Pierre Joseph
Il y a de cela six ans, un macaque femelle hilare faisait la une de nombreux titres de la presse internationale. La photo, par son cadrage rapproché, ressemblant plus à un portrait que les images animalières auxquelles nous pouvons être accoutumés, avait ceci d’exceptionnel d’être non pas un portrait mais un autoportrait. Ce « selfie de singe », ainsi qu’il fut rapidement et unanimement dénommé, eut, outre sa qualité visuelle indéniable — modèle souriant, cadrage incliné et mise au point centrée sur la face du sujet —, l’intérêt d’ouvrir une polémique sur l’épineuse question du droit d’auteur animal, tranchée fin janvier dernier1 par la justice américaine qui refuse de considérer les animaux comme des auteurs.
D’aucuns argueront sans doute que l’on ne peut être l’auteur de quelque œuvre lorsque l’on ignore ce qu’est une « œuvre », relançant ainsi des débats ancestraux touchant entre autres aux arts premiers, à l’art préhistorique ou même à l’art religieux, en résumé, concernant des productions réalisées hors d’un contexte « de prise en compte artistique ». Ce que le photographe humain de l’histoire, en l’occurrence le possesseur de l’appareil qui est arrivé entre les mains de l’animal, clame, c’est qu’il devrait avoir les droits de ces images car c’est lui-même, par ses actions, qui les a facilitées. Pour lors, elles sont toujours dans le domaine public car selon le US Copyright Office, « des œuvres produites par la nature, des animaux ou des végétaux » ne peuvent se voir accorder de copyright2.
De végétaux, il est question avec la récente exposition de Pierre Joseph à La Galerie de Noisy-le-Sec, mais ceux-ci sont bien à leur place définie dans la photographie, loin de prétendre à quelque auteurité sur la chose. Des images en série presque plus qu’une série d’images, c’est ce qui vient à l’esprit de celui qui s’aventure en Hypernormandie, ainsi que l’artiste a nommé ces linéaires de photographies simplement apposées aux murs, avec une légèreté qui en souligne le caractère provisoire, si ce n’est dérisoire. Deux champs de blé distincts ont fait l’objet d’un mitraillage méticuleux. Au cœur de cette foisonnance du motif se détache parfois un détail minime qui vient contredire l’œil qui n’aurait souhaité y voir que répétition : la flamboyance d’un coquelicot, quelques épis plus bruns, peut-être déjà secs, le vert de tiges éparses. La variété de blé fait la variation, marque la transition entre champ de blé 1 et champ de blé 2. Mais l’impression la plus tenace reste celle d’un scroll dans l’espace, d’une exposition adaptative à l’espace de monstration, d’une bibliothèque de fonds d’écran. Certainement pas très éloignée de ce qu’a cherché à produire celui qui a, il y a quelque quinze ans de cela, participé à la mise en vie d’Ann Lee3 et, dix ans auparavant, conçu les « personnages à réactiver4 ».
Face à cet « objet ouvert », tel qu’il qualifie cette nouvelle série de Photographies sans fin, nous avons discuté avec Pierre Joseph de l’utilisation intensive du mode automatique, de l’impossible machinisation de soi, de l’échec d’un art totalement délégué à la technique, d’une série d’image qui n’a pas vraiment de sens, d’une exposition qui, bien que constituée d’images qui habituellement peuplent nos disques durs, n’aurait pu avoir lieu uniquement sur Instagram et du fait qu’il n’y aucun héroïsme à appuyer sur le déclencheur en rafale.
« Hypernormandie » se compose de deux pièces (champ de blé 1 et champ de blé 2) participant d’une même série intitulée Photographies sans fin. Qu’entendez-vous par cette appellation ?
Ce que je présente dans cette exposition, c’est toujours à peu près la même image, seulement ce n’est jamais la même : c’est un point de vue du champ à chaque fois différent.
L’idée, ici, est de soustraire du sens à la photographie, de se dégager de la question d’un cadrage idéal, d’une belle image, pour qu’à force d’en saisir le motif, il devienne de plus en plus abstrait. C’est aussi essayer de m’extraire en tant qu’auteur, d’évacuer en partie certaines questions esthétiques : ces images sont réalisées de manière relativement automatique. C’est, enfin, essayer de me rapprocher de quelque chose d’automatique au sens où je ne vais pas utiliser tous les moyens possibles pour faire une image type de paysage où tout serait cadré, mesuré… J’essaie de me mécaniser moi-même (dans ma prise de vue). Je recherche une forme de dépossession.
Ces images sont donc toutes prises à la même heure, le même jour ? Ce n’est pas un procédé à la Monet ?
Elles sont prises dans un même laps de temps, en une dizaine minutes.
Monet utilise du temps pour recréer l’instant, dans l’idée de capter l’instant, de le synthétiser dans l’atelier. Ici, il n’y a en fait presque plus d’instant, parce que l’instant est répété, il dure. Sur dix minutes, il va y avoir à peu près toujours la même chose, la même lumière, un instant égale un autre égale un autre égale un autre…
Mais les deux séries sont réalisées chacune un jour différent, avec un champ différent et une variété de blé différente.
La série pourrait donc être beaucoup plus importante, là elle se conforme à l’espace ?
C’est cela. Elle s’y adapte. Dans champ de blé 1 il y a neuf images mais j’en ai, je crois, une vingtaine qui pourraient la compléter. C’est pour cela que je mentionne « plus ou moins » dans le nombre d’images (le cartel précise : Photographies sans fin : champ de blé 1 et 2, 2016. Plus ou moins 9 et 12 photographies). Il y a cette indécision, la série n’est pas fixée, elle comporte une sorte de jeu, de latitude.
Lors de ma dernière exposition à la galerie Air de Paris5, j’avais présenté une série de photos d’une forêt pour essayer de voir jusqu’à quel point il pouvait n’y avoir personne dans l’image ni personne à décider de la prise de vue.
Qu’en est-il du format des tirages (80 x 120 cm) ? L’avez-vous choisi parce que c’est un standard ou est-il plus particulièrement référencé ?
Le format est un mode d’adaptation à l’espace et à la technologie. Il découle des caractéristiques techniques de l’image et de ses possibilités d’agrandissement. Il s’agit de ne pas aller trop au-delà de la capacité du capteur de l’appareil à rendre les détails (j’utilise un reflex au format 24×36 avec une bonne définition, un Nikon D800). Ce n’est donc pas franchement un choix. Le choix est davantage dans la quantité d’images et son rapport à l’espace…
Je ne voulais pas trop m’éloigner non plus de la fonction de la planche contact qui est un tirage réalisé pour choisir une image au milieu de toutes ses variantes et, comme ici il n’y pas vraiment de choix, l’accrochage renvoie un peu à ce type de surface et de mise en page. On a laissé un espace, au départ, entre le début du mur et la première image qui est toujours identique, ce qui fait que ça tombe comme ça tombe après. Cela évoque les marges que l’on retrouve avec une imprimante de bureau, il y a toujours une marge qui revient et peu importent les images, la marge est la même. C’est la normativité que l’on retrouve dans Google Images ou d’autres choses comme ça. Je n’allais pas encadrer une série sur chaque mur pour que ce soit centré, équilibré, je préfère que cela renvoie à un système de visualisation de l’image lié à différents logiciels de mise en forme.
Pierre Joseph Photographies sans fin : champ de blé 1, 2016. Tirages lambda sur papier argentique, plus ou moins 9 photographies / Lamba prints, more or less 9 pictures, 80 × 120 cm. Courtesy galerie Air de Paris Production La Galerie, centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec. Photo : Pierre Antoine.
Et le choix des champs ? Sont-ils en culture bio, OGM ? Cela a-t-il une importance ?
Pas vraiment, même si l’on peut évidemment se poser la question de l’actualité.
Par contre, le fait d’avoir l’épi qui se répète, le fait de répéter l’image, et le fait que l’on sache que cette nature est mécanisée permet de faire l’analogie avec l’agriculture : c’est une moisson de l’image. Le champ opère davantage comme un bruit de fond tout en permettant d’évoquer à la fois ces interrogations et inquiétudes contemporaines quant à la nature organisée par l’homme, systématisée, et l’histoire de l’art.
Pourquoi la Normandie et pas la Beauce, par exemple ?
Cela pourrait être la Beauce, la Russie, cela pourrait être n’importe où, partout. Dans ce sens là, la localisation ne veut rien dire.
Mais c’était important que cela soit dans le titre…
Oui. Parce que renvoyer à quelque chose de local qui serait maintenant global, c’est important. Si on était dès le départ dans le général, cela m’intéresserait moins.
En même temps, on parlait de Monet tout à l’heure, la Normandie, c’est aussi Duchamp. Cette indécision ou indécidabilité que j’évoquais aussi, est peut-être en rapport avec les ciels changeants de là-bas… Dans le titre de ma monographie, Oui, non, peut-être, il y a là aussi quelque chose de très normand, dans cette sorte de binarité contrariée, ce n’est pas oui, ce n’est pas non, ce n’est pas zéro, ce n’est pas un : il y a un troisième terme, une variable que l’on retrouve chez Duchamp et chez Monet.
Ce qu’il y a, c’est que dans l’imaginaire, ou tout au moins dans le mien, la Normandie a plus tendance à évoquer de jolis paysages touristiques, la verdure humide, le bocage… Disons que si cela avait été « Hyperbeauce » ça aurait été plus évident.
Je suis parti de mon expérience personnelle : je suis né à Caen et, enfant, je regardais la plaine et, à la même époque, je voyais les premiers hypermarchés se mettre en place dans ce type de paysage, dans ces grands grands champs. Mais, en effet, ce n’est réellement pas spécifique à la Normandie. J’ai simplement souhaité rester proche de l’expérience, de quelque chose de plus autobiographique ; je n’ai pas été chercher la Beauce même si je sais qu’avec, on pourrait avoir exactement la même image.
Je pense un peu à Michel Houellebecq dans ce rapport titre / image. Plus précisément à son exposition de photos qui avait eu lieu à Paris6 et qui traitait notamment du
déclin de l’image d’Épinal de la France, avec, je me souviens, une vue d’un supermarché un peu glauque au pied d’une falaise, engoncé entre un village décrépi et l’immensité des champs…
Je préfère l’idée de vider l’image de son sens. Ici l’hypermarché n’est pas dans l’image.
Pierre Joseph Photographies sans fin : champ de blé 2, 2016. Tirages lambda sur papier argentique, plus ou moins 12 photographies / Lamba prints, more or less 12 pictures, 80 × 120 cm. Courtesy galerie Air de Paris Production La Galerie, centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec. Photo : Pierre Antoine.
Même si automatiquement on y pense, on pense aux kilos de farine, de pain produits en quantités astronomiques… Ce qui nous ramène en effet aux quantités astronomiques de photos numériques produites quotidiennement, on en revient à la dimension de la planche contact, à des tirages à valeur transitoire…
C’est fait de cette façon là, oui. Je me donne les réglages une fois pour toutes, la prise de vue est automatique, puis c’est imprimé via Picto Online et, a priori, il n’y a pas un œil exercé qui tire chaque image, c’est la machine qui gère cela et ça sort comme ça sort.
La forme de présentation en simple tirages sur papier, maintenus au mur avec des aimants, redouble cette impression…
J’avais dans l’idée d’essayer de voir à quoi pouvait mener cette profusion d’images, à part remplir les disques durs. Quelle est la force de ce type d’image. Là où l’on ferait une seule image et où l’on en choisirait une, de voir ce que cela ferait si on les mettait toutes. De voir ce que cette technologie permet. Il est de plus en plus aisé de faire une bonne image selon les canons de la photographie, on peut multiplier le nombre de prises de vue, retoucher… Avec l’argentique, il y a quand même une prouesse dans la production de la bonne image, ce n’est pas évident d’appuyer une seule fois et de saisir la bonne chose. Avec les six images / seconde, avec les outils de postproduction, la question de cette « bonne » image se pose beaucoup moins. La série de la forêt qui multipliait les points de vue, c’était aussi une manière de se perdre dans cette image, dans cette possibilité de multiplier. Si on a x fois la même image ou presque la même image, est-ce plus intéressant ?
Pourquoi n’est-ce pas toujours la même image alors ?
Parce que dans ce cas ce serait « une » image, comme si on l’avait choisie, et simplement multipliée. Le choix que je fais c’est de faire quinze fois des champs de blé et de voir que cette série ne marche pas, que celle-là non plus…
Il s’agit donc d’un choix visuel classique de couleur, de lumière…
Vous parlez de vous « mécaniser vous-même » mais, finalement, avec la question des séries qui sont réussies ou non et donc du choix que vous devez opérer à ce moment-là entre les différentes séries d’images que vous avez produites, est-ce que cela ne revient pas à avouer qu’une machinisation totale est impossible ?
Ces photographies sans fin ne sont-elles pas, en ce sens, le constat de l’échec d’un art entièrement délégué à la technique ?
Oui c’est sûr. Je sais aussi que les œuvres graphiques qui ont été uniquement générées par des ordinateurs donnent des résultats décevants. C’est quand on tend vers ce modèle, ici la machine, mais que l’on n’y arrive pas complètement, qu’il se passe quelque chose.
Si une peinture impressionniste tente de capter et de décomposer la lumière, comme la photo le fait par nature, ce n’est pas un résultat photographique — même si Monet voulait capter l’instant — c’est une tentative.
Je me demande donc ce que peut produire comme sensation ou comme impression la nouveauté numérique : que nous apporte-t-elle de différent de l’argentique à part faire (trop) bien ce que l’argentique a déjà fait ? L’argentique voulait, par exemple, capter le bon moment, l’instant parfait, ce qui nécessite un bon œil : le numérique le sert sur un plateau grâce aux prises de vue sans fin et à son nombre d’images par seconde. L’image devient aussi bête qu’un dessin de cube généré par ordinateur. Ça en devient trop facile. Il manque un « peut-être » qui n’est pas dans la machine qui fonctionne par oui ou non, 0 ou 1.
1 À ce jour, il reste à la PETA la possibilité de déposer une nouvelle plainte amendée.
3 En 1999, Philippe Parreno et Pierre Huyghe achètent le personnage d’Ann Lee (caractère manga en deux dimensions) à une société japonaise qui fournit aux éditeurs de l’industrie du manga le dessin des personnages ainsi que leur profil psychologique, du héros au simple figurant destiné à disparaître au bout de quelques pages. Choisie sur catalogue comme une marchandise, Ann Lee, femme-enfant, est rachetée, libérée de l’industrie culturelle et réinvestie par le champ artistique. Source : http://www.frac-poitou-charentes.org/pages/collection_artistes-parreno_FRAC.html
Elle resurgit d’ailleurs actuellement dans l’exposition « Images » au Fridericianum de Kassel chroniquée en page 72 de ce numéro.
4 Selon la définition qui en est donnée par Pierre Joseph en 1991 : « Un personnage à réactiver se joue en deux temps : il est d’abord présenté en chair et en os durant le vernissage de l’exposition pour laquelle il a été imaginé. C’est un acteur qui joue un rôle minimal, en boucle. Il ne parle pas. Le lendemain, une photographie le remplace, il devient alors un personnage “à réactiver”. L’acquéreur de cette photographie (et donc du personnage) peut alors renouveler cette performance à sa guise en respectant quelques règles. »
5 Pierre Joseph, « Maintenant », galerie Air de Paris, Paris, du 24 janvier au 8 mars 2014.
6 Michel Houellebecq, « Before Landing », pavillon Carré de Baudoin, Paris, du 12 novembre 2014 au 31 janvier 2015.
Pierre Joseph, « Hypernormandie », 23 janvier – 26 mars 2016, La Galerie, Noisy-le-Sec (F)
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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