Judith Quentel
Alors que s’amorce la période du déconfinement en France depuis le 11 mai, 02 a voulu donner la parole à des acteurs du monde de l’art et de l’enseignement. Après Sophie Lévy, directrice de Musée d’Arts de Nantes, nous nous sommes tournés vers Judith Quentel, directrice du site de Quimper de l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (EESAB).Cet entretien est l’occasion pour elle de revenir sur la période de confinement qui a vu la fermeture de l’école et sur ses conséquences tant au niveau administratif que pédagogique. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés aux solutions pédagogiques initiées pour pallier l’absence de contact réel entre étudiant·e·s et professeur·e·s.
Nous avons souhaité avoir un entretien avec vous autour de la question de l’enseignement de l’art qui a été grandement perturbé depuis la fermeture de site de Quimper en mars dernier. Comment avez-vous réagi à l’obligation administrative de confinement ?
La réaction, je crois, a été pour tout un chacun la même, un mélange de stupeur et d’attendu. Nous étions suspendus aux annonces d’Emmanuel Macron, nous savions que l’obligation de fermeture était imminente et dans le même temps nous étions appelés aux urnes le dimanche suivant. À l’EESAB, nous avons agi dans l’urgence —et dans une forme de précipitation— même si en réalité nous œuvrions en amont à un plan de continuité d’action (PCA) qui nous poussait à assumer nos devoirs administratifs, l’examen d’entrée etc., et cela à distance bien sûr. Nous avons, à Quimper, accueilli le vendredi 13 mai au soir, juste avant la fermeture de l’école, une fantastique conférence d’Isabelle Alfonsi. Elle avait un petit goût de dernière conférence avant la fin du monde étant donné le contexte, mais ses réflexions sur l’art queer et sur la nécessité de « se situer » par rapport à l’histoire de l’art résonnaient bien avec le moment ! Les étudiant·e·s étaient en nombre et captivé·e·s. Nous avons eu du mal à nous quitter, forcément. C’était un moment partagé très particulier et d’une certaine façon inoubliable du fait de cette collusion entre des réflexions sur l’art dans ses fonctions émancipatrices comme dans sa dimension affective qui nous y lie, alors que personne d’entre-nous ne savait quand nous nous reverrions « physiquement ».
Votre école accueille environ 150 étudiant·e·s en option art. Comment avez-vous organisé la continuité pédagogique et comment les enseignant·e·s ont-ils-elles répondu à cette nouvelle exigence ?
Personne n’a été malade dans l’équipe, peu d’étudiant·e·s ont été touché·e·s de près ou de loin par la maladie, c’est bien cela le plus important. Par ailleurs, l’EESAB-site de Quimper accueille cette année 166 étudiant·e·s dont une très grosse promotion de 1e année (57), pour qui la première expérience de l’école d’art se déroule dans ce contexte inédit pour tout le monde.
Je crois que, globalement, la continuité pédagogique n’a pas été posée comme une exigence mais plutôt comme un prétexte à garder le lien, à ne pas « lâcher » les étudiant·e·s dans la « nature ». Certain·e·s se sont jeté·e·s corps et âme, si j’ose dire, dans la tentative de poursuivre leur enseignement à distance, grâce aux outils numériques. Fort·e·s de leur engagement, ils-elles ont ainsi entretenu la motivation, « le feu » d’un grand nombre de jeunse gens. D’autres ont posé ce moment de « sidération » comme un socle à une réflexion plus métaphysique sur la présence au monde, à l’art.
En école d’art, chaque année est organisée en fonction de ses spécificités pédagogiques, des enseignant·e·s, aussi pour ma part j’ai beaucoup apprécié le rapport presque quotidien avec les coordinateur·trice·s de phases et d’années et j’ai beaucoup appris, même dans ce climat anxiogène. Il y a eu beaucoup de bonne volonté et d’attention portée aux étudiant·e·s bien que le problème du suivi pédagogique ait été multifactoriel en réalité. Étudiant·e·s précaires, mal logé·e·s, mal équipé·e·s, il y a une dimension sociale et psychologique qui a crû subitement et qui nous a rajouté de la pression, du travail. Nous avons pu aussi mesurer la solidarité entre les étudiant·e·s qui, par ailleurs, ont presque tou·te·s poursuivi leur réflexion artistique sous des formes variées, ténues parfois, contraintes toujours. Et puis, en arrière-plan, il y avait l’administration, pour accompagner et aider plus concrètement les étudiant·e·s en difficulté. Enfin, les échanges avec mes collègues de l’EESAB et plus largement avec les écoles supérieures d’art via l’ANDÉA, ont été très réconfortants, très positifs malgré l’adversité. J’oserais dire que des communautés d’idées — les enjeux environnementaux en ont fait évidemment partie — se sont resserrées à l’occasion de cette épreuve du confinement.
Les étudiant·e·s ont aussi été fantastiques. Inquièt·e·s quant à la poursuite de leurs études, curieusement très attaché·e·s aux diplômes, bilans et autres « évaluations », ils-elles nous ont interpellé pour échanger et proposer des alternatives très intéressantes. C’est donc avec eux-elles, plutôt par année, que nous avons dessiné les contours de leur année scolaire, de leur parcours, puis nous avons décidé ensemble des méthodes et des délais de manière simple, pragmatique, humaine. La dimension critique et collégiale liée à la présentation de travaux en présentiel a donc laissé place à des événements qui seront programmés au 1er semestre de l’année prochaine : expositions, échanges avec des professionnel·le·s, selon des modalités qu’ils-elles construisent avec leurs enseignant·e·s. À la question d’un diplôme qui serait « bradé »— de fait tou·tes· les étudiant·e·s diplômables auront leur diplôme cette année— nous avons répondu en privilégiant l’hypothèse du rituel (du diplôme) à celle de l’évaluation. Car c’est finalement un moment fort dans nos écoles. Aussi, nous allons tout mettre en œuvre pour que des échanges critiques, d’une qualité nouvelle et différente, aient lieu à la rentrée. Et nous inventerons un autre rituel, et nous ferons une fête aussi sans doute…
Nous savons que le présentiel est fondamental dans l’apprentissage en art, surtout en pratique. Montrer son travail, ses recherches, les exposer, s’exposer au regard des autres étudiant·e·s et des professeur·e·s est fondamental. Comment s’est organisé ce travail à distance alors même que ni les espaces de création, ni le matériel de l’école n’étaient accessibles ? Comment les étudiant·e·s ont-ils-elles réagi ?
La situation était imposée et elle a été mal vécue de manière unanime, y compris par les enseignant·e·s de cours théoriques car nous savons tous et toutes que la parole construit du sens et que l’interaction en école d’art est fondée sur une horizontalité des rapports plus importante qu’ailleurs. À cela s’ajoute le « suivi individuel » si important dans nos écoles, l’accompagnement pédagogique ne se résumant évidemment pas à des cours au sens traditionnel du terme.
Les enseignant·e·s eux aussi ont dû s’adapter à cette période en mettant en place un enseignement à distance. Avez-vous été témoin d’innovations particulières qui mériteraient d’être citées en exemple, popularisées ?
Je dois bien dire que les tentatives pédagogiques ont été exemplaires. Elles ont été adaptées, au contact même des étudiant·e·s qui s’en sont emparé avec plus ou moins de succès mais avec beaucoup de bonne volonté. Certain·e·s n’avaient pas les outils nécessaires pour le faire, néanmoins la grande majorité a réussi à garder le lien, à interagir et à solliciter les enseignant.e.s via des plateformes, par mail, téléphone et bien sûr par groupe avec Discord et Facebook notamment. Ils-elles ont su recréer non pas l’atmosphère de l’atelier mais l’approche bienveillante, sociale et collective liée au partage d’un même espace. Sur Discord où nous étions (l’équipe pédagogique) invités à déposer des sujets et à examiner des travaux, les étudiant·e·s de première année avaient créé par exemple un espace intitulé « la cabane sous la table », inaccessible pour nous mais qui renvoyait, c’est sûr, à ce qu’ils-elles partagent à l’école, un lieu « à côté » de la pédagogie et en même temps complètement inhérent à la pédagogie.
Les retours que nous avons eus des étudiant·e·s de l’EESAB restent néanmoins globalement négatifs : la compréhension des sujets ou des réponses critiques des enseignant·e·s était rendue difficile, la question des locaux devenait centrale, le climat sanitaire a induit de nombreuses angoisses… L’impression d’être sur-sollicité a aussi pesé sur leur bien-être et ils-elles se sont mis une pression inutile sur ce qui reste un parcours scolaire, assujetti à des bilans, des diplômes. C’est en tout cas ce qu’ils-elles nous ont fait remonter avec en arrière-plan une frustration énorme liée au fait de ne pas avoir assez de matériel et bien sûr accès aux ateliers techniques.
Votre école est ouverte aussi sur la ville. Vous accueillez des enfants, des adolescents et des adultes dans des cours adaptés à ce public. Ont-ils été sacrifiés ?
J’espère que non ! Là aussi l’équipe a été exemplaire et a tenté de garder le lien avec les élèves. Toutefois, pour les enfants, cela s’ajoutait au travail scolaire déjà très pesant pour les familles, donc cela n’a pas vraiment fonctionné sur le plan pratique. Avec les adultes, cela a été plus difficile malgré toute la bonne volonté des enseignant·e·s car souvent le public amateur est exigeant, il s’agit d’un public qui pratique de longue date, seul, et qui parfois même expose ou vend son travail, cela dépasse une pratique de loisir même si ce n’est pas non plus un métier. Leur exigence est aussi liée au fait qu’ils-elles adoptent un comportement de « client·e » et qu’ils-elles étaient grandement frustrés de ne plus avoir ce contact privilégié et stimulant avec leur professeur·e pour avancer. Mais globalement cela a été bien vécu, nous devrons là aussi faire le bilan, étudier d’éventuelles compensations à venir…
À côté de l’enseignement supérieur, des cours de préparation aux concours d’entrée des écoles supérieures des beaux-arts sont également dispensés. Avez-vous maintenu cet enseignement ? Et, pour prolonger cette question, comment va s’organiser le concours de recrutement des futurs étudiant·e·s ?
L’enseignant qui accompagne les jeunes à la préparation du concours a continué à les accompagner à distance ; je n’ai pas encore fait le bilan de cette expérience. Nous avons dû organiser l’examen d’entrée sur dossier pour la première fois. Là encore, il nous faudra faire le bilan de cette expérience quand nous aurons fait connaissance avec les nouveaux-nouvelles étudiant·e·s… Pour ma part, je pense que la rencontre est essentielle, certain·e·s étudiant·e·s viennent à Quimper pour l’équipe, la réputation ou encore la taille de l’école. Le fait que nous n’ayons qu’une seule option (Art) est aussi un facteur d’attractivité. La force de l’examen d’entrée réside aussi dans le rendez-vous qui est collectif, le candidat ou la candidate pouvant passer l’examen auprès des jurys de chacun des quatre sites de l’EESAB. Rennes fait figure de locomotive et attire un très grand nombre d’étudiant·e·s lors de l’examen d’entrée tandis que les autres sites (Brest, Lorient, Quimper) ont moins de candidat·e·s a priori. Cependant, en passant les quatre jurys des quatre sites, les candidat·e·s changent parfois d’avis sur leur choix initial, d’autant que nous associons des étudiant·e·s au jury de l’examen d’entrée et que ce sont nos meilleurs ambassadeurs…
Bien qu’il soit trop tôt pour apprécier les conséquences d’une telle crise sur l’enseignement de l’art, pouvez-vous d’ores et déjà nous dire quels enseignements vous en tirez quant à la manière d’appréhender le rapport à la formation des futur·e·s artistes ? Votre école est tournée vers l’Europe et le monde, qu’en sera-t-il à l’avenir ?
C’est à mon avis la grande question ! Il va nous falloir réfléchir à la géographie de l’art même si je ne fais pas de la décroissance un postulat idéal et unique. Il me semble plus que jamais nécessaire d’ouvrir toutes les frontières, d’accueillir largement les étudiant·e·s du monde entier et inversement. C’est une richesse incroyable d’avoir des étrangèr·e·s dans nos écoles et les séjours Erasmus sont souvent décisifs dans les parcours de nos artistes en formation. À l’heure où l’État français verse des milliards pour sauver l’aéronautique, il me semble que l’Europe devrait prendre le train en marche si j’ose dire et encourager d’autres modes de transport, pour commencer… Je trouve délicat de faire porter aux individus la responsabilité de ces déplacements éducatifs : tout est affaire de priorité politique, de sensibilisation et de responsabilité collective.
Bien qu’il soit difficile d’imaginer les conséquences économiques et sociales d’une telle crise, pourrez-vous, vous et votre équipe d’enseignant·e·s, faire l’économie d’un débat sur le rôle de l’art et de la place des artistes dans la société, débat qui ne pourra que rebondir sur l’enseignement de l’art lui-même ?
L’art est soumis à l’analyse de l’artiste et à son engagement, je considère, comme beaucoup sans doute, qu’il peut changer le monde dans la mesure où il émerge « dans » un contexte plutôt qu’il ne l’illustre. Dans la mesure où l’enseignement dans les écoles d’art relève de la responsabilité d’artistes ou de théoricien·ne·s, cette question de l’engagement est, de fait, au cœur de la réflexion. Il ne s’agit donc pas d’être angélique, ni même revanchard, partisan·e ou donneu·r·se de leçon, mais bien de permettre à chacun·e de se situer dans un contexte pluriel et de se positionner. En cela je considère que le rôle des artistes comme celui des écoles est très politique. J’ajoute que les écoles relèvent de la puissance publique et que c’est aussi un engagement quotidien d’en défendre la pertinence et l’utilité. Enfin, le plaisir à faire de l’art et à l’enseigner est le gage de sa pertinence politique et poétique.
Je crois que nous avons ce débat de manière continue au sein de l’équipe, avec des approches très différentes sur l’économie de l’art mais avec aussi la conviction que l’école d’art est un espace hétérotopique, une sorte de jardin ou de bateau pour reprendre les métaphores utilisées par Foucault. L’école est connectée à toutes sortes d’espaces géographiques ou symboliques, au monde économique aussi. Avec l’avènement du capitalisme numérique et le retour à la terre qui est aussi « à la mode », je pense que les imaginaires qui s’inventent dans nos écoles sont liés à des rythmes qui doivent se repenser. Nous avons vu avec cette crise que la question du temps et de l’échange « non monétisable » devenait cruciale. On a assisté d’un côté à de l’agitation et à une pression démultipliée, terrible et autoritaire, toujours au service d’une économie, et de l’autre on a observé une forme de sidération et une volonté de ralentir, de se « défaire », de s’arrêter… Je suis curieuse et inquiète des conséquences de cette période mais je continue de penser que l’art et les artistes sont des atouts formidables pour aider à l’émancipation de l’homme et de la femme.
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- Du même auteur : Le rire de Jacques Lizène résonne encore dans ma tête., Claire Fontaine, Arthur Chiron, Christophe Viart, Hypnose,
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