Vincent Pécoil

par Elena Cardin

Depuis quelques années, la peinture est revenue au centre de l’attention de critiques, curateurs et conservateurs de musées comme en témoigne la récente profusion d’expositions institutionnelles qui sonnent comme des manifestes : The Forever Now: Contemporary Painting in an Atemporal World, au MoMA (2014-2015), Painting 2.0: Expression in the Information Age au Museum Brandhorst et au mumok (2016), ou Radical Figures. Painting in the New Millennium à la Whitechapel Gallery (2020), pour n’en citer que quelques unes. La réflexion critique et les différentes expositions des dernières années semblent traversées par la même interrogation : comment la peinture arrive-t-elle à vivre et à trouver sa place dans une culture dominée par la prolifération d’images numériques ? Les évidentes raisons économiques et les avantages pratiques en matière de production et de transport ne semblent pas épuiser complètement la question. Dans l’ère post-médium, l’existence de la peinture apparaît inextricablement liée à sa capacité d’adaptation à notre environnement numérique.

Au Frac Nouvelle-Aquitaine, l’exposition Milléniales. Peintures 2000-2020, organisée par le critique d’art et commissaire Vincent Pécoil,se penche sur la question avec un ensemble d’œuvres produites depuis le passage à l’an 2000 par des artistes de toutes générations et  nationalités confondues.

Nicolas H. Muller, Picabia sans Aura, 2016.
Huile sur carton 106 × 76 cm chaque, collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. © Nicolas H. Muller. Photo : J.–C. Garcia

Pouvez-vous nous dire comment est né le projet Milléniales. Peintures 2000-2020 que vous proposez au Frac Nouvelle-Aquitaine ?

L’invitation est venue de Claire Jacquet, directrice du FRAC, qui m’a proposé d’organiser une exposition de peintures. Initialement, son idée était de présenter une sélection de tableaux des collections des FRAC de Nouvelle-Aquitaine (FRAC Nouvelle-Aquitaine, FRAC Limousin, FAC Poitou-Charentes) et du FNAC ; cet éventail de choix s’est un peu élargi au fil des discussions et au cours de la construction de l’exposition – avec désormais également des pièces empruntées à différents musées et à quelques galeries et artistes. Ensuite, j’ai appliqué un filtre pour resserrer le choix sur les deux dernières décennies, avec cette idée de présenter quelque chose qui soit représentatif de la peinture récente, même si il n’est pas question d’être exhaustif.

Comment avez-vous opéré la sélection des artistes ? Quels critères vous ont guidé ?

Les seuls critères valables, je trouve, ce sont les contraintes – autrement dit ce que permet le budget transport et production, et les choix pratiques qui en découlent, comme le fait de chercher dans certaines collections publiques. La disponibilité des pièces est une autre contrainte importante, bien sûr. Si on commence à se donner d’autres critères, ça s’apparente à du profilage. Je ne suis pas physionomiste, ni policier, donc j’évite de choisir les artistes au faciès (autrement dit en fonction de leur âge, de leur nationalité, et ainsi de suite). Je n’avais pas d’autres critères que d’essayer de montrer des choses intéressantes. Les œuvres génèrent leurs propres critères d’intérêt, ça ne doit pas être des principes qui leur sont extérieurs, à mon sens. Ensuite, la liste des artistes reflète naturellement une histoire personnelle ; j’ai déjà eu l’occasion de travailler avec beaucoup d’entre eux ou elles.

Il me semble qu’on peut néanmoins parler d’un autre critère orientant vos choix curatoriaux : comme le suggère le titre, Milléniales, toutes les œuvres sélectionnées ont été réalisées après l’an 2000. Est-ce que cette date, bien que symbolique, constitue pour vous un tournant dans l’histoire de la peinture ? Autrement dit, depuis le passage au vingt-et-unième siècle, peut-on distinguer des nouvelles spécificités propres au médium et à la manière de produire des artistes ?

La peinture est une activité ruminante, elle revient sans cesse sur son histoire, ses figures, ses sujets… Ce ressassement n’a pas cessé avec le siècle nouveau. Il a même été conforté par ce passage au XXIe siècle, dans la mesure où il correspond à la fin de l’idée d’un art tourné vers le futur, servant ou même fondant la révolution industrielle ; cette idée était déjà sérieusement affaiblie depuis des décennies mais « l’an 2000 » restait néanmoins une sorte de mirage scientiste qui s’est évanoui aussitôt qu’on est parvenu à ce jalon symbolique.

Ida Tursic & Wilfried Mille, La peinture aux radis, 2020.
Huile sur panneaux de bois (murs d’atelier), cadre en chêne, 317 × 619 × 5 cm. Courtesy Ida Tursic & Wilfried Mille ; Galerie Max Hetzler

Le fait nouveau, c’est que la peinture reflète et se confronte à un bouleversement anthropologique majeur, qui est l’avènement des technologies numériques qui ont complètement redéfini notre environnement. Pendant tout le XXe siècle, la peinture a intégré, parfois littéralement, avec le collage par exemple, les évolutions techniques de son temps, notamment celles liées à son grand « Autre », la photographie. Aujourd’hui, elle intègre la nouvelle condition numérique dans ses sujets mais aussi ses modes de production, avec des tableaux qui sont souvent esquissés par ordinateur, ou réalisés avec des techniques de PAO.

La tendance de la peinture à englober des pratiques expressément non picturales (comme la photographie, les technologies numériques ou encore l’art conceptuel et la performance dans les années 1960) met à mal l’idée moderniste d’une prétendue pureté et spécificité du médium. En 2016, l’exposition Painting 2.0: Expression in the Information Age présentée au Museum Brandhorst à Munich et au mumok à Vienne avait mis l’accent sur le caractère poreux et impur de la peinture à l’ère de l’information et des technologies numériques. Milléniales semble traversée par des questionnements similaires puisqu’on y retrouve des œuvres qui débordent manifestement du cadre traditionnel de la peinture. Quel est votre point de vue à cet égard ?

Je pense en effet que cette idée d’une « pureté » du médium peinture est difficilement tenable. Et c’est le cas depuis longtemps, ça n’est pas nouveau. Dans l’exposition à Bordeaux, un certain nombre de pièces ne sont pas des peintures stricto sensu – certaines sont des impressions jet d’encre, d’autres des sérigraphies, certaines encore incorporent des objets, ou sont réalisées sur des supports inattendus, etc. Mais toutes ces œuvres se comprennent pleinement par rapport au médium peinture, autrement dit relativement à ses formats, à son histoire, ou aux genres picturaux traditionnels.


Wade Guyton, Untitled, 2018.
Impression jet d’encre Epson UltraChrome HDX sur lin. Courtesy Wade Guyton ; galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : DR

Seriez-vous donc d’accord avec la thèse formulée par la critique d’art Isabelle Graw dans son livre The Love of Painting (2018, Sternberg Press), selon laquelle la peinture occupe une place exceptionnelle dans cette ère post-médium ? Graw y affirme que, ces dernières années, la peinture a non seulement fait l’objet d’un intérêt grandissant comme le démontre le nombre d’expositions et de catalogues qui lui ont été dédiés, mais qu’elle devient de plus en plus un médium de référence pour tous les autres. Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Une des idées d’Isabelle Graw à laquelle j’ai peut-être inconsciemment réagi en intitulant l’exposition Milléniales…, c’est celle qu’elle développe dans ce livre mais aussi dans des essais précédents, à savoir l’idée selon laquelle le succès de la peinture est lié au fait qu’elle serait, plus manifestement que d’autre formes d’art, chargée de la personnalité de ses auteurs, au point de considérer les tableaux comme des « quasi-sujets ». C’est quelque chose avec quoi j’ai joué dans l’exposition, en envisageant les peintures comme des sortes de personnages.

Cela dit, il me semble que la thèse de Graw, qui est très intéressante, a aussi une faiblesse : tout ce qu’elle dit de la peinture, comme quelque chose qui est expérimenté avant tout comme la présence d’un sujet, quelque chose de « hautement personnalisé », peut se dire tout aussi bien de la sculpture, par exemple. Je ne crois pas qu’il y ait un privilège de la peinture de ce côté-là, et tenir, comme elle le fait, les sculptures peintes de Rachel Harrison comme une preuve que la peinture est devenue le cadre de référence pour les autres pratiques artistiques me semble un peu tiré par les cheveux. Les sculptures polychromes ne sont pas une nouveauté, et ça me semble bizarre de qualifier les siennes de « painterly ». Je partage les prémisses de ses réflexions, à savoir que nous sommes entrés dans une ère « post-médium » (l’expression est de Rosalind Krauss, à l’origine). Mais je pense qu’envisager la peinture comme le médium de référence pour les autres est en contradiction avec cette proposition initiale.


Blair Thurman, Ribbons & Bows, 2019.
Acrylique sur toile sur bois, 239 × 140 × 7 cm. Courtesy Blair Thurman. Photo : DR

Enfin, je ne sais pas si on peut mesurer l’intérêt porté à la peinture, mais c’est vrai que le discrédit idéologique dans lequel elle était tenue s’estompe petit à petit. Et je crois qu’on peut l’expliquer en partie comme un retour de balancier par rapport à la période précédente, où les institutions, les galeries et les artistes se sont lancés dans une course à la production, en cherchant à fabriquer des trucs toujours plus gros et plus chers. Cette tendance existe toujours, bien sûr, mais je me demande si le fait de recourir à quelque chose d’accessible, en matière de production, n’est pas une des raisons qui explique le succès de la peinture du côté des artistes. Faire de la peinture, ça ne nécessite pas forcément un atelier immense, il n’y a pas besoin de faire appel à des sous-traitants, les problèmes de stockage ne sont pas insurmontables… On parle toujours de la dimension spéculative, mercantile, du médium pour expliquer son succès. Mais il ne faut pas négliger cet aspect tout simplement pratique.

Le parcours de l’exposition apparaît à première vue assez déroutant : on y retrouve des regroupements thématiques très classiques comme « natures mortes », « portrait » ou « histoire », là où on ne s’y attendrait pas. On a l’impression que vous utilisez ces vieilles catégories avec une certaine ironie… Comment est née l’idée de ce parcours ?

C’est vrai que j’ai choisi d’utiliser ces catégories un peu par jeu, mais je ne dirais pas avec ironie. Les genres picturaux sont des catégories désuètes dont le rejet est lié à celui de l’Académisme mais aussi à l’invention de l’abstraction – et donc au rejet du sujet en peinture. Mais pour autant, ces genres n’ont pas disparu, ils ont migré vers d’autres formats. C’est une question qui m’intéresse et que la peinture permet d’éclairer. D’une part, la photographie a pris sur elle ces fonctions de représentation — le portrait, le paysage ou les photos d’actualité qui sont vouées à devenir l’archive historique — mais, d’autre part, on peut re lever que la nature morte aujourd’hui est majoritairement devenue une forme publicitaire – ce sont bien des natures mortes qui figurent la nourriture sur les emballages de produits industriels, ou toutes sortes d’objets sur les affiches, les pages des magazines ou des journaux… En revenant sur ces genres, la peinture effectue une mise en abîme de ces nouveaux usages des genres picturaux classiques.


Francis Baudevin, Daflon, 2002.
FNAC 03-260, Centre national des arts plastiques, Dépôt au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonnes depuis / since 2014. © Francis Baudevin / Cnap. Photo courtesy galerie Art : Concept

Au cours des dernières années, différentes expositions institutionnelles portant sur les évolutions de la peinture ont vu le jour à l’international : The Forever Now: Contemporary Painting in an Atemporal World au MoMA (2014-2015), Painting 2.0: Expression in the Information Age que je citais précédemment, Radical Figures. Painting in the New Millennium à Whitechapel Gallery (2020). Selon vous, où en est-on en France dans le débat sur l’actualité de la peinture ? L’exposition Milléniales. Peintures 2000-2020 est-elle l’occasion pour vous de proposer une nouvelle lecture du médium dans le milieu de l’art national ?

Je l’espère… Je crois que la situation en France est un peu schizophrène : pendant des années, la peinture a été tenue, dans le discours critique, pour quelque chose de rétrograde en général, mais dans le même temps tout le monde continuait d’en montrer et de l’apprécier en particulier, à travers le travail de tel ou telle artiste. Une partie du problème réside dans le fait que les expositions qui ont l’ambition de présenter un état des lieux de la peinture sont souvent des tentatives un peu réacs et uniformes, qui ne montrent qu’un seul type de peinture. En gros, il faut que ça dégouline pour être bon. Ce sont aussi des manifestations arc-boutées sur la défense du médium, ce qui n’est pas mon propos. J’espère que la diversité des pratiques exposées à Bordeaux sera suffisamment intrigante pour contribuer à changer cette image.


Sylvie Fanchon, Je suis désolée, 2018.
Acrylique sur toile, 1m × 1,60 m. Courtesy Sylvie Fanchon. Photo : Jonathan Martin

Image en une : Vincent Ganivet, Ronds de fumée, 2008.
Traces de fumigène, dimensions variables, collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. © Vincent Ganivet. Photo : J.–C. Garcia

  • Publié dans le numéro : 94
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