L’Art et l’argent

par Vanessa Morisset

Entretien avec Nathalie Quintane à l’occasion de la réédition de L’Art et l’argent (dir. par Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane), Paris, Editions Amsterdam, juin 2021.

Paru en 2017 et réédité avec quelques ajouts (sortie le 11 juin) le livre invite à une réflexion urgente. Grâce à une approche multiple, non pas de l’économie de l’art, mais du problème que pose le rapport à l’argent dans la pratique artistique, il dresse un état des lieux. Plus encore, l’un de ses grands intérêts est de faire du « et » de l’art et l’argent un « comme », c’est-à-dire d’analyser les similitudes entre les œuvres d’art et la monnaie. C’est le cas dès l’introduction (qui ouvrait déjà la première édition) dans la réécriture par Jean-Pierre Cometti des Onze thèses sur Feuerbach de Marx et Engels, et en particulier dans sa 2e thèse: « L’art partage avec l’argent la propriété de n’en avoir aucune, sinon les usages qu’il autorise et les représentations dans lesquelles il s’épuise. » L’angle de « l’art comme argent » traverse le livre jusqu’à l’essai de Aude Launay qui clôt la réédition sur la tokénisation de l’art via les NFT (tokens non fongibles), faisant comprendre comment le marché « prend le monde de l’art aux artistes ». Toute la question pour les artistes devient alors: comment faire pour reprendre le monde de l’art?

Cildo Mereiles, Insertion into ideological circuits 2 – Bank note project, 1970, encre sur billets de banque © Cildo Mereiles

La première édition date de 2017, ce qui après tout n’est pas si vieux. Penses-tu que les choses aient si vite évolué – pour ne pas dire se sont encore dégradées – qu’il ait été nécessaire de déjà procéder à une mise à jour?

Mon sentiment est que les choses ont bougé en effet, tout d’abord politiquement. Nous ne sommes plus dans un moment relativement social-démocrate comme en 2017. Entre temps, aux États-Unis, il y a eu le mandat de Trump. En France, les mesures gouvernementales se sont raidies, surtout depuis les deux ou trois dernières années. Plus globalement, il me semble qu’un peu partout dans le monde l’ambiance politique est telle qu’on va vers plus de contrôle, plus de surveillance, le tout conforté par la pandémie. L’art étant dans la société et pas à côté, d’après mes lectures et les discussions que j’ai eu récemment avec des artistes… bien évidemment pas ceux qui sont tout en haut de l’échelle économique, puisque ceux-là je ne les connais pas et n’ai pas la possibilité de discuter avec eux de leur ressenti de la situation, mais les autres, ceux qui se situent au milieu ou en bas… j’ai l’impression qu’il y a un choix à faire qui n’était pas aussi pressant il y a quelques années.

Fais-tu allusion au choix de continuer ou d’arrêter l’art?

Jean-Pierre Cometti, dans son introduction qui est en réalité un texte plus ancien, de 2009, écrivait à la fin, dans la 9e thèse, que « la seule alternative à l’art » est « non pas le refus de l’art ou l’anti-art… mais le réinvestissement du politique ». Il ne prônait donc pas de retrait définitif ou d’abandon de l’art comme certains l’ont fait après 1968 où de nombreux artistes ont décidé de changer de métier, mais dénonçait un art capturé à des fins marchandes. Et d’ailleurs d’autres textes dans le volume, notamment celui de Jovan Mrvaljevic ou celui d’Olivier Quintyn, vont dans ce sens. En somme, l’idée de Cometti était de construire un monde de l’art à part, séparé de celui tel qu’on l’entend habituellement. Le pari était là 1. Or récemment, j’ai vu passer sur internet quelques textes d’artistes qui étaient à priori bien introduits dans le milieu, c’est-à-dire qu’après avoir suivi le parcours habituel en France des études en école d’art ils ont connu un bon début de carrière, qui annonçaient quasiment leur retrait de l’art. Mais rappelons-nous que Courbet n’a pas abandonné la peinture, même sous la Commune, et que le « non » radical de Blanchot en 68 lui a fait écrire de très bons textes…

La réédition m’a semblé faire écho à ce pessimiste sentiment d’impasse. Il y aurait bien la solution évoquée dans le dernier essai, écrit par Aude Launay, qui consiste à se réapproprier l’économie de l’art en passant par les cheminements informatiques complexes des crypto-monnaies et de la tokénisation. Mais nous allons être très peu à pouvoir en maitriser les outils (et ne serait-ce que comprendre exactement de quoi il s’agit). Que penses-tu de cette solution? En est-elle réellement une?

Pour la réédition il nous fallait quelques réflexions sur les derniers développements, et ceux-ci vont dans le même sens que ce qui a été constaté auparavant. Tous les textes théoriques de l’ouvrage parlent de la spéculation et de cette abstraction de l’art dans la financiarisation. Celui de Aude Launay continue d’aggraver le tableau, même si elle termine par une perspective un peu plus optimiste. Selon elle, les artistes qui maitrisent la problématique et les outils de la tokénisation vont pouvoir retourner la situation de l’intérieur, c’est-à-dire rentrer dans la logique du marché de l’art pour mieux la retourner. Mais d’une part cela rappelle des stratégies déjà tentées, dans les années 1970, par exemple dans l’Education nationale, qui ont échoué et d’autre part ce retournement ne pourrait de toute façon se faire en effet que d’une manière marginale… Il est difficile de croire à fond à un dénouement optimiste.

Au-delà du livre, autour de moi j’entends souvent l’expression « tirer son épingle du jeu », comme s’il ne restait plus qu’à s’en tirer chacun individuellement. Je ne sais pas toi, mais moi je trouve que cela fait croire à un monde de l’art, unique, pyramidal, dans lequel on rêverait tous d’atteindre le sommet, ce qui ne reflète pas la réalité…

Il y a 25 ou 30 ans, un-e artiste, en travaillant un peu et en ayant un minimum de relations dans le milieu, pouvait espérer vendre et avoir accès à des collectionneurs. La coupure entre notre monde et le leur n’était pas si nette qu’elle est devenue. Aujourd’hui, il faut acter une sécession des plus riches. C’est ce que laisse penser par exemple le livre de Grégory Salle Superyachts qui vient de sortir aux éditions Amsterdam. Et les œuvres d’art qu’achètent ces plus riches sont également en état de sécession puisque nous, nous ne pourrons plus les voir. Elles sont dans leurs collections privées, dans des ports francs ou sur leurs fameux yachts: elles sont parties avec eux dans un autre monde. La seule possibilité pour nous, et c’est ce que font certains artistes avec qui je discute, est d’essayer de construire les choses autrement, en écartant l’idée d’avoir accès au monde des collectionneurs. Il faut organiser une nouvelle autonomie de l’art mais l’art ne peut pas le faire seul dans son coin. Cette nouvelle autonomie ne pourra se faire que si par ailleurs, dans la société, il y a un désir d’autonomie plus grand, de conserve avec d’autres endroits, où des gens voudront faire fonctionner les choses de manière séparée. Il nous faut organiser des autonomies au pluriel.

Stéphane Bérard, Tentative d’échapper au financement public de la Culture, 1998, utilisation d’une partie d’une bourse d’Aide à la Création (Drac Provence-Alpe-Côte d’Azur, 1997) en billetterie de jeux de hasard © Stéphane Bérard

Finalement à qui s’adresse le livre? Aux artistes pour qu’ielles réagissent ou à un public plus large pour lui faire mieux comprendre ce qu’il se passe dans les coulisses de l’art?

À l’origine, avec Jean-Pierre Cometti, nous voulions un livre théorique comportant de la pratique. Ce livre rassemble donc des essais, et à côté, des témoignages d’étudiant-es, un entretien avec un directeur d’une école d’art municipale, une analyse que j’ai écrite sur le langage de la presse et de la médiatisation. Notre propos de départ était assez hétérogène et le public auquel s’adresse le livre reflète ce choix. C’est un public familier de l’art contemporain et de ses polémiques, parmi lequel se trouvent sans doute beaucoup de personnes qui travaillent dans le milieux de l’art, des enseignants, des artistes, des critiques d’art, à qui nous proposons de faire mise au point sans concession de la situation de l’art et de l’argent.


  1. La thèse dans son intégralité est la suivante: « La seule alternative à l’art : non pas le refus de l’art, ni l’anti-art, ni la dialectique, fût-elle négative, mais le réinvestissement du politique, abandonné à lui-même et au désert social. Soustraire l’art à l’art et à sa contamination de et par la culture propre à la sphère esthético-marchande. »