Nathalie Ergino

par Ilan Michel

L’Institut d’art contemporain de Villeurbanne a célébré ses quarante ans en 2018. De la création du Nouveau Musée par Jean-Louis Maubant en 1978 (en référence au New Museum de New York) à la naissance de l’IAC suite à la fusion de l’association avec le Fonds Régional d’Art Contemporain Rhône-Alpes en 1998, le centre d’art fut l’un pionniers en France, aux côtés du CAPC de Bordeaux et du Consortium de Dijon.

Il se distingua très vite par des invitations faites à des artistes internationaux. Musée sans murs ni collection créé à partir du mécénat d’entreprises, il s’installa en 1982 dans une ancienne école primaire de type Jules Ferry mise à disposition par le maire socialiste de Villeurbanne, Charles Hernu. Le centre d’art, lieu de création mais aussi de formation, constitua alors un centre de documentation ouvert aux chercheurs tout en développant une importante politique éditoriale. Cet esprit de recherche fut réactivé par Nathalie Ergino lorsqu’elle en prit la direction en 2006, faisant de l’expérience de l’œuvre d’art un terrain d’étude privilégié. Depuis 2009, elle developpe plus précisément ces questionnements dans le Laboratoire espace cerveau, plateforme qu’elle a initié en compagnie de l’artiste Ann Veronica Janssens et qui réunit artistes et chercheurs scientifiques.

Ilan Michel: Les activités de l’IAC vont de la production d’œuvres à la constitution d’une collection riche de 1900 pièces, directement associée aux projets de recherche qui y sont menés. Pouvez-vous évoquer les caractéristiques historiques de ce centre d’art et les choix artistiques que vous y avez affirmés ? Quels sont les principes de ce que vous nommez « l’ADN IAC » ?

Installation de l’œuvre The Stack par Tony Cragg en 1981. © Photo : Max Barboni / ADAGP.

Nathalie Ergino : Face à l’histoire de l’IAC, je me suis positionnée davantage en termes structurels qu’artistiques. L’héritage de Jean-Louis Maubant est un héritage intellectuel. Le mot « Institut » est important pour moi : le fait de prendre du temps, de rechercher. J’ai essayé de réinstaurer cette dimension en m’appuyant sur une expérience antérieure. Les résidences d’artistes de longue durée qui existaient au début de l’histoire du Nouveau Musée (dont ont bénéficié Tony Cragg et Daniel Buren notamment) constituent par exemple des formules que j’aimerais réimpulser à l’avenir. Depuis mon arrivée, l’ADN de l’IAC est devenu, de façon plus affirmée, la création-recherche, sans distinction entre ces deux mouvements, en une vraie synergie. Jusqu’en 2016, notre identité artistique était liée à la perception et à l’espace entendu comme matériau. C’est en passant par ces questions de spatialisation, de perte de repères, d’états modifiés de conscience que nous avons pu dégager de nouvelles approches qui dépassent les oppositions binaires corps / esprit, intuition / rationalité, pour aller vers une recherche qui conduit à la fusion de l’homme et de son environnement.

Anish Kapoor, 05 – 07.1983. À droite A. Kapoor, à gauche J.L. Maubant. © Photo : Gérard Amsellem

En devenant l’« Institut » d’art contemporain, le centre d’art affirme effectivement sa dimension d’expérimentation, sous-tendue par l’idée selon laquelle l’art est un objet d’étude qui permet de lire notre monde sous un nouvel éclairage. Quels dispositifs de réflexion avez-vous mis en place et quels en sont les modes de fonctionnement ?

Jean-Louis Maubant a lancé le mot d’Institut en 1992, avec le souhait d’inscrire cette notion d’approfondissement, de faire aussi du centre d’art un lieu de formation pour la jeune création. Ce principe de formation, cet Institut de l’institut, a été véritablement mis en place depuis mon arrivée, avec, par exemple, le programme « Galeries Nomades » ou la master class de commissariat d’exposition menée avec l’ENS de Lyon. Puis, le Laboratoire espace cerveau a permis de donner forme à la recherche à partir de 2009. Celui-ci s’articule en stations, c’est-à-dire des journées d’étude publiques, in situ ou ex situ, en regard d’œuvres choisies. Les invités varient selon chaque axe de recherche et tous les inscrits deviennent des participants potentiels. Avec le nouveau cycle, il y a la volonté d’élargir ce « partage d’imaginaires » : tout le monde reçoit de la documentation en amont et des archives en aval, et un Facebook Live est systématiquement mis en place. Il y a aussi une sorte d’« École du Labo » pour les jeunes artistes, sous la forme de cycles de trois ans, avec l’idée que le contact avec des chercheurs peut leur apporter des outils supplémentaires. De ces questions découlent nos outils de médiation, notamment la façon d’exposer notre collection in situ depuis 2014, « Collection à l’étude », les visites « expérience de l’œuvre », ou l’atelier « corps-espace » que nous initions cette année.

Le Laboratoire espace cerveau a longtemps questionné les relations entre espace, temps, corps et psychologie cognitive à partir de l’expérience de la perception. Depuis 2016, un nouveau cycle de réflexion s’est ouvert, interrogeant ce que l’être humain partage avec la matière. Pouvez-vous nous parler de vos axes de recherche et des liens avec la scène artistique contemporaine ?

En effet, le Laboratoire a initié un nouveau cycle de recherche qui explore les liens unissant l’humain au cosmos et qui cherche à dépasser une vision anthropocentrée du monde à l’heure de l’Anthropocène : « Vers un monde cosmomorphe ». Quand je parle de cosmomorphe, pour reprendre la notion du philosophe Pierre Montebello emprunt ée à l’anthropologue Maurice Leenhardt qui l’avait forgée dans le contexte des sociétés mélanésiennes animistes, c’est un objectif de travail, pas une définition. Les définitions, c’est à nous qu’il revient de les inventer. Il s’agit toujours de développer une perception élargie mais en se libérant des limites entre corps et esprit, nature et espace, humain et non-humain. Les œuvres qui participent de cette réflexion ne font plus référence au sujet qui les conçoit mais deviennent des captations directes du monde.

Katinka Bock, « Radio / Tomorrow’s Sculpture », 10.2018 – 01.2019. © Photo : Blaise Adilon.

Ces questions ont émergé avec l’exposition « Kata Tjuta » (2015) qui explorait les liens physiques et métaphysiques entre le monde minéral et le cosmos, incluant par exemple les recherches de James Turrell, de Walter de Maria, d’Hamish Fulton ou, plus contemporain, d’Hicham Berrada. Elles se sont poursuivies avec le travail de Charwei Tsai et son rapport à la philosophie orientale, celui de Jef Geys autour de la frontière entre urbain et organique à travers les plantes médicinales, celui de Katinka Bock, ou encore celui de Daniel Steegmann Mangrané dont les œuvres proposent au visiteur d’être à la fois objet et sujet de l’expérience : « s’il n’y a plus de sujets ni d’objets, il n’y a plus de visiteurs ni d’œuvres d’art, mais des processus de relations de transformations mutuelles », dit-il. Cette année, l’invitation du Frac Ile-de-France au Château de Rentilly peut être considérée, d’une certaine façon, comme un prolongement des quarante ans de l’IAC car ce projet nous permet de mettre en lumière notre ADN à la fois structurel et artistique. Avec « De l’immersion à l’osmose, Chaosmose #2 », nous pouvons rendre plus explicite la synergie entre le Labo, les expositions et la collection, et éclairer la programmation antérieure, très axée sur des questions de perception et d’espace. Comme si le processus immersif devenait un outil d’osmose avec le cosmos.

Guillaume Leblon, « À dos de cheval avec le peintre », 06 – 08.2014. © Photo : Blaise Adilon.

Si les espaces de l’Institut constituent des lieux adaptés pour conduire de telles expériences, comment les mettez-vous en relation avec le territoire villeurbannais et plus largement régional ? Votre ligne artistique diffère-t-elle selon les formats d’exposition et les espaces qui les accueillent ?

Les projets ex situ sont vraiment spécifiques dans leurs enjeux et, même si j’essaye d’en faire le prolongement de notre démarche de recherche, ils répondent davantage à un objectif délibérément pédagogique qui passe, pour les temps forts de la collection, par une approche transhistorique conduite par un artiste. Cette année, Katinka Bock, qui vient de réaliser un projet personnel in situ, va proposer une exposition dans deux lieux de Bourg-en-Bresse, H2M et le Monastère royal de Brou. En 2017, Evariste Richer a réalisé une exposition au Théâtre de Privas en lien avec Le Partage des Eaux en Ardèche. C’est pour cela que je parle également de compagnonnage au long cours avec les artistes. Cela va des projets d’exposition in situ, puis ex situ à l’acquisition et / ou à la publication, comme un fil qui s’étend toujours plus.

Cette approche est bien entendue différente des « Galeries Nomades » qui ont pour vocation de permettre à de jeunes artistes issus des écoles d’art d’Auvergne-Rhône-Alpes de réaliser une experience formatrice sur le territoire.

Hans Schabus, « Nichts geht mehr », 02 – 04.2011.© Photo : Blaise Adilon.

Comment pensez-vous la place de l’art contemporain et la place prépondérante de Lyon en région Auvergne-Rhône-Alpes ? Avez-vous redéfini certaines de vos missions ou développé de nouveaux partenariats suite au regroupement de ces deux régions en 2015 ?

La question de la diffusion ne m’apparaît pas prioritairement curatoriale : elle est avant tout liée à la question pédagogique. Le territoire est certes grand mais nous sommes deux à nous le partager : le Frac Auvergne et l’IAC. Ces dernières années, nous avons engagé une relation d’échange avec des présentations successives de nos collections. Désormais, nous allons entrer dans une phase de répartition de nos rôles respectifs sur le territoire. Nous avons par exemple pour projet de déplacer les « Galeries Nomades 2020 » en Auvergne. Par ailleurs, face à la question des territoires éloignés, nous préparons un dispositif intitulé « Un territoire en trois temps » qui se déroulera sur un temps long, entre dix-huit mois et trois ans, dans un territoire dit « zone blanche ». À travers un processus progressif, via la collection, nous invitons de jeunes artistes à réaliser des résidences de production en lien avec les habitants de ce « pays ». Il est ici question avant tout d’aventure humaine et de temps. À terme, nous imaginons que ces artistes puissent également concevoir un projet d’œuvre éphémère dans l’espace urbain de Villeurbanne. Pour être dans cette relation du proche au lointain, il importe plus que jamais d’être ancré, en l’occurrence ici, à Villeurbanne.

Joachim Koester, « Of Spirits and Empty Spaces », 12.2011 – 02.2012. © Photo : Blaise Adilon.

En 2016 a été créée la Fondation IAC, sous l’égide de la Fondation Bullukian. Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de créer cette structure ? Pouvez-vous nous parler de son fonctionnement et de ses corrélations avec l’activité de l’IAC ?

Cette fondation fonctionne comme un fonds de dotation et a vocation à associer les mécènes à nos actions, autant des entreprises (BREMENS | ASSOCIES | NOTAIRES en 2017) que des particuliers. L’IAC propose par exemple, une fois par an, la réalisation d’une exposition dans les murs de l’entreprise. La mise en relation avec des publics d’entreprise et l’émanation de la société civile est dans l’ADN IAC.

Ces quarante ans marquent-il un tournant dans votre programmation ? En quoi la prise en compte de l’histoire de l’IAC vous permet-elle de penser le présent ? Vous venez d’organiser l’exposition de Katinka Bock, « Radio », troisième volet du cycle Tomorrow’s Sculpture, en collaboration avec le Mudam Luxembourg et le Kunst Museum Winterthur. Les projets à venir se dessinent-ils, comme celui-ci, à l’échelle internationale ?

La célébration des quarante ans de l’IAC est une volonté de rappeler l’histoire du centre d’art aux plus jeunes générations, pionnier et cousin du Consortium ou du CAPC. J’ai simplement proposé que nous faisions une photographie à l’instant T, sans modifier notre programmation. Le passé fait socle, un socle toujours actif, mais notre enjeu est cependant d’être toujours dans un processus d’avancée. C’est une façon de rappeler la dimension empirique des situations à l’époque, la fragilité de ces centres d’art, et de questionner leur pérennité. En matière de programmation internationale, l’exposition de Daniel Steegmann Mangrané cette année donnera lieu à une co-édition avec le HangarBicocca de Milan et « Rendez-vous » continue d’exister au sein de la Biennale d’art contemporain de Lyon avec des artistes rhônalpins et internationaux, mais en plus concentré, en plus substantiel.

Le gros chantier cette année, c’est de matérialiser le Labo en lui dédiant un espace au cœur des salles d’exposition de l’IAC, excepté pendant la période (premier semestre) consacrée à un projet sur la totalité des espaces, avec des temps d’activation, des temps d’usage. Parallèlement, les Rendezvous satellites travailleront davantage la question du territoire urbain, en construction avec Villeurbanne.

Lawrence Weiner

Peu d’expositions personnelles ont été consacrées à des femmes artistes à l’IAC durant dix ans. Depuis quelques années, vous en avez organisé plusieurs, à commencer par celle d’Ann Veronica Janssens en 2017. Quelle en est la raison ?  

On pouvait jusqu’à récemment choisir d’être volontariste et affirmer le principe d’exposer des artistes femmes, ou choisir d’être avant tout dans l’exigence artistique. Or il me semble qu’aujourd’hui la question ne se pose plus en ces termes, du moins je l’espère. Les artistes femmes sont enfin là, vraiment là. Cependant, la vigilance reste évidemment de mise. Il est vrai que dans les dispositifs immersifs et de rapport à l’espace auxquels je m’intéressais, on trouve beaucoup de pratiques masculines, à tel point qu’Ann Veronica Janssens a longtemps fait figure d’exception, mais cela change enfin.

Comment imaginez-vous l’IAC dans dix ans ? Quelles évolutions souhaiteriez-vous y apporter ?

Pour moi, il n’est pas juste de parler dans cette temporalité. C’est même un choix : on est dans une phase de mutation. Prédestiner les choses au-delà de cinq ans me semble risqué et contraire à notre essence : nous ne sommes pas un musée. Dans un premier temps, j’aimerais amplifier le Labo et multiplier ses relations internationales avec par exemple le ZKM [Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe], ou le MIT [Massachusetts Institute of Technology] et mettre en place des résidences d’artistes et de chercheurs à l’IAC.

Image en une : Ann Veronica Janssens, « mars », 03 – 05.2017. © Photo : Blaise Adilon.

  • Publié dans le numéro : 89
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