16e Biennale d’Istanbul
Le septième continent, MSFAU Istanbul Museum of Painting and Sculpture, Pera Museum, Büyükada, 14.09-10.11.2019
Lorsqu’on arrive dans le nouvel aéroport d’Istanbul, la première impression est d’être jeté sans trop de préambules dans le vif du sujet de la biennale curatée par Nicolas Bourriaud. En effet, le hub d’une superficie de 76 millions de mètres carrés, construit sur une zone théoriquement protégée, apparaît comme une vitrine politique, vide de voyageurs et écologiquement questionnable. La problématique de l’Anthropocène choisie par Bourriaud comme fil conducteur de cette biennale ne relève, bien sûr, pas spécialement du contexte turc mais constitue une question d’envergure mondiale comme le démontre, entre autre, l’internationalité des artistes invités.
En cela, la Biennale d’Istanbul manifeste son alignement au modèle de grandes expositions d’art internationales dont la vocation première est de décentraliser les points de vue sur un thème donné à travers un carnet d’artistes international. Après trois premières éditions vouées à représenter une majorité d’artistes turcs, la Biennale d’Istanbul s’est vite conformée à l’exemple des grandes manifestations internationales orchestrées par un guest curator souvent étranger afin d’inscrire Istanbul dans le réseau des métropoles mondiales et d’en soutenir l’appartenance culturelle au bloc des pays européens. Si, pour certains, le format « biennale » reste un produit occidental, rien d’autre qu’une vitrine pour attirer l’industrie du tourisme[1], pour d’autres il constitue un lieu d’expérimentation, un discursive environment[2] où aborder des problématiques liées à notre mode de vie contemporain. Au milieu de ces voix discordantes il y en a aussi qui reconnaissent la nature extrêmement ambivalente de ce format qui est à la fois une grosse machine économique et une plateforme riche de questionnements intellectuels. La question reste ouverte mais ce qui émerge clairement dans des biennales comme celle d’Istanbul est que le contexte n’est pas négligeable. En effet, loin d’être un « cirque voyageur sans attaches locales », pour reprendre l’expression utilisée par Charlotte Bydler dans son livre The Global Art World, la Biennale doit tenir compte des structures économiques, historiques et politiques nationales[3].
Pour le dire autrement, le cadre autour de l’exposition n’est pas neutre. Ce qui apparaît clairement lorsqu’au cocktail de bienvenue organisé au Consulat Français, la mondaine profusion de champagne est interrompue par un groupe de personnes demandant la libération d’Osman Kavala, éditeur, mécène et directeur du project space Depo, en prison depuis trois ans pour son prétendu soutien au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Juste quelques jours avant l’ouverture de la Biennale, il avait été récompensé, en son absence, de l’European Archaeological Heritage Prize pour « son infatigable promotion de la connaissance et de la préservation de l’héritage culturel turc menacé de disparition[4]. » Kavala partage son destin avec de nombreux autres journalistes et artistes, la Turquie étant l’un des pays avec le plus haut taux de personnalités du monde culturel emprisonnées. Cela donne donc des indices quant à la liberté des artistes et des commissaires d’aborder certains sujets, indices qu’il faut garder à l’esprit avant d’engager toute analyse critique. Emblématique à cet égard a été, en 1992, lors de la trosième biennale, la poursuite judiciaire de l’artiste turque Hale Tenger — qu’on retrouve aujourd’hui dans l’exposition de Bourriaud — pour son œuvre I Know People Like This faite de miniatures en bronze représentant des petits singes couvrant leurs yeux, leurs bouche et leurs oreilles disposées sur une surface évoquant la bannière turque.
Si le contexte a donc un rôle déterminant dans la programmation
culturelle turque, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le
contexte et la biennale interagissent. Le choix de Bourriaud de proposer un
sujet dont la portée est universelle peut sembler une manière de se détacher
prudemment d’un contexte où l’ingérence du pouvoir politique est de mise.
La question écologique constitue un défi universel mais elle est souvent analysée
d’un point de vue occidental comme le souligne Mohammed Taleb dans son livre L’Écologie vue du Sud (2014), où il
distingue « une écologie du Nord » principalement prise en charge par
les classes moyennes et « une écologie du Sud », faite de spiritualité
et d’activisme au quotidien, concernant notamment les strates plus populaires. En se penchant sur cette deuxième vision du monde, le
philosophe convoque une série de solutions alternatives, allant des luttes
paysannes indiennes au mouvement des « sans terre » au Brésil ou
encore à l’expérience politique au Burkina-Faso sous la présidence de Thomas
Sankara. Pour Taleb, ce qui distingue ces deux visions écologiques est une
manière différente de percevoir l’environnement : « Le développement durable
est l’une des formes de l’écologie occidentale. L’environnement réduit à un
ensemble de ressources matérielles, la gestion environnementale et la
croissance verte sont les seuls outils que ce développement se donne. Son
approche est clairement technocratique, technoscientifique, économiciste. Elle
occulte la profondeur historique de la crise écologique, en même temps qu’elle
réprime toutes les écologies dissidentes[5]. » Pour
Taleb, la particularité de toutes ces visions écologiques extra-occidentales
réside dans le lien inséparable entre la dimension spirituelle et celle sociale
ainsi que dans un sens du sacré qui traverse tous les aspects de la vie. Or, les prémisses théoriques de cette biennale laissent
entrevoir un cadre conceptuel familier aux cercles intellectuels occidentaux :
la notion d’Anthropocène et le courant du réalisme spéculatif. La première
fait référence à une nouvelle ère où l’impact des activités humaines est devenu
prépondérant alors que le deuxième identifie « une pensée holiste selon
laquelle êtres humains et animaux, plantes ou objets doivent se voir traités
sur un pied d’égalité[6]. »
Le concept d’Anthropocène est ici condensé dans une
image, celle du septième continent qui donne son titre à une biennale se
déployant sur trois sites différents : l’Istanbul Painting and Sculpture
Museum, le Pera Museum et l’île de Büyükada. Son point de départ est donc un
constat, celui d’un nouvel et immense continent inhabité composé de plastique
mais, en s’affranchissant de sa dimension matérielle, Bourriaud propose de
considérer cette image plutôt comme « un espace mental à l’intérieur
duquel la traditionnelle séparation occidentale entre nature et culture cesse
d’être opérante7 ». C’est une invitation à s’intéresser
aux rapports d’interdépendance des humains et de leur environnement, à nous
penser comme « compost », pour le dire avec les mots de Donna
Haraway, c’est-à-dire non comme des individualités autonomes mais comme des
sites d’échanges permanents avec les autres, soient-ils humains, objets,
végétaux ou animaux8. Malgré la mauvaise conscience immédiate que
cette image instille, la proposition de Bourriaud cherche donc à se détacher
d’une dénonciation moraliste de l’homme comme destructeur de la nature afin de
promouvoir un dépassement de toute pensée binaire. Mais
comment opérer un tel dépassement ? Si, comme le souligne la philosophe
Isabelle Stengers, l’écologie « demande une imagination et une culture du
récit dont les scientifiques sont généralement privés9 », les propositions les plus
ouvertement « écologistes » semblent celles qui ouvrent des
perspectives poétiques et imaginatives sur le monde. C’est les cas, par
exemple, de l’installation de Hale Tenger située dans le jardin d’une maison
dans l’île de Büyükada et nous adressant l’épineuse question « Can you be by not doing? » ou de l’hommage poétique que Glenn Ligon rend à la figure
de James Baldwin. L’artiste new-yorkais y présente un rare document
filmique, From Another Place, du
metteur en scène turc Sedat Pakay qui relate le séjour de Baldwin à Istanbul
dans les années 1960, ainsi qu’une série de néons, inspirée des lumières
utilisées pendant le Ramadan, évoquant la dimension spirituelle intrinsèque à
l’œuvre de l’écrivain américain.
Parmi
les œuvres qui mènent la réflexion écologique sur un terrain davantage narratif
et poétique, on retrouve aussi le musée fictif d’une civilisation imaginaire de
l’Américain Norman Daly au Pera Museum, les cartes personnelles de l’artiste
groenlandaise Pia Arke, le rituel des poissonniers d’un village au nord du
Brésil dans le film O Peixe de
Jonathas de Andrade, les monstres en papier mâché de l’anglaise Monster
Chetwynd dans l’île de Büyükada, le tendre ballet entre deux hommes masqués qui
arrivent enfin à dévoiler leur identité et à se retrouver dans la vidéo The Hikers de Rashid Johnson, ou encore
l’installation participative Machine for
Restoring Empathy d’Eva Kot’átková à l’Istanbul Painting and Sculpture
Museum.
Néanmoins, on retrouve aussi un nombre important d’œuvres plus documentaires
qui suggèrent moins des possibilités d’imaginer d’autres modes de vie possibles
en dehors du capitalisme que des constats ou des exacerbations de la situation
actuelle. Comme par exemple l’installation The
Tipping Hall d’Eloise Hawser qui relate les tâches répétitives des
employés de la plus grande industrie de recyclage de
la Turquie où la plupart des déchets est ensuite convertie en source de
carburant ; le travail de l’artiste
turque Ozan Atalan qui, dans son installation Monochrome (2019),
montre l’impact de la construction du nouvel aéroport d’Istanbul sur la
disparition d’une espèce de bisons originaire de la région ; l’univers délirant peuplé de démons au sourire inquiétant
de Jared Madere ou encore l’installation de Feral Atlas Collective, un
collectif composé de scientifiques, anthropologues et artistes, qui expose une
vaste recherche sur les effets dévastateurs d’infrastructures humaines telles
que les plantations, les autoroutes ou les centrales électriques.
L’artiste d’origine italienne Armin Linke qui, depuis plusieurs années, travaille à la composition d’une archive photographique témoignant des effets de l’activité humaine sur l’environnement, présente, quant à lui, le résultat de son projet Prospecting Ocean (2018) qui explore les conséquences de l’ingérence industrielle, politique et économique sur le dépouillement des ressources océaniques.
Au fil du parcours émerge aussi une nouvelle génération d’artistes que Bourriaud avait déjà mis en exergue dans la Biennale de Taipei, une génération qui travaille à partir des matériaux emblématiques de notre société contemporaine issus d’un assemblage de polymères et d’artefacts électroniques. C’est le cas par exemple de Pakui Hardware, Haegue Yang, Mariechen Danz, Dora Budor, Agnieszka Kurant, Johannes Büttner ou encore de Mika Rottenberg dont les vidéos portent un regard presque tactile sur la matérialité de nos produits de consommation.
La prise de conscience de la situation actuelle revendiquée par certaines œuvres est sûrement indispensable pour entamer un processus de changement mais, pour sortir d’une pensée qui porte uniquement sur les effets de la crise et proposer des voies alternatives, il serait nécessaire, par exemple, de mettre en évidence le rôle des femmes dans cette lutte écologique qui remonte à des temps anciens, comme le fait Suzanne Husky dans sa vidéo Earth Cycle Trance, led by Starhawk qui reste néanmoins une voix plutôt isolée au sein de cette biennale. Ou encore, pour remettre en question l’hégémonie occidentale en matière d’environnement, il serait utile, comme le dit Mohammed Taleb, « de regarder les peuples du Sud non pas comme de “pauvres victimes” de la crise écologique mais comme des producteurs de significations, des créateurs d’analyse, des inventeurs de solutions alternatives10. » Compte tenu de la position géographique d’Istanbul, cela aurait été une piste de lecture intéressante afin de repenser la relation entre la biennale et son contexte, une manière de se laisser influencer favorablement par ce qui entoure tacitement les grandes manifestations artistiques.
1 Voir par exemple Peter Schjeldahl « Festivalism: Oceans of Fun at the Venice Biennale », The New Yorker, 5 juillet 1999, p. 85-86. Dans cet article Schjeldahl considère le modèle « biennale » comme un format d’exposition dangereux, qui mine le développement d’un art sérieux.
2 Ranjit Hoskote, « Biennials of Resistance: Reflections on the Seventh Gwangju Biennial », The Biennale Reader, éd. Elena Filipovic, Marieke Van Hal et Solveig Ovstedbo, Bergen, 2010, p. 315.
3 Charlotte Bydler, The Global Art World. On the Globalization of contemporary art, Acta 9 Universitatis Upsaliensis, Stockholm, 2004, p.112.
4 https://www.e-a-a.org/EAA/Prizes___Awards/Heritage_Prize/2019/EAA/Navigation_Prizes_and_Awards/Heritage_Prize_2019.aspx
5 Mohammed Taleb, L’Écologie vue du Sud : pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel, Éditions Sang de la Terre, Paris, 2014, p. 10.
6 Nicolas Bourriaud, Coactivités : Notes pour ‘The Great Acceleration’, Biennale de Taipei 2014, in PCA – STREAM : (https://www.pca-stream.com/fr/articles/coactivites-notes-pour-the-great-acceleration-biennale-de-taipei-2014-15)
7 The Seventh Continent. 16th Istanbul Biennial, 2019, Editions Nilüfer Sasmazer, p. 25.
8 Donna Haraway, Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin, p. 161. (http://environmentalhumanities.org/arch/vol6/6.7.pdf)
9 Isabelle Stengers, Résister au désastre, Wildproject, 2019, p. 55.
10 Mohammed Taleb, L’Écologie vue du Sud, Éditions Sang de la Terre, Paris, 2014, p. 9.
(Image en une : Monster Chetwynd, Hybrid Creature Bat, 2019 ; Hybrid Creature Snake, 2019 ; Hybrid Creature Crocodile, 2019 ; Hybrid Creature Spider. Courtesy de l’artiste et Sadie Coles HQ, London. Commande de la Biennale d’Istanbul, avec le soutien du British Council et d’Outset Scotland. )
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- Du même auteur : Océane Bruel, Darja Bajagić, Louise Siffert, Norbert Bisky, Yoann Thommerel,
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