Table Ronde – Contre catégories et écriture fragmentaire

par Mathilde Villeneuve

Où il est question de partage d’expériences, de contre catégories et d’écriture fragmentaire, de Mathieu Abonnenc, Marie Voignier, Chris Marker ou encore Tacita Dean…

Table ronde organisée le 25 octobre 2011 à l’occasion du dossier « cinéma documentaire » avec une partie des membres du Silo — Clara Schulmann, chercheuse, critique d’art, enseignante à l’Université Lumière Lyon 2, Evgenia Giannouri, chercheuse, enseignante à l’Université de Lille 3, Lúcia Ramos Monteiro, chercheuse, enseignante à l’Université de Paris 3 et les artistes Maïder Fortuné et Jeff Guess.
Transcription : Mathilde Villeneuve.

Marie Voignier L’hypothèse du Mokele-Mbembe, 2011. Vidéo HDV, 78 min. Coproduction / Coproduced by Capricci films / Espace Croisé, Roubaix. Collection Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Courtesy Marcelle Alix.

Mathilde Villeneuve : Le Silo est un collectif dédié aux images en mouvement, espace critique et de programation. Comment est-il né?
Clara Schulmann : Il y a 4 ans, nous avons répondu à une invitation de Mélanie Bouteloup qui initiait l’aventure du Bétonsalon et qui souhaitait organiser des projections régulières dans le lieu. Evgenia, Lúcia, Jennifer Verraes, Teresa Castro et moi, on se fréquentait à Paris 3, où on était inscrites en thèse de cinéma. Le Silo s’est constitué comme un espace capable de rassembler les recherches qu’on menait chacune de nos côtés autour des liens entre le cinéma et l’art contemporain. L’image en mouvement était pour nous à la fois un outil et l’objet sur lequel nous réfléchissions : donc quelque chose à mettre en pratique autant qu’à historiciser.

M. V. : L’idée du collectif semble importante.
C. S. : Le Silo avait, et a toujours, l’intention de fédérer une communauté de chercheurs, artistes, éditeurs et traducteurs autour d’intérêts communs, d’arrimer les objets à un contexte, de faire circuler les images.

Jeff Guess : Vous vous référez à des modèles ?

C. S. : Disons que tout ce qui contribue à densifier les passerelles – esthétiques, théoriques – à complexifier les discours, nous intéresse. On se sent proche des hypothèses développées par Philippe-Alain Michaud, par exemple son exposition « Le mouvement des images », au centre Pompidou, a sans aucun doute contribué à élargir les espaces, mêmes théoriques, jusqu’ici dévolus aux images en mouvement.

J. G. : Tout comme sa manière de programmer du cinéma au Louvre, en mélangeant films de fiction, documentaires, expérimentaux, d’archives…

Evgenia Giannouri: Il avait une approche culturaliste avant l’heure.

C. S. : On a aussi échangé nos lectures de textes étrangers peu traduits en français et peu représentés à l’université, comme ceux de Frederic Jameson ou d’Edward Said. Et puis l’envie de partager ce qu’il y a de joyeux dans l’expérience d’une séance de visionnage collective.

Mathieu K. Abonnenc Untitled (Foreword to Guns for Banta), 2011. Sérigraphie / Silkscreen (graphic design : deValence), 120 x 160 cm. Photo : Aurélien Mole. Courtesy Marcelle Alix.

Maïder Fortuné : Ce qui est intéressant, c’est que vous jouez des écarts entre les films que vous présentez, plutôt que des regroupements thématiques,  pour faire émerger des liens inattendus.

E. G. : Faire se rencontrer des objets de différents formats et contextes est un geste analytique en soi : la création d’un espace dialectique comporte une prise de risque qui nous intéresse aussi.

M. V. : Avez-vous déjà organisé des séances de projection de films documentaires ?

C. S. : Je ne suis pas sûre que ces catégories soient encore opérantes. J’ai tendance à penser que les films de Jia Zhang-ke, par exemple, relèvent autant de la fiction que du documentaire.

J. G. : Elles me semblent surtout déterminées par des contraintes économiques ou institutionnelles et elles peuvent conditionner la manière de penser la réalisation, le format et les contextes de diffusion.

M. V. : On pourrait quand même distinguer des méthodes de travail où se creuse la différence : l’écriture, l’expérience de terrain ?

Lúcia Ramos Monteiro : Plusieurs générations de cinéastes de fiction ont incorporé les aléas du tournage dans leurs scénarios ; des réalisateurs aussi différents que Pasolini, Coppola et Jia Zhang-ke ont su laisser de la place à l’improvisation dans leurs fictions…

M. F. : Tsai Ming-liang qui réalise des films de fiction, est venu au cinéma par la réalisation d’un documentaire sur des malades du sida. Lors d’une conférence sur son travail, il a évoqué sa manière d’écrire les scénarios de ses fictions : l’indication sommaire d’un squelette de situation et l’espace blanc de la page, ce blanc correspondant à l’écriture de la scène pendant le tournage.

M. V. : Aujourd’hui, le travail de Mathieu Abonnenc participe à une déconstruction du cinéma. Avec Foreword to Guns for Banta, il invente un film qui, quelque part, en « remplace » un autre qui n’existe plus, celui de la cinéaste Sarah Maldoror, dont les bobines sont perdues.

L. R. M. : Il créé un film à partir d’images de tournage et de mémoire. Mais c’est pour moi avant tout un travail de et sur l’imagination.

C. S. : Absolument. Alors qu’on rabat sur lui la question de l’enquête, de la preuve, etc., il pulvérise les frontières avec des combinaisons d’éléments qui ne sont pas clairement identifiés. Aujourd’hui les statuts de l’artiste et du chercheur tendent à se confondre. Beaucoup d’artistes arrivent très armés, leurs sources vérifiées et contre-vérifiées. Parfois, j’ai le sentiment que leur travail en pâtit formellement, à tel point que leurs films peuvent apparaître un peu scolaires. Mathieu Abonnenc résiste bien à cette tendance.

E. G. : L’exemple de Marie Voignier, dans ce contexte, est intéressant. Western est tourné dans un ancien parc d’attractions construit sur le modèle de la réserve d’indiens. L’artiste  accompagne ses images d’une voix over déroutante, quasi ironique. Il semble là que la réalité devient un artefact en soi. Elle emprunte au cinéma son rapport au temps et à l’espace, un rapport construit et artificiel. Certains artistes utilisent le médium cinématographique parce que le réel qu’ils observent est devenu d’une certaine façon cinématographique en soi. C’est leur façon d’analyser le réel. De porter un regard analytique et critique sur le monde par les moyens qui lui sont propres.

M. V. : Le nombre et le traitement de l’information s’est aussi densifié et complexifié.

J. G. : On a accès à des archives plus facilement, sans devoir se déplacer. S’ouvre à nous une pléthore de pistes d’explorations possibles qui étaient avant réservées à une élite.

L. R. M. : Mais Mathieu Abonnenc explore des archives qui sont extrêmement difficiles d’accès et qui impliquent des déplacements. En plus, quand il finit par trouver l’archive, elle est fragmentée!

M. V. : Cet accès fragmenté à l’information induit-il la production d’une forme à son tour fragmentaire ?

M. F. : Cette logique fragmentaire est liée au fonctionnement de la mémoire elle-même, qui nous arrive par bribes. Comment peut-on, quand on travaille à partir de et sur l’archive, faire un film qui ne soit pas troué ? Je pense à l’image du protagoniste de La Jetée les yeux bandés par les médecins, allongé : c’est depuis l’obscurité que les images remontent. Ou encore l’ouverture du Fond de l’air est rouge qui évoque le souvenir du Cuirassé Potemkine, non pas le film dan son ensemble mais des lambeaux de film, quelques séquences restées en mémoire, et qui pose la suite du film comme une remontée subjective et trouée.

E. G. : Pour revenir au film de Marie Voignier, l’artiste s’intéresse bien sûr à la parole comme véhicule qui transmet l’histoire locale et intime et qui rentre en interaction avec l’histoire collective mais je pense que l’enjeu en est le réel comme matière audiovisuelle. Dans le travail de l’artiste, il est souvent question des constructions – territoriales, architecturales – qu’il faut penser en termes d’image. C’est une nouvelle façon de se saisir de l’utilisation des images cinématographiques, comme le moyen de comprendre un phénomène qui comporte en soi des éléments essentiellement cinématographiques. Le cinéma devient un outil de recherche et d’analyse du réel, et non l’inverse.

M. F. : Dans un autre registre, je pense aux films exemplaires d’Harun Farocki qui montent et démontent les dispositifs et appareils et se montrent souvent eux-mêmes sous la forme de dispositifs. Il y a une forme qui épouse au plus juste le sujet interrogé. C’est aussi le cas de Marker chez qui chaque film propose une forme inédite spécifique et essentielle au sujet qu’il aborde.

C. S. : Dans Kodak, Tacita Dean filme l’usine Kodak sur le point de fermer. Elle capte une tragédie contemporaine : son médium de prédilection, la pellicule 16mm, est sur le point d’être abandonné. Quand on sait le combat que représente pour elle la préservation du 16 mm, le combat de l’analogique contre le numérique, le film apparaît comme un manifeste très réussi. L’artiste se trouve à un degré de maîtrise tel de ce médium qu’elle en fait quelque chose de précieux et en même temps de quotidien. Elle l’utilise pour parler d’objets ou de phénomènes disparaissant mais plutôt que de parier sur leur obsolescence, elle leur confère une valeur actuelle : comment prendre soin de ce qui disparaît ?

 

Harun Farocki Images du monde et inscription de la guerre, 1988. Harun Farocki Filmproduktion. Courtesy Survivance.

 

 

Where it is a matter of sharing experiences, counter-categories, and fragmentary writing, involving Mathieu Abonnenc, Marie Voignier, Chris Marker and Tacita Dean…

A round table held on 25 October 2011, on the occasion of this special issue about art and documentary film, with some of the ‘Silo’ members—Clara Schulmann, researcher, art critic, teaching at the Université Lumière Lyon 2, Evgenia Giannouri, researcher, teaching at the Université de Lille 3, Lúcia Ramos Monteiro, researcher, teaching at the Université de Paris 3, and the artists Maïder Fortuné and Jeff Guess.

Transcription: Mathilde Villeneuve

Mathilde Villeneuve: The Silo is a collective devoted to moving images, and a forum for criticism and programming. How did it come into being?

Clara Schulmann: Four years ago, we answered an invitation from Mélanie Bouteloup who was embarking on the Bétonsalon venture, and wanted to organize regular screenings at that venue. Evgenia, Lúcia, Jennifer Verraes, Teresa Castro and myself all knew each other at Paris 3, where we were doing our masters in film. The Silo was set up as a place capable of encompassing the research projects we were each engaged in for our part, involving the links between film and contemporary art. For us, the moving image was at once a tool and the object we were thinking about—so it was something to be put into practice as much as dealt with on a historical basis.

MV: The idea of the collective seems significant.

CS: The intent behind the Silo was, and still is, to bring together a community of researchers, artists, publishers and translators around shared interests, to connect objects to a context, and get images circulating.

Jeff Guess: Are you referring to models?

CS: Let’s say that everything that helps to give depth to the various links, aesthetic and theoretical, and make the various areas of discourse more complex, interests us. We feel close to the hypotheses developed by Philippe-Alain Michaud, for example his exhibition Le Mouvement des  Images, at the Centre Pompidou, which undoubtedly contributed to a broadening of even theoretical areas hitherto assigned to moving images.

JG:  Just like the way he programmes film at the Louvre, mixing fiction, documentary, experimental and archival films…

Evgenia Giannouri: He had a culturalist approach that was ahead of its time.

CS: We’ve also exchanged our readings of foreign texts that are rarely translated into French, and little represented at the university, like those of Frederic Jameson and Edward Said. And then there’s a desire to share the joyous element in the experience of a collective viewing session.

Maïder Fortuné: What’s interesting is that you play with the gaps and differences between the films you screen, rather than thematic groupings, to bring out unexpected connections.

EG: Getting ourselves to encounter objects of differing formats and contexts is an analytical gesture per se: the creation of a dialectic space involves taking risks, and this also interests us.

MV: Have you already organized documentary film screenings?

CS: I’m not sure if these categories are operative yet. I have a hunch that Jia Zhang-ke’s films, for example, have as much to do with fiction as with documentary.

JG: To me, they seem above all defined by economic and institutional restrictions, and they can affect the way one thinks about the film’s making and direction, its format, and the distribution contexts.

MV: But we still might be able to identify working methods where there’s a difference; the writing, the field experience?

Lúcia Ramos Monteiro: Several generations of fiction film-makers have incorporated the ups and downs of filming in their screenplays: directors as different as Pasolini, Coppola and Jia Zhang-ke all managed to make room for improvisation in their fiction films…

MF: Tsai Ming-liang, who makes fiction movies, came to film as a result of making a documentary about people suffering from Aids. During a lecture about his work, he described how he wrote the scripts for his fiction films: the brief description of a skeletal situation and the blank page, with that blank corresponding to the scene being written during shooting.

MV: These days, Mathieu Abonnenc’s work is part and parcel of a deconstruction of film. With Foreword to Guns for Banta, he invents a film which, somewhere, “replaces” another one that no longer exists—the movie made by the film-maker Sarah Maldoror, with the reels all lost.

LRM: He creates a film based on images of shooting and memory. But for me, above all else, it’s a whole work of and about imagination.

CS: Absolutely. While we load it with the question of investigation, proof, etc, it is shattering boundaries with combinations of elements which are not clearly identified. Nowadays, the statuses of the artist and the researcher tend to become muddled. A lot of artists come heavily armed, their sources checked and counter-checked. At times I get the feeling that their work suffers from this in a formal way, to such an extent that their films can seem a bit academic. Mathieu Abonnenc stands up well to this trend.

EG: The example of Marie Voignier, in this context, is interesting. Western is filmed in an old theme park built on the model of the Indian reservation. The artist accompanies her image with a disconcerting, almost ironical voice-over. It seems here that reality becomes an artefact in itself. From film she borrows its relation to time and space, a constructed and artificial relation. Some artists use the cinematographic medium because the reality they observe has, in a way, become cinematographic per se. This is their way of analyzing reality. Of casting an analytical eye over the world through whatever means they themselves have.

MV: The amount of data, and the way it is processed is also made denser and more complex.

JG:  We have easier access to archives, without having to move. A whole host of possible avenues of exploration is being opened up to us which had previously been earmarked for an elite.

LRM: But Mathieu Abonnenc explores archives which are extremely hard to get access to and which do involve travelling around. What’s more, when he ends up finding the archive he’s after, it’s in bits and pieces!

MV: Does this fragmented access to information introduce the production of a form which is, in its turn, fragmentary?

MF: This fragmentary logic is linked with the way the memory itself operates, coming to us in snippets. When you’re working based on and around archives, how can you make a film that doesn’t have holes in it? I’m thinking of the image of the leading character in La Jetée, with his eyes blindfolded by the doctors, lying down there—the images rise back up out of darkness. And the opening of Le Fond de l’air est Rouge (A Grin without a Cat), which conjures up memories of The Battleship Potemkin, not the film as a whole but bits and pieces of the film, a few sequences still lodged in the memory, positing the film’s sequel like a subjective resurgence, with holes in it.

EG:  To get back to Marie Voignier’s film, the artist is, needless to say, interested in the word as a vehicle which conveys local and private history and interacts with collective history, but I think that the challenge here is reality, as audiovisual material. In the artist’s work, it is often a matter of constructions—territorial, architectural—which have to be conceived in terms of imagery. This is a new way of grasping the use of cinematographic images, as a way of understanding a phenomenon which carries within it essentially cinematographic elements. Film becomes a tool of research and analysis to do with reality, and not the other way round.

MF: In another key, I’m thinking of Harun Farocki’s exemplary films, which put together and dismantle systems and devices, and are often themselves shown in the form of arrangements. There’s a form which precisely marries the subject questioned. This is also the case with Marker, with whom each film proposes a novel form that is specific and essential to the subject it is broaching.

CS: In Kodak, Tacita Dean films the Kodak factory, which is about to close down. She captures a contemporary tragedy: her favourite medium, 16mm film, is on the point of being abandoned. When one is aware of the struggle that the preservation of 16mm film represents for her, the analog versus digital fight, the film seems like a very successful manifesto. The artists finds herself with such a degree of mastery of this medium that she turns it into something precious and, at the same time, everyday. She uses it to talk of objects and phenomena that are vanishing, but rather than betting on their obsolescence, she lends them an actual value—how to tend to what is disappearing?