Patrice Maniglier

par Clémence Agnez

Rédigé à l’occasion de l’événement que constitue la crise du covid19, le dernier ouvrage de Patrice Maniglier « Le philosophe, la Terre et le virus – Bruno Latour expliqué par l’actualité » se donne pour objectif d’éclaircir les effets de confusions et de sidérations liés à la pandémie par le secours des outils critiques développés depuis une vingtaine d’années par le philosophe et sociologue Bruno Latour, en discussion étroite avec ses collaborateur.ices, Donna Haraway, Isabelle Stengers, Anna Tsing, Eduardo Viveiros de Castro, parmi beaucoup d’autres. Les concepts forgés par Latour au sein de cette constellation de penseur.euses, sont ici repris et réévalués par Patrice Maniglier à la lumière de la pandémie, posée comme intersection des crises écologique et géopolitique.

Patrice Maniglier est philosophe, maitre de conférence à l’université Paris Nanterre. Auteur d’une thèse sur l’œuvre de De Saussure sous la direction d’Étienne Balibar, il se spécialise en philosophie du langage et en histoire du structuralisme. Il co-dirige avec Élie During, Tristan Garcia, Quentin Meillassoux et David Rabouin la collection MetaphysiqueS aux Presses Universitaires de France.

Vous avez récemment publié un ouvrage intitulé « Le philosophe, la Terre et le virus » dans lequel vous mobilisez un grand nombre de concepts qui structurent la pensée de Bruno Latour et qui vous semblent être éclairés à nouveaux frais par la crise du covid. Plutôt que d’être re-traduits par les implications du virus, vous affirmez que cet événement accentue le caractère urgent des propositions théorique et politique que Bruno Latour ne cesse d’appeler de ses vœux depuis une quinzaine d’années. La crise sanitaire, en brouillant le partage classique entre science naturelle et politique, ne peut être examinée qu’en opérant la suture entre ces deux plans, intersection qui précisément fonde la notion latourienne la plus fameuse : Gaïa. Celle-ci désigne le système global des activités terrestres, et donne du relief au globe terrestre géologique en l’épaississant des forces qui le meuve et le transfigure, que ce soit sur les plans physique, biologique, économique, social, géopolitique, symbolique, technologique etc. Pourriez-vous nous expliquer comment l’apparition du virus vous semble être l’événement qui prouve de la manière la plus éclatante les réseaux d’agentivités hétérogènes à l’œuvre dans ce concept?

Je suis fasciné par les rapports entre une pensée et un temps. Je suis spécialiste du structuralisme et j’ai toujours pensé que le fait que le structuralisme ait été à la mode dit quelque chose de profond sur lui, et aussi sur le siècle dans lequel il s’est inscrit. Aujourd’hui, je soutiens que nous sommes dans un moment latourien. Latour ne se contente pas de construire une théorie dans sa tête, dont ensuite on pourrait se demander si elle est vraie ou fausse en la comparant au monde. Il prolonge un problème qui se pose pour nous, de l’intérieur de ce monde. La meilleure manière de comprendre un problème, c’est de tenter de saisir comment il échappe aux outils disponibles précisément pour le caractériser. C’est pourquoi un problème réel peut être parfois mieux compris quand on regarde ce qui se passe dans la théorie. C’est une affaire de clinique, si j’ose dire : on cherche des symptômes. Et dire d’une pensée qu’elle est un symptôme c’est le plus grand compliment qu’on puisse lui faire. 

Eh bien je dirais que Latour est un symptôme de Gaïa, comme la pandémie de Covid ! De ce que j’appelle la reterrestrialisation forcée qui caractérise notre temps. Nous commençons à comprendre notre condition terrestre. Cela nous oblige à rompre avec l’idée selon laquelle il y a la Nature d’un côté, la Pensée de l’autre (ou la Société, la Culture, l’Humanité). Nous sommes dans la Terre, bien plus que sur la Terre. Et oui le virus aussi nous l’a montré. Dans le livre, je cherche à développer en somme une intuition que nous sommes beaucoup à avoir eue, je pense, à savoir que cette pandémie était liée au réchauffement climatique. Je soutiens que le virus est à la fois une métonymie et une métaphore de Gaïa. Gaïa, c’est la Terre, non pas comme réalité inerte, mais comme capacité d’agir. Qu’est-ce que le réchauffement climatique ? Une réaction du système-Terre aux actions humaines ! Gaïa n’est pas seulement un objet passif, elle est aussi un partenaire avec lequel il faut négocier, ce que Latour appelle un actant. Il en va de même avec le virus : il mute et cela lui permet de réagir à nos réactions, par exemple aux vaccins, aux gestes-barrière. Et inversement, les maladies infectieuses comme la Covid-19 sont des conséquences de la modernisation : de la déforestation, de la mondialisation des échanges, de choix politiques et sociaux… Il n’y a pas d’un côté la Nature, avec des virus par exemple, et de l’autre la Culture, avec des lois ou des sciences : il n’y a qu’une Terre où ces êtres hétérogènes agissent les uns sur les autres, mieux, se servent les uns des autres pour exister, font alliance, comme dit Latour. La pandémie aide à comprendre Latour autant que l’inverse ! Et les deux aident à comprendre la Terre, car la vérité, c’est que j’ai écrit un livre sur la Terre.

Aluaiy Kaumakan, Vines in the Mountains (détail), 2020. Laine, ramie, coton, cuivre, soie, perles de verre, dimensions variables. © Courtesy of the Artist and Taipei Fine Arts Museum

La situation sanitaire nouvelle a rendu plus aigus les mécanismes intriquant biologie et politique, vivant et non-vivant, de sorte qu’il vous semble plus que jamais nécessaire de faire usage du concept de Global que Bruno Latour forge en suppléance de celui d’Universel. Face à ce dernier, le Global permet l’irruption de l’hyper-singularité de chaque phénomène dans, pourtant, sa régularité en tant que phénomène. Pourriez-vous nous aider à déplier cet apparent paradoxe, et nous expliquer comment cette notion se relie à celle, toute aussi importante, de terrestre, ou de terrestrialité, c’est à dire de ce qui ancre chaque entité dans son milieu, ses chaines d’attachements et d’oppositions?

En effet, je crois qu’un des apports de mon livre est d’aider à clarifier cette notion complexe de globalité, en poussant Latour un peu plus loin. 

Le réchauffement climatique est global (on dit en anglais « Global Warming »), la pandémie aussi (ce que veut dire « pan »). Latour a une idée simple et profonde sur le global : il s’agit de savoir comment on peut penser les réalités globales de manière immanente, c’est-à-dire sans sauter par-dessus la continuité du plan d’expérience qui est le nôtre. On vit sur la Terre, enfoncé dans nos paysages alentours, avec nos perceptions limitées, locales. Et puis soudain on voit une photo de la Terre prise d’un satellite. On peut croire qu’on voit notre espace d’un point extérieur à lui. C’est encore plus vrai si vous regardez une carte. Mais en réalité cette image n’existe que si elle est raccordée étape par étape : le satellite est envoyé à partir de la Terre, il faut que l’information passe dans les réseaux de signaux, qu’il soit traduit, retranscrit, etc. On a donc non pas deux espaces, un local, immergé, subjectif, et l’autre global, en surplomb, objectif, mais un seul, fait de réseaux plus ou moins longs. Le « global » est une certaine position dans un certain type de réseau : un centre dans un réseau centré. Le satellite fait aussi partie de la Terre ! Mais il rassemble des informations venues de beaucoup de lieux distincts en un seul. Il faut regarder tout ça « à plat ».

Mais une fois qu’on a dit ça, on risque de perdre ce qui fait la différence entre une carte du monde entier et une perception du paysage à la ronde. Gaïa, ça n’est pas le sol sous mes pieds, ça n’est pas la totalité du réseau des êtres terrestres : c’est un actant particulier, particulier en ceci précisément qu’il est global ! Si on essaie de comprendre comment la Terre se manifeste sur la Terre, parmi les terrestres, on verra qu’elle se manifeste en bouleversant les relations spatiales, en nous rapprochant des Chinois mais en nous éloignant de nos grands-parents (c’est exactement ce qu’a fait le Covid !), en m’obligeant à tenir compte de l’effet que j’ai, en prenant l’avion, à la fois sur un atoll du Pacifique et sur la côte du Bengladesh. 

Et ça ne suffit pas. En vérité, il y a global chaque fois que des acteurs particuliers disent que c’est « la même chose » qui bouleverse leurs relations de proximité et de distance ici ou là. Je cite ce chasseur de l’Arctique qui dit : « les Chinois polluent et les entrailles de nos caribous pourrissent », à cause des pluies acides qui modifient les lichens qu’ils consomment. Et je dis : Gaïa n’existe que dans ce genre d’événements, qui ne consistent en rien d’autre qu’en une traduction entre deux manières de désigner le global : le discours du GIEC par exemple et celui de ce chasseur. Si on croit que le GIEC est seul détenteur de la vérité sur la Terre, on perd cette perspective « immanente » sur le global dont je parlais tout à l’heure. La Terre est entre le GIEC et le chasseur, et aussi vous qui voyez brûler votre forêt préférée ou les oiseaux migrateurs qui changent de routes, etc. Tenir ensemble le global et l’immanent, c’est la condition pour comprendre la Terre.

Se situant dans la continuité du courant de l’ontologie plate, Bruno Latour ouvre le concept d’agentivité à une foule d’autres entités que l’humain ou même que le vivant. Du même coup, la notion d’agentivité s’en trouve profondément réévaluée : des modes d’action restées encore inaperçues entrent de plein droit dans les chaines phénoménales, tandis que de nouvelles formes de négociation, diplomatie, luttes ou collaborations se font jour. Concernant l’écologie, en ouvrant le champ à une typologie élargie de sujets agissants, on pourrait craindre que l’échappée du seul examen des effets de l’espèce humaine sur son milieu ne se double d’un souci moins aiguë de faire le départ entre les formes de vie humaines lourdes de conséquences écologiques, largement occidentale, de celles, non-occidentales, qui le sont beaucoup moins. En d’autres termes, mais je sais que c’est une question que précisément vous poursuivez sur la base des travaux de Latour, comment comptez-vous introduire à l’intérieur de sa pensée une écologie décoloniale?

Oui, en effet, c’est essentiel. Une formule pourrait résumer le message de mon livre : plus c’est global, plus c’est multiple ! Plus vous comprenez qu’on a affaire à un seul être, plus vous devez accepter que cette identité même n’existe que dans les traductions différentes qu’on en fait à sa propre surface, dans ses versions ou variantes

C’est particulièrement vrai pour l’écologie. On a compris qu’elle n’avait pas à faire avec la « Nature », mais avec la Terre. Parfait. Mais on a tendance de nos jours à opposer la question de la diversité (qu’on réduit à la notion de diversité culturelle) et la question de la globalité (qu’on associe trop rapidement à l’universalité) : comme si, grâce à l’écologie, on allait retrouver les bons vieux universaux ! Or je crois que l’écologie est nécessairement décoloniale. Si on croit que les sciences modernes disent le vrai sur la Terre et que toutes les autres manières d’en parler ne sont que des approximations, on perd précisément la Terre, car la Terre, comme je l’ai dit, c’est le global, c’est ce à quoi toutes et tous nous avons à faire. Les sciences de la Terre sont terrestres !

C’est ici que je pense qu’il faut compléter Latour avec Lévi-Strauss et plus généralement l’écologie avec l’anthropologie. Car Lévi-Strauss a un concept vraiment génial, celui de « groupe de transformations » : il dit que le mythe d’Œdipe n’est pas une de ses versions, ou une sorte de noyau de motifs récurrents dans toutes les versions, mais la matrice qui fait qu’il y a des versions différentes, divergentes. C’est la grande idée du structuralisme : penser les entités comme différentielles et positionnelles, penser le système comme matrice de variantes, groupe de transformations. Et la théorie des mythes comme une nouvelle variante du mythe. Je crois que ça donne un outil extraordinaire pour aborder les entités globales, et surtout la Terre. La Terre, c’est la matrice de ses différentes versions qui rend compte aussi bien du rapport du GIEC que du discours du chasseur de caribous, dans leur divergence même. Ainsi les sciences de la terre (et la science des modernes en général) sont relativisées parmi un ensemble de pratiques et de savoirs sur la Terre qui comprend entre autres les cosmologies non-occidentales. Voilà pourquoi l’anthropologie devrait faire partie des sciences de la Terre. Nous ne comprendrons rien à ce que veut dire terrestre si nous ne sommes pas capables de comprendre pourquoi nous le sommes nécessairement de diverses manières. C’est une exigence strictement décoloniale : décoloniser l’anthropologie pour décoloniser la Terre, en même temps !

Dans le présent ouvrage, vous vous donnez pour objectif d’affiner le travail engagé par Bruno Latour pour décrire et qualifier ces agents hétérogènes, et vous proposez, entre autres, les concepts d’embrouillement et d’enchevêtrement, le premier désigne les relations de dépendance qui floutent les frontières traditionnellement étanches entre les entités, le second correspond aux intersections qui articulent entre elles plusieurs chaines d’embrouilles. Pour ma part, il me semble que l’embrouille ouvre le concept deleuzien de symbiose à de nombreux autres agents que les êtres vivants, tandis que l’enchevêtrement reprend, toujours à Deleuze, le modèle des plans et de leur coupe. On a le sentiment que vous faites jouer Deleuze avec Latour, que vous lui offrez, en manière de vie posthume, une certaine contemporanéité, qu’il commençait à peine à esquisser dans un de ses derniers textes, le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». 

Je suis content que vous perceviez ce fond deleuzien dans mon livre, et aussi que vous insistiez sur le concept d’embrouille, qui est vraiment un des concepts originaux du livre et qui me semble utile pour clarifier les différentes manières dont on pense la relation dans un régime terrestre. Oui, Deleuze est je crois le philosophe dont Latour est à tous égards le plus proche. Et moi aussi ! « Un jour le siècle sera deleuzien », disait Foucault. Eh bien je pense qu’avec Latour il le devient. Peut-être l’essentiel tient à ce mot : immanence. Penser de manière immanente, ça veut dire ne pas penser par exemple que la pensée est une représentation de quelque réalité qui attendrait là-bas qu’on vienne se poser sur elle. C’est se situer sur le même plan que ce qu’on pense, à plat, jamais en surplomb dans un autre royaume, celui de la science ou de la globalité. C’est refuser les grands diviseurs, comme sujet/objet, liberté/réalité, action/chose, etc., pour la même raison : on veut rester à plat, à côté, en sororité avec le reste si j’ose dire. C’est aussi une certaine manière d’admettre qu’il y a de la métaphysique un peu partout, pour une raison simple : on ne peut jamais s’arrêter absolument sur aucune image du monde. L’image scientifique du monde n’est pas plus définitive qu’une autre. Au fond, le réel est toujours en train de se faire et il continue à se faire à travers la manière même dont nous cherchons à le penser. La métaphysique c’est l’effort pour faire remonter à chaque fois que c’est important cette part d’incertitude, de contingence, ce tremblement, cette créativité à l’œuvre… Il y a peut-être une chose de Deleuze – et de Guattari ! – que je regrette que Latour n’ait pas plus utilisée : c’est précisément sa théorie de la Terre, qu’il va plutôt chercher chez Schmitt. Il faudrait montrer que Mille Plateaux nous aide à mieux comprendre notre condition terrestre. Mais ce sera pour un autre livre !

LIU Chuang, Lithium Lake and the Lonely Island of Polyphony, 2020. Vidéo 3 canaux, couleur, son, 35’ 55”. © Courtesy of the Artist and Taipei Fine Arts Museum.

Vous affirmez que la crise sanitaire, de par son caractère plurifactoriel, ne peut nous laisser que désorienté.es si nous nous plaçons dans une perspective critique traditionnelle puisque celle-ci sépare philosophie naturelle et politique. Bruno Latour cherche à articuler entre eux ces facteurs non-homogènes en reprenant le terme de Gaïa à ses deux inventeur.ices, d’une part James Lovelock, qui le définit comme un système de régulation de différents faisceaux de forces du vivant et du non-vivant terrestre, et d’autre part Lynn Margulis, qui rebat les catégories d’êtres vivants via les phénomènes d’endosymbiose et d’existences composites au travers de multiples entités (organisme + flore microbienne + parasite par exemple). Partant de cet usage déjà double, Latour mâtine sa méthode originellement sociologique de philosophie naturelle en intégrant de nombreuses avancées de Donna Haraway, qu’il s’agisse de la déconstruction des binarismes nature/culture, objet/sujet, unitaire/composite dès 1985 dans son Manifeste Cyborg, de sa pensée du réticulaire face au central, de l’hybride face à l’identique, ou encore de l’idée qu’elle développe plus récemment dans « Vivre avec le trouble » concernant les chaines causales hétérogènes en emprise entre les règnes. Par ailleurs, il augmente le concept de Gaïa des travaux des féministes marxistes italiennes des années 70, en particulier ceux de Silvia Federici qui proposent une relecture du Capital à l’aune du travail non-salarié. Pour cette raison précisément, puisque n’occupant aucune place dans les flux monétaires, ces activités pourtant parties prenantes de la production sont tout bonnement passées sous les radars de l’économiste. On remarque que Latour opère la synthèse des avancées les plus notables dans le champ du féminisme en puisant parmi ses différentes traditions, qu’aujourd’hui on pourrait percevoir d’une part du côté des écoféminismes, de l’autre du côté des féminismes marxistes et xénoféminismes. Si l’on connait la densité de ses échanges avec les premier.es, pourriez-vous nous dire comment il et vous vous placez concernant les second.es?

Le féminisme est indispensable pour bien penser la condition terrestre. Du moins le féminisme matérialiste. Pour plusieurs raisons. Parce qu’il oblige à prendre en compte les conditions de la reproduction dans la production elle-même, alors que le système « moderne » les efface, les renvoyant dans le privé, les colonies ou l’atmosphère. En cela le travail de Federici est un modèle, en effet. Aussi parce que le féminisme oblige à reconstruire les notions d’identité, à sortir de l’opposition entre universalisme abstrait (enfin du sujet masculin) et différentialisme essentialiste : c’est tout l’enjeu du travail de Butler et je l’ai dit : la Terre est équivoque, elle ne supporte pas les ontologies des identités fixes. Le xénoféminisme continue cette orientation. Le féminisme est indispensable aussi par son lien intime aux « épistémologies situées », c’est-à-dire à l’effort pour ne jamais croire que l’acte théorique n’est pas localisé par rapport à son supposé « objet ». 

Tout cela, Latour ne le connaît sans doute pas directement, mais il l’a reçu par l’intermédiaire d’Isabelle Stengers, Donna Haraway, Émilie Hache, et bien d’autres. Haraway dit dans Vivre avec le trouble qu’elle évite de citer des hommes, mais elle fait une exception pour Latour ! C’est un sacré signe : Latour est une sœur…  

Pour ma part, j’ai grandi dans ce monde intellectuel, parce qu’avant même de rencontrer l’œuvre de Latour, j’étais un élève d’Étienne Balibar, et j’étais déjà post-structuraliste, queer, décolonial, matérialiste, transféministe… On peut dire que je cherche à réconcilier la pensée latourienne avec toute la pensée critique issue des années soixante dont Latour a dû se démarquer très vivement pour faire place à une orientation qui se trouvait sans cesse en butte aux objections des « pensées critiques », typiquement du genre de celle de Bourdieu et des marxismes dogmatiques. Il y a bien encore des gens dans ces familles intellectuelles qui considèrent l’œuvre de Latour, voire les perspectives écopolitiques en général, comme une sorte d’ennemi de classe. Mais heureusement ils deviennent rares. Et surtout ils n’ont aucun avenir. La Terre exige de nous cette réconciliation. Je crois que le genre de pluralisme ontologique que je défends en voulant mettre ensemble un relativisme anthropologique radical issu de Lévi-Strauss et la notion de Gaïa issue de Latour permet de contribuer à cette tâche. En tout cas je l’espère.

Image mise en avant : Yung-Ta Chang, scape.unseen_model-T, 2020. Matériaux divers, dimensions variables. © Courtesy of the Artist and Taipei Fine Arts Museum