sont toutes liées, mais elles ont chacune un caractère unique. On passe par des thématiques très différentes, tout en conservant une cohérence avec le sujet principal. Par exemple, Delphine Dénéréaz et Sonia Chiambretto cherchent à explorer les préoccupations, les peurs, les espoirs, les rêves de la jeunesse actuelle en interrogeant des adolescents, tels que des élèves de quatrième, sur l’avenue où leur œuvre va se déployer. En partant des images que les élèves percevaient dans les nuages, les artistes ont représenté les visions de ces jeunes sur une grande composition textile, que nous allons nous-mêmes regarder en levant la tête, puisque l’installation sera placée en hauteur. Là, par exemple, on voit ce que la jeunesse a envie d’exprimer, on peut également mesurer son manque d’espace pour s’exprimer. 

A- Un autre exemple, qui va dans le même sens, est le projet de June Balthazard et Suzanne Husky à la chapelle des Jésuites, qui met en lumière les préoccupations écologiques des jeunes, à travers notamment un nouveau film de June Balthazard, Millenials, une fiction, où elle suit une communauté d’enfants partis vivre dans une forêt du Morvan, inspirée autant d’une légende médiévale que des actions des zadistes.

Feda Wardak, Lorsque l’eau raconte la gravité, Roubaix, 2022. © Feda Wardak, ADAGP, Paris, 2024.

Pouvez-vous nous parler d’autres enjeux de sélection ? 

A- La représentativité de la pluralité des pratiques était aussi importante. Nous avons également invité Jeanne Vicerial, pour parler de la question de la renaissance, de la jeunesse éternelle. Avant de voir le jour est un dialogue avec Pierre Soulages, au sujet du dernier instant que l’on vit avant de naître. 

Revenons un peu sur le fonctionnement des binômes, dont l’idée est venue de la volonté de créer un dialogue intergénérationnel. Comment avez-vous concrètement décidé de chaque binôme ? 

A- On a demandé aux douze jeunes avec quel·le artiste ils et elles souhaiteraient exposer. Les binômes ne pratiquent pas toujours la même discipline ; chaque binôme représente une véritable collaboration (quand les artistes sont vivants) ou un travail à partir d’un corpus d’œuvres. Certains artistes plus établi·es se sont laissé·es prendre au jeu et ont pris à cœur d’accompagner les artistes plus jeunes dans la réalisation de leur projet, ce qui a finalement abouti à plusieurs œuvres à quatre mains. 

K- Parfois, les gestes se branchent entre eux, deux langages s’incarnent pour une même réalisation. Un mentorat s’est développé au sein de plusieurs binômes. Par exemple, Rayane Mcirdi et Virgil Vernier, et Alassan Diawara et Zineb Sedira. Certaines collaborations perdurent au-delà de l’événement : Valentin Noujaïm et Ali Cherri ont « interchangé » leurs pratiques, le film pour l’un et les masques pour l’autre. Tout va être très imbriqué dans la présentation des pratiques, plus que de duoshow, on parle de projets communs. 

Hugo Laporte, Mirage(s), 2021-2023. Matériaux divers. © Hugo Laporte.

En quoi consiste exactement l’exposition « La Fleur et la Force », cette exposition qui se déploie à travers la ville, dans plusieurs lieux ? Quels sont les objectifs de cette exposition et quelle est sa place dans le cadre d’« Une nouvelle jeunesse » ? 

A- « La Fleur et la Force » est le point de départ de cette triennale, mais celle-ci se déploie à l’appui d’autres axes de programmation, notamment les temps forts et les maisons. Le titre fait référence à ce principe de binômes (la fleur et la force de l’âge). C’est un programme spécifique dans l’ensemble de la triennale. C’était important pour nous d’ancrer l’événement dans une exposition concrète. 

Peut-être aussi une volonté de pérenniser l’événement et d’inscrire ses projets dans la ville et dans la durée ? 

A- À chaque minute où l’on conçoit cette programmation, on essaie de penser au sens d’un tel événement sur le territoire, à l’héritage qui sera laissé par cette première édition et à ne pas être déconnecté des lieux. C’est pourquoi chaque temps que nous avons conçu comporte une dimension participative, dans sa conception et dans sa réalisation. C’était important pour nous de ne pas nous sentir hors-sol dans notre manière d’implanter des projets artistiques ; les propositions artistiques infusent le territoire, grâce, entre autres, aux rencontres entre les artistes et les Nîmois·es à différentes étapes de la conception des projets. C’est cela qui va certainement permettre aux visiteurs de se sentir légitimes et suffisamment à l’aise pour aller à la rencontre de toutes ces différentes œuvres. 

K- Le titre évoque aussi la force au sens de passé, de patrimoine et de tradition, notions qui font l’identité de la ville et auxquelles les artistes se confrontent. Nîmes est très présente dans les œuvres des artistes de la triennale : dans l’ensemble de photographies que réalise Alassan Diawara ; dans les films, notamment, d’Aïda Bruyère et de Valentin Noujaïm, qui prennent Nîmes comme décor. C’est à cette « force » que la « fleur » va venir se confronter. C’était aussi l’enjeu de cette exposition : que Nîmes existe dans les œuvres, et que la ville et son histoire soient représentées autrement en 2024. Nous avions aussi l’idée de réunir, à travers l’art, des générations qui ont tendance à s’opposer et à être en rupture de dialogue. L’enjeu était de comprendre comment réactiver ces liens.

Vous avez mentionné l’implication des habitant·es dans la création des œuvres et dans les projets. Comment cette participation citoyenne renforce-t-elle, selon vous, les liens entre l’art et la communauté locale ? 

A- Dans notre sélection de douze jeunes artistes, il était important pour nous de choisir des artistes qui ont à cœur d’introduire un processus de transmission dans leurs propres pratiques. On ne leur a pas seulement posé la question de l’artiste avec qui il ou elle rêverait d’exposer, mais aussi de la typologie de personnes avec lesquelles il ou elle souhaiterait travailler. Il y a comme une double chaîne de transmission, entre les artistes et entre les publics – qui n’ont pas toujours l’habitude de travailler avec des artistes. Certains ont choisi de travailler avec des enfants ou des adolescents, dont des lycéens en option art plastique, qui ont déjà pu être associés à plusieurs projets ; tandis que les Compagnons du devoir, qui ont été associés au projet de Feda Wardak et Tadashi Kawamata, n’avaient jamais travaillé de cette façon-là avec des artistes.

K- Il y a aussi plusieurs types de fonctionnement avec ces publics. Certains vont avoir un espace de liberté et d’expression à un endroit précis du processus de création ; parfois c’est toute l’œuvre qui est créée avec le groupe (comme celle de Delphine Dénéréaz et Sonia Chiambretto ou celle d’Aïda Bruyère), de son écriture à son élaboration. Selon les situations, on peut donc aller de la conception d’une partie du projet à une véritable cocréation. 

June Balthazard, Millennials, 2024. Vidéo HD, couleur, son. © June Balthazard, ADAGP, Paris, 2024.

Il y a plusieurs étapes et formes de cocréation dans ce projet. 

A- Oui, c’est très collaboratif ! 

K- Un ou une jeune artiste, avec un·e aîné·e, avec un lieu et avec un public. C’est ça, le schéma de chaque projet présenté. 

Plusieurs temps sont dédiés aux arts vivants et aux arts performatifs, qui ont l’air d’être des éléments centraux de cette programmation. Quels types d’événements sont envisagés et que peut-on en attendre ? 

A- On a articulé six temps forts, deux par week-end : le week-end d’ouverture (5-6 avril), un week-end intermédiaire (25-26 mai) et un week-end de clôture (22-23 juin). On a voulu réinvestir des moments forts de la jeunesse. Le premier temps fort s’appelle « la fugue » et a été pensé avec la compositrice Uèle Lamore, une des rares femmes cheffes d’orchestre, qui a articulé la fugue musicale avec l’idée d’une fugue des élèves qui sortent du conservatoire et qui jouent à travers la ville. Uèle Lamore a créé une composition sonore pour un ensemble d’instruments et pour ces jeunes du conservatoire qui vont venir dessiner en musique le parcours de l’exposition le soir du vernissage, en intérieur et en extérieur. Le deuxième temps fort sera « la boum », toujours durant le week-end d’ouverture. On ne pouvait pas parler de la jeunesse sans faire une boum ! Elle se tiendra dans les arènes de Nîmes, non pas dans les gradins mais sur la piste, à la place du taureau. Pour cette boum, on a voulu réinvestir un lieu essentiellement dédié à la figure masculine du toréro en y associant celle des femmes : Aïda Bruyère est en charge de la scénographie et du storytelling de la boum, tandis que Barbara Butch est en charge de la musique, de la chorégraphe et des ateliers. En organisant ce projet, on a parfois l’impression qu’on organise juste une grosse fête ! 

K- Pour les autres temps forts, il y a « la sortie théâtre » avec Ndayé Kouagou, un magnifique projet. Ndayé avait toujours rêvé de jouer dans un théâtre et, dans ce cadre précis, il a accompagné une classe d’élèves en option théâtre dans l’écriture et la mise en scène d’une pièce. Il y a aussi un autre temps fort avec le chorégraphe Dimitri Chamblas, un projet qui s’appelle « le jeu » et qui va se déployer dans une cour d’école avec une trentaine de danseuses et danseurs amateur·ices. C’est un jeu qui consiste à mimer une fontaine humaine et à devenir comme une sculpture vivante ; c’est une dédicace à Bruce Nauman, qui lui-même dédicaçait sa fontaine humaine à Duchamp. Dimitri Chamblas ramène ce geste à un jeu très spontané et très simple entre adolescent·es qui s’amusent. Enfin, une grande kermesse artistique sera organisée pendant le week-end de clôture, à l’initiative de Mohamed Bourouissa. Cette kermesse a la particularité de réunir à la fois des artistes, des associations et des structures locales qui coconçoivent des stands et revisitent la kermesse artistique dans une volonté également de réhabiliter des espaces en plein air qui ont été désertés. 

A- D’ailleurs, dans l’idée de ce travail avec les Nîmois·es, il y a toute une programmation associée. Il était important pour nous que toute la programmation ne vienne pas seulement de nous deux, mais que, au contraire, les acteurs artistiques et culturels nîmois qui proposent déjà des programmations toute l’année (ateliers collectifs, associations, artist run spaces, centres d’art, école d’art) soient pleinement associés à la programmation en écho avec la thématique de la « nouvelle jeunesse ». Il y a donc quinze projets associés et cofinancés par la triennale. 

Quelles sont les perspectives pour les éditions futures de la Contemporaine et comment envisagez-vous l’évolution dans le temps de cette nouvelle triennale ? 

A- Je pense qu’on pourra mieux répondre à cette question à l’issue de la première édition de la Contemporaine. Ce que j’identifie déjà là, c’est l’implication encore plus large de la triennale sur le territoire. Pour cette première édition, nous avons initié un principe de « maisons » qui sont des endroits en cogestion avec des associations nîmoises et qui sont des espaces où l’on va accueillir des artistes en résidence pendant la manifestation et en amont de cette dernière. Il y a aura des projets collaboratifs, mais aussi des espaces de convivialité et de repos. Il y aura trois maisons durant cette Contemporaine. Nous aurions aimé qu’il y ait plus de ces relais dans d’autres lieux plus excentrés de la ville et je pense que ce sera un enjeu important de la prochaine édition. C’est quelque chose qu’on aimerait amplifier pour une seconde édition : sortir encore plus du centre-ville. Nous avons eu une année scolaire pour organiser toute cette triennale et je pense qu’un temps plus long pour la seconde édition permettra d’engager des projets de cocréation dans une plus longue durée ! Notre rôle et notre objectif sont de transmettre, de relayer ces projets engagés pour qu’ils acquièrent une plus grande ampleur encore à la prochaine édition.

Judy Chicago, On Fire (1969-2012). Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz (France). Photo © Donald Woodman. © Judy Chicago / Adagp, Paris, 2024.

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Head image : Tournage d’Aïda Bruyère aux Arènes de Nîmes, février 2024. Photo © Stéphane Ramillon. © Ville de Nîmes.

  • Publié dans le numéro : 108
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