Pierre Cassou-Noguès, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon
Erewhon émerge à partir d’images qui circulent sur internet. C’est une fable sur la vie des humains dans un monde où l’automatisation a été fantasmée jusqu’à ses extrêmes. Ses onze chapitres, chacun accompagné d’un texte, s’assemblent en un film de 52 minutes. Ils sont visibles sur la plateforme Bienvenue à Erewhon.
Comme le roman de Samuel Butler, Bienvenue à Erewhon dresse le portrait d’une ville située dans un présent parallèle. Le travail tel qu’on le connaît en a disparu. Des usines produisent tout ce qui est nécessaire à la vie. Le stockage et la manutention sont externalisés dans les hangars à l’extérieur de la ville, sans humains. Des fermes cultivent et transforment les végétaux et les animaux. Des véhicules les livrent. Des logiciels optimisent le système. Les habitants sont débarrassés des tâches pénibles et s’adonnent à des occupations ludiques. Des robots-loutres prennent soin des personnes âgées et ronronnent selon un logiciel d’intelligence artificielle. D’autres robots massent les habitants ou leur préparent à manger. Des chats équipés de GPS cartographient les territoires. Des aspirateurs automatiques s’éveillent à la sensualité. Des cochons voient leur cerveau mis en réseau et augmenté. Humains, animaux et plantes sont reliés dans un système de centres de données interconnectés qui traitent toute la matière mentale et où se conserve la mémoire de la ville. Des algorithmes sont susceptibles de redonner voix aux morts. C’est ainsi que l’esprit de Samuel Butler peut encore circuler à travers les images de la ville.
Erewhon a des yeux qui surveillent les différents aspects des processus industriels et de la vie urbaine. Pourtant, la ville n’a rien d’un panoptique. Il s’y ménage des angles morts qui constituent, pour les habitants, des plages d’inexistence. Le grand âge, la fin de vie, à Erewhon, est une période pleine de douceur, car un robot en forme de bébé phoque est chargé de veiller sur les patients, les dispensant d’un contact humain. Le robot concentre dans son grognement tous les êtres que l’on a aimés. Les habitants d’Erewhon élèvent-t-ils encore leurs enfants ou adoptent-ils des robots qui ne crient ni ne pleurent et apprennent peu à peu à aimer ? Le temps est-il figé au stade bouche-mamelle du capitalisme, pour l’éternité ? Les habitants vivent-ils dans des spas ? Sont-ils adeptes de l’amour inter-espèces ? Deviennent-ils semblables aux plantes ? Samuel Butler est-il incarné dans une truie connectée au cerveau de la ville ?
Mo Gourmelon : Une première question qui a dû vous être posée maintes fois mais qui est nécessaire pour notre lectorat : comment est né votre projet Erewhon ? Quelle est votre lecture de l’écrivain anglais Samuel Butler auteur d’Erewhon ou de l’autre côté des montagnes (paru en 1872) et Nouveaux voyages en Erewhon? Est-ce une influence littéraire qui vous fait découper le récit en chapitres et non en épisodes selon le code habituel d’une série filmée ?
Pierre Cassou-Noguès, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon : Nous nous sommes inspirés très librement de Samuel Butler, en imaginant qu’il réapparaissait aujourd’hui et qu’il portait sur notre époque un regard à la fois candide et prophétique, en proposant des interprétations étranges des machines et des fantasmes de la Silicon Valley. C’est comme s’il regardait des vidéos sur YouTube (nous avons travaillé en found footage), des vidéos de chats aussi bien que de robots compagnons, et qu’il les commentait en ses termes, avec ses références.
Nous avons essayé de reconstituer une ville automatisée à partir de ces images qui traînent sur les réseaux et que, croyons-nous, Samuel Butler aurait pu anticiper, ou qui l’auraient intéressé. Nous sommes tous les trois de grands fans de ce roman et c’est ce qui a été à l’origine de notre rencontre sur ce projet. Nous aimons la tournure intellectuelle étrange de Samuel Butler qui invente sans cesse des raisonnements que l’on pourrait qualifier de « philosophie spéculative ». Les chapitres du roman qui constituent « Le livre des machines » résonnent particulièrement avec la situation actuelle, puisqu’il imagine que les machines suivent une évolution incontrôlable par l’homme, à la manière dont Darwin décrivait l’évolution des espèces animales ou végétales. Chaque chapitre concerne une facette de la ville : des entrepôts gigantesques, les maisons domotisées en passant par les bureaux désaffectés, les fermes animales, même les maisons de retraites et les centres de plaisir. Le narrateur voyage entre ces espaces comme s’il visitait la ville qu’il décrit à voix haute.
Ce sont des chapitres, plutôt que des épisodes. D’abord parce que nous nous inspirons d’un roman — nous le réécrivons en le replaçant à l’époque contemporaine —, ensuite, les épisodes d’une série s’inscrivent en général sur la ligne du temps (le deuxième épisode racontant ce qui vient après le premier) alors que nos chapitres s’organisent plutôt dans l’espace de la ville, qu’ils explorent zone après zone. Tout se passe au même moment. Le narrateur est dans une sorte d’uchronie, c’est un nécrobot, une réincarnation algorithmique de Samuel Butler, il se déplace à la vitesse de l’information, c’est-à-dire idéalement à celle de la lumière.
MG : Votre projet fait appel à la fois au choix de la série comme forme et à celui du co-working comme organisation du travail. En 2015-16, l’exposition « Co-Workers – Le réseau comme artiste » présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris faisait un point sur cette tendance. Comment la décision a-t-elle été prise de vous associer et comment avez-vous travaillé à trois ?
PCN + SD + GW : La difficulté venait de ce que nous voulions à la fois raconter une histoire cohérente ou explorer cette ville, guidés par un narrateur, et partir d’images trouvées sur le réseau : du found footage. Mais comment organiser ces images accumulées en un récit cohérent ? Pas seulement quelques minutes de vidéo hypnotique mais un « vrai » film. Nous avons énormément discuté, expérimenté, raté, repris, tâtonné… Nous n’étions pas toujours d’accord (quelqu’un fait : hum, hum). Mais, d’une certaine façon, outre la recherche des images, le travail a consisté dans cette orchestration des plans trouvés. Pas seulement une orchestration du reste. C’est un matériel que nous avons remodelé entièrement : recadrage, superposition, colorisation, découpage, détourage. Sur certains plans, nous avons éliminé les humains un à un pour donner cette impression de lieux vides qui fera la réalité de l’automatisation. Et cela pour intégrer ces plans dans un tout. Nous avons énormément travaillé sur ce projet. Et c’était un travail ingrat parce que le but était qu’il passe inaperçu et que l’on puisse croire que les plans avaient été trouvés tels quels, en tête de liste sur YouTube, et qu’ils reconstituaient par eux-mêmes la ville automatique imaginée par Butler. Et même chose pour le texte, nous faisons croire que c’est Butler qui parle, ou son nécrobot algorithmique. Le film est fondé sur un matériel récupéré mais remodelé et réorchestré. Du reste, la musique a été composée spécifiquement pour le film par Meryll Ampe. Nous avons conçu le film en dialogue avec elle. Et nous avons collaboré avec deux assistantes monteuses Cécile Bicler et Alice de Lima, et l’équipe de graphisme Louise Druhle et Raphaël Bastide. C’était très important pour nous de trouver une plateforme qui permette d’associer les chapitres du film avec de courtes nouvelles. welcometoerewhon.com présente une forme de livre-film qui offre une approche à deux dimensions, le visionnage sur une ligne horizontale et des courtes nouvelles sur une ligne verticale.
MG : Ni vous ni moi, quand Olivier Bosson m’a parlé d’Erewhon, ne pouvions présumer du contexte de confinement dans lequel nous nous trouvons actuellement au moment de la diffusion de vos onze chapitres sur saisonvideo.com (mars-avril 2020)*. Comme s’il y avait une sorte de concordance. Comment réagissez-vous ? Votre série devient-elle annonciatrice ? Cela corrobore-t-il vos intuitions ?
SD + GW : Ce qui devrait nous étonner, en cette période de confinement, c’est que le monde fonctionne toujours quand chacun reste chez soi. La société peut encore tourner, notamment car elle compte sur une partie de la population pour faire tenir la machine, les non confinés : les soignants, les éboueurs, les réparateurs de centrales nucléaires, les livreurs, les ubérisés à vélo, les travailleurs de chez Amazon, etc. Mais aussi, bien sûr, sur les machines.
Le confinement révèle, s’il en était encore besoin, la dépendance dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de l’automatisation et de l’algorithmisation du monde, sans parler des immenses systèmes de livraison, notamment Amazon. Comme tu le disais toi-même, Mo : « nous ne pouvions imaginer à quel point Erewhon coïnciderait avec nos présents ». En effet, la crise du Covid-19 a révélé à quel point le monde dans lequel nous vivons est automatisé et dématérialisé. C’est cela qui rend possible un tel confinement, parce que les humains ne sont plus toujours nécessaires et qu’une grande part de la production peut se faire sans les humains.
À la prochaine crise de ce type, le risque c’est que l’automatisation gagne d’autres secteurs encore. Vision effayante d’un système capitaliste prêt à se réorganiser dans la logique d’un confinement permanent. L’individu-terminal devenant la manière dont chacun pourrait vivre à l’avenir. Tout est disponible de chez soi, les distractions bien entendu, mais également le travail, comme en témoigne l’injonction à télétravailler pendant le confinement, y compris pour les enseignants de maternelle, les coachs qui se délocalisent, les kinés et les médecins virtuels. On se rend soudainement compte qu’une grande partie des activités humaines peut se faire à distance. Toute la machinerie de la distanciation est soudain montrée en modèle, tel un grand système qui continue de faire tourner la machine alors qu’on aurait pu la croire à l’arrêt. Mais non, ça continue de tourner. Les gens en prennent conscience parfois à leurs dépens.
Ce qui continue à distance, ce sont aussi les câlins, avec les phoques Paro qui ronronnent, ou grâce aux applis de sexualité connectée, les cam girls et les cam boys. Et le confinement se met aussi en scène également dans une toute une série de techniques de surveillance, notamment les drones qui remplacent la police par des « yeux » automatiques, les livraisons plus ou moins automatisées des produits les plus essentiels, la disparition des intermédiaires, le développement des applications de tracking – autant de choses qui sont au cœur d’Erewhon. Même si, évidemment, à Erewhon un confinement rigoureux comme celui que nous vivons n’est pas imposé aux humains. C’est plutôt que les erewhoniens peuvent rester chez eux parce que l’information les y touche et que dehors les machines font le travail.
MG : Cet état de fait impacte-t-il vos projets en cours ? Quels sont-ils ? Vous travaillez toujours à trois ?
SD + GW : Nous avons plusieurs projets, pas forcément à trois. Un virus se propage et avec lui une situation particulière. Nous sommes informés du dehors par les réseaux communicationnels et les informations que nous captons de nos écrans. Nous avons plongé dans une utilisation intensive des terminaux et avons pris l’habitude de privilégier les achats en ligne, de nous débrouiller avec les outils à portée de main et de passer du temps connecté. Nous nous livrons à nos appareils. Le Covid-19 nous incite à nous libérer de nos interactions physiques et à nous en remettre à un système de livraison des supermarchés, à Netflix, au réseau de distribution d’eau et d’électricité. Il agit comme une loupe grossissant la condition dématérialisée et algorithmisée de l’homme. Cet individu que révèle le Covid-19, nous le nommons « l’individu-terminal ». Notre nouveau projet en cours, L’individu-terminal, poursuit ce que nous développons dans Erewhon mais également dans nos films précédents, World Brain et Cyborgs dans la brume. Nous décrivons cette position de l’être humain devenu simple terminaison d’un système entièrement organisé par des algorithmes, en explorant notamment les professions que l’on dit « uberisées », tous les métiers payés à la tâche qui nous permettent de vivre au milieu du Nuage comme au centre d’un entrepôt de livraison infini. Cet «individu-terminal» habite la «Société-Nuage».
L’individu-terminal s’attache à explorer la somme des activités qui se concentrent derrière les terminaux ; toutes les occupations – dormir, manger, travailler, susciter ou avoir du désir, etc. – peuvent se faire derrière l’écran. Les individus situés en terminaison s’interconnectent à travers des plateformes organisées par des algorithmes. Une même personne peut travailler au sein d’un entrepôt Amazon, conduire pour Uber, rendre des services avec Lulu dans ma rue, se déshabiller sur LiveJasmin, acheter sa nourriture avec l’argent gagné en escort sur Ladyxena. Le passage d’une activité à l’autre s’effectue au sein de plateformes en ligne similaires.
PCN + GW : Ce qui nous intéresse en ce moment, c’est de décrire ce monde fantasmé du confinement actuel tel qu’il se représente dans les vidéos qui circulent. Ce n’est pas tout à fait Erewhon. Certes, le confinement se met en scène dans des drones mais il y a aussi des soignants qui chantent avec des hauts parleurs dans les couloirs des hôpitaux pour égayer les malades. C’est un curieux mélange que l’on ne rencontrait pas à Erewhon. Les gestes barrières qui introduisent la distance sociale entre les individus sont étrangers à Erewhon où, malgré tout, la dimension de plaisir était centrale. Les habitants étaient le plus souvent en train de jouer dans les anciens bureaux et dans des centres de soin et de plaisir, de grands spas avec des machines de massage connecté. Bref, Erewhon, ce serait l’après-demain dans sa version hédoniste libérée. Nous travaillons sur une chronique du virus, des virus, contemporaine : Virusland. C’est un feuilleton composé d’épisodes textes et films sur une forme de vie qui s’étend sur la planète par contagion, contagion d’une région ou d’un pays à l’autre, et contagion de la fiction à la réalité. Le virus de Virusland est à la fois biologique et informationnel. Nous nous proposons de voyager en Virusland, d’explorer cet étrange domaine comme des ethnologues, nous-mêmes confinés, hors des villes, sans méthode et sans contacts, et n’ayant pour seule ressource que des vidéos internet. Virusland est en guerre contre un ennemi invisible. Les médecins, les policiers et les épiciers sont en première ligne. À l’arrière, Virusland mobilise aussi des machines, des hélicoptères, des drones, des robots, du tracking, des bracelets électroniques, pour protéger sa population. Cette guerre est sanitaire, biotechnologique et morale. Nous avons tous peur, de l’inconnu, de l’étrange, de nos fantasmes. De quoi exactement ?
C’est ce que nous essayons d’interroger par des images trouvées. Le premier épisode concerne le visible et l’invisible du virus, il y a des nuages artificiels qui désinfectent les villes chinoises. Le deuxième épisode suit des drones pourchassant dans toutes les langues et dans tous les pays de Virusland les derniers humains encore dehors au son des « Restez chez vous ». Le mot d’ordre résonne sur la moitié de la planète que Virusland s’est annexée, décliné dans toutes les langues, diffusé sur toutes les radios, les télévisions, et dans les rues, par des hauts-parleurs attachés aux drones.
Le troisième épisode illustre l’idée d’une guerre contre le virus. Ces mots se sont propagés dans les discours politiques comme un virus. Mais qu’est-ce qu’une guerre contre un ennemi dont on ne sait à peu près rien sinon qu’il vient d’une chauve-souris ?
- Bienvenue à Erewhon a été diffusé sur Saison Vidéo du 18 mars au 16 avril et du 8 au 28 avril 2020.
Image en une : Pierre Cassou-Noguès, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Bienvenue à Erewhon, Irréverence Films, 2020
articles liés
Interview de Laura Gozlan
par Suzanne Vallejo-Gomez
Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques
par Patrice Joly
Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg »
par Ingrid Luquet-Gad