Edith Dekyndt
The Black, the White, the Blue,Le Grand Café, Saint-Nazaire, 15.02.20…
L’exposition d’Edith Dekyndt au Grand Café est la dernière que j’ai visitée, avant la mise sous cloche générale. L’artiste belge y présentait un nouvel accrochage d’une exposition initialement présentée à Hambourg, au-dessus de laquelle plane le fantôme de Caspar David Friedrich.
Réactivation d’une exposition présentée au Kunsthaus de Hambourg en 2019, « The Black, The White, The Blue » regroupe un ensemble d’œuvres resserré d’Edith Dekyndt (on connaît et apprécie la parcimonie de ses accrochages). Jouant souvent du contexte spatial, l’artiste belge propose ici un déploiement différent, mais tout aussi pertinent, de la version allemande, dans les espaces lumineux du Grand Café, bruts au rez-de-chaussée et plus apprêtés à l’étage avec le grand parquet de l’ancienne salle de bal.
Pendant toute la visite de l’exposition, on gardera en fond iconographique le tableau de 1824 de Caspar David Friedrich, La Mer de glace, ouvertement convoqué par Edith Dekyndt. Cette œuvre phare du peintre romantique allemand conservée à Hambourg illustre sans doute le mieux la « tragédie du paysage » dont l’artiste s’était fait le chantre. Le tableau présente le naufrage à peine visible d’un navire englouti sous une montagne de glace saillante. À l’image de ce chaos pictural ordonné, Edith Dekyndt présente une vaste installation millimétrée dans la grande salle du rez-de-chaussée du centre d’art qui donne son titre à l’exposition : The Black, The White, The Blue. Composée de dizaines de réfrigérateurs usagés, récupérés dans un entrepôt de stockage à Hambourg avant leur échouage dans des pays plus précaires, l’artiste évoque dans cette œuvre la polarisation entre le Nord et le Sud, la (sur)consommation septentrionale produisant des déchets que l’on ne valorisera pas et dont vont hériter les pays du Sud[1]. Ce paysage orthogonal de rebuts déployé sur un tapis de verre pilé qui réfléchit la lumière se visite au son de bruits métalliques énigmatiques. Fracas ou chutes, ces sons ponctuels obtenus en enregistrant des adeptes du Parkour[2] invités par Dekyndt dans l’entrepôt de Hambourg exhaussent sans doute cette installation minimaliste et un brin figée. Le souffle des pales d’un ventilateur à LED juché sur un trépied complète la bande-son de l’œuvre. Sa programmation informatique laisse découvrir une hypnotisante flamme bleue qui danse au ralenti. Dans cette installation en noir et blanc, c’est la touche bleue dont l’artiste souligne ici la contradiction chromatique et calorifère : le bleu, catégorisé comme une couleur froide, est en réalité la couleur de la zone la plus chaude d’une flamme.
Coutumière des expériences à partir d’objets du quotidien, Edith Dekyndt prolonge ses réflexions sur la matière dans la seconde salle du rez-de-chaussée où elle présente un vieux congélateur rempli d’encre gelée entouré d’étagères où sont posés trois bocaux de verre transparent. Nouvelle contradiction chromatique : l’encre gelée blanchira progressivement et laissera apparaître au fil du temps une matière au ruissellement figé, quasi minéral, à l’image du tableau de Friedrich auquel il est fait directement référence ici. À l’inverse, des éléments solides familiers (un œuf entouré de velours noir, un morceau de fibre laineuse bleue verte, un bout de tissu blanc) enfermés dans les trois bocaux ont été pétrifiés dans du silicone, leur donnant un aspect de faune aquatique corroboré par le titre même de l’œuvre : Moonrise at the sea. Ces formes informes se perdent dans l’immensité d’une étagère monumentale aux rayons vides qui court sur deux murs de la pièce. L’attirance vers leur contenu est d’autant plus grande que l’artiste a délibérément orchestré le vide autour.
L’étage renferme quant à lui des œuvres où l’action de l’air et de la chaleur s’est discrètement formalisée. Encore une fois, ce sont des rebuts qui en sont les socles ou les composantes, à l’image de cette porte, posée à même le sol, à la peinture écaillée et piquée par l’humidité, que l’artiste a récupérée à Hambourg. Dans The Southern Nature in its Lush and Majestic Splendor, elle sert de support à une petite expérience de microclimat anti-spectaculaire : un rectangle de velours est recouvert d’un rectangle de verre, posé de manière étanche sur un coussin chauffant électrique. Le milieu clos et la chaleur génèrent de la condensation, comme une légère bruine répondant aux auréoles passées de la porte. C’est aussi la « piqûre » et les déchirures naturelles d’un auvent sous l’action des éléments qui ont retenu l’attention de l’artiste. En vis-à-vis évocateur de l’auvent répond la vidéo Ombre indigène réalisée lors d’une résidence en Martinique. En plan fixe, l’artiste filme un drapeau composé de cheveux noirs naturels (qui servent d’extensions capillaires aux femmes) qu’elle a hissé sur la côte de Diamant, au large de laquelle périrent des centaines d’esclaves dans le naufrage d’un bateau négrier. Sous ses atours poétiques et sensibles, le travail d’Edith Dekyndt n’en oublie pas d’être aussi très politique. Au même titre que The Black, The White, The Blue, les rapports de domination sont convoqués dans Ombre indigène mais également dans Over the sea of Fog. En référence aux blanchisseurs de Bombay qui lavent quotidiennement des tonnes de vêtements à la main, une imposante masse de linges agglutinés et humides a, à son tour, imbibé un canapé issu de la récupération. Dans cette nature morte en dégradé de blanc et beige, transpire l’humain, exsude le labeur des uns auquel elle renvoie, presque cannibalisé pour le confort des autres.
Face à ces petites expérimentations à l’apparence
simple de solidification, de corruption naturelle, d’altération, de dégradation,
ou d’imbibition, on prend la mesure du temps et de son action invisible, et des
rapports de force que peuvent induire certains objets du quotidien. Le travail
d’Edith Dekyndt a cette capacité de faire de nous des regardeurs un peu plus attentifs
et contemplatifs.
[1] Les marques en apparaissent alors d’autant plus cyniques lorsqu’on connaît la destination de leur seconde vie : Privileg, Multipolar…
[2] Sport urbain consistant à se déplacer en sautant les obstacles réels de la ville, en optimisant ses gestes.
Toutes les images : Edith Dekyndt, vue de l’exposition The Black, The White, The Blue au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2020. Courtesy Konrad Fischer Galerie, Düsseldorf-Berlin. Photo : Marc Domage
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- Du même auteur : Prix Maif : Nicolas Milhé, Prix Ricard : Camille Blatrix, Le best of d'Alexandrine Dhainaut, Edith Dekyndt, Slow Stories, à la BF15,
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