Delphine Reist
VRAC MULTIVRAC
Frac Grand Large — Hauts-de-France
11.06.2022 — 31.12.2022
Toutes les demi-heures, un klaxon retentit puis un faisceau lumineux vient balayer sur sa longueur la halle AP2 du Frac Grand Large pour revenir ensuite à sa place initiale. Dans cet espace auparavant dédié aux chantiers navals, ce monumental pont roulant est détourné par Delphine Reist qui a décelé en lui la potentialité d’un scanner de bureau surdimensionné. Réalisé dans le cadre de la biennale Gigantisme – art & industrie en 2019, Scanner interroge le rapport entre l’humain et l’outil, déplace la micro-mécanique que l’on peut avoir chez soi à l’endroit de la macro-mécanique archétypale du XXe siècle, et met en regard le travail de l’industrie avec ce travail gratuit qui a pris place dans notre espace domestique, en imprimant nos billets de transport par exemple.
Cet objet animé est le point de départ d’un dialogue entre l’artiste et la directrice du Frac Grand Large. Pour le commissariat de l’exposition « VRAC, MULTIVRAC », Keren Detton s’associe à Claire Hoffmann du Centre Culturel Suisse.
Delphine Reist s’immisce et perturbe coins et recoins de ce bâtiment industriel. Avec ce titre, elle s’inscrit dans la réalité économique du territoire autour de ces grands vraquiers qui transportent les marchandises en vrac solide (sable, gravier…) à travers le monde, tout en témoignant d’un art de la répétition et du différent.
C’est toujours à échelle 1 que Delphine Reist s’exprime. Ni reproduction, ni copie, c’est l’objet lui-même qui a de la valeur et qui porte en lui l’événement. Ce sont des objets que nous connaissons, avec lesquels nous vivons, que nous utilisons dans notre vie quotidienne. Sur le parvis du FRAC, des pneus assemblés entre eux comme un antivol autour d’un poteau, forment un majestueux collier. Au 4e étage, des cyanotypes jouent eux aussi de ce double jeu en marquant l’empreinte de chaînes à neige pour révéler de véritables bijoux. Tout en proposant une nouvelle lecture de ces objets lorsqu’ils deviennent inutiles ou utilisés à contre-emploi, elle fait référence à ses propres œuvres et produit un méta récit au travers de ses expositions.
Dans la rue intérieure, une grande chaîne de production a pris place. Dans cet endroit où de multiples points de vue sont possibles, Delphine Reist met en scène un accident sur un tapis d’usine. Des sceaux déversent du béton, tandis que de grandes bottes à la corporéité indéniable surveillent la chaîne. Ici l’accident plie le temps. L’itérabilité est toujours la marque d’une différence. L’accident répété se valide. De la mise à mal de l’ordre et de l’intention surgit l’événement.
Régulièrement, Delphine Reist joue avec nos perceptions en donnant vie aux objets : “J’essaie de décaler le centre du monde de l’humain à l’objet, de sorte que l’on voit le monde à partir de l’objet.” (1)
Au rez-de-chaussée, des pieds de veau s’animent et offrent une expérience à la fois drôle et dérangeante. Tendus sur des chaînes accrochées au plafond, ils dansent un paso doble et marquent des sabots le rythme ralentit sur le sol. Cet humour grinçant est perceptible dans l’œuvre Etagère composée de nombreux outils électriques qui se mettent en route dans une étagère vitrée. Les lames et forets cognent contre les surfaces mais la révolte est contenue. On flirte encore avec la dangerosité au goût de fin du monde avec Averse, une vidéo dans laquelle des néons tombent les uns après les autres dans une salle qui finit dans l’obscurité.
“Les corps trop épais
Trop humains
Trop réels
Sont effacés
Et les machines créées par les humains tournent à vide
Les chaises à roulettes tournent sur elle-même
La mécanique fantomatique actionne
et revient demander
Qui se salit les mains?” (2)
Au sein de l’exposition, les morceaux d’un texte de l’autrice Julie Gilbert ponctuent notre parcours et offrent un regard singulier sur les œuvres. Si elle porte un regard critique sur notre société post-industrielle et notre environnement technologique, l’exposition fait preuve d’une poésie et d’une grande picturalité. Au quatrième étage, un jeu de miroir est mis en œuvre entre le travail industriel et le travail de bureau, entre ceux qui pensent et ceux qui se salissent les mains. Avec Huiles, des barils d’huile de vidange de différentes origines, installés en hauteur sur une cimaise, fuient et coulent le long du mur pour tomber dans le sable. En se déplaçant sur le mur par capillarité, les coulures vertes, jaunes ou noires, créent les motifs d’une chemise rayée. En face à face, sur deux sérigraphies identiques, c’est un autre type d’huile qui se déverse d’une imprimante sur un bureau immaculé. Plus loin, avec Peinture V des rouleaux de peinture ont cessé de travailler laissant derrière eux des traces couleur brique ranimant les luttes ouvrières du nord de la France. La grande nef du FRAC prend les allures d’un open space avec des chaises de bureau qui en tournant sur place ont marqué leurs espaces de travail. En rendant le quotidien professionnel plus ergonomique, les outils enferment aussi l’employé dans une structure et une tâche aliénante.
Face à la mer du nord, ces grands cercles noirs côtoient les paréidolies créées à partir de bouteilles de vin brisées contre le mur comme pour baptiser les bateaux. Des silhouettes de cargos et de phares s’élèvent grâce à l’empreinte des motifs de cagettes en plastique bon marché provenant d’Asie. Tout comme les traces d’huile pouvaient évoquer les cols blancs de wall street, ici les silhouettes érigées nous mènent aux grands buildings où l’économie mondiale est mise en jeu.
En jouant avec la technique, Delphine Reist déplace l’enjeu du beau vers celui de l’art de faire. Elle concentre l’attention du spectateur sur les coulisses des œuvres et l’invite à déplacer son regard, arpenter l’espace et éprouver les perspectives. Son, lumière, texture, mouvement : une partition est en œuvre. À rebours de la société fonctionnaliste, les objets offrent de nouveaux récits et l’événement se produit.
- Extrait de Rencontre avec l’artiste Delphine Reist autour de l’œuvre lumineuse Scanner, vidéo, Frac Grand Large, 2019.
2. Extrait de Julie Gilbert, OUI. C’EST BIEN. Portrait de Delphine Reist (à paraître aux éditions art&fiction, collection Portraits, Lausanne, novembre 2022).
Doriane Spiteri
- Partage : ,
- Du même auteur : Bertille Bak, Contre-vents, Katia Kameli,
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre