Anne Le Troter
« Les volontaires, pigments-médicaments »
Bétonsalon
18.02.2022-23.04.2022
« T’as pris mon corps pour un lit ? ». L’interpellation est cocasse. L’ensemble des paroles prononcées dans la boucle sonore d’Anne Le Troter est tout aussi cinglant. Ça fuse dans tous les sens pendant vingt-cinq minutes, laissant un infime répit au visiteur. Juste le temps de reprendre son souffle et de se laisser emporter à nouveau par cette vague verbale, qui charrie avec elle l’histoire de l’association du carnet de santé créée par Louise Hervieu. L’œuvre pas uniquement sonore, mais bien protéiforme, a été conçue spécifiquement pour la bourse de recherche ADAGP – Bétonsalon, consacrée au fonds Marc Vaux. Lauréate en 2021, Anne Le Troter a affirmé la singularité de sa démarche : celle de ne pas traiter l’archive photographique de Marc Vaux comme une matière visuelle, mais plutôt d’en extraire des voix et des récits parcellaires, qu’elle recompose dans une pièce radiophonique inédite. De l’évènement haché de la création de l’Association Louise Hervieu pour l’établissement du carnet de santé, le 11 décembre 1937, Anne Le Troter reconstitue fictivement les dialogues, qu’elle réactualise à l’aune de nos problématiques contemporaines. L’artiste s’est amusée à jouer avec un texte à trou, celui d’une réalité historique qui s’est diluée au fil du temps, qu’elle agrémente d’un imaginaire facétieux et entrecoupe d’histoires personnelles des artistes lui ayant prêté leur voix pour cette boucle sonore. Cette aventure collective du carnet de santé est une note de bas de page dans l’histoire de la santé en France, qui pose de façon pourtant peu anecdotique les questions du parcours de soin individuel ou encore celle de l’emprise – ou non – de la médecine sur les corps privés.
Anne Le Troter donne à l’affirmation de Paul Ricoeur : « La souffrance est privée, mais la santé est publique » une manifestation artistique, saisissante de justesse. On se surprend à être au cœur d’une véritable mise en abyme : l’artiste fait le récit narratif d’un récit narratif, qui n’est autre que celui du discours médical. À travers les avantages et les inconvénients du carnet de santé se lisent en filigrane l’inquiétude des corps mais aussi la tension autour de la biographie médicale individuelle au gré des pathologies et des affections. Certains mots prononcés provoquent des sensations physiques précises et sont empruntés à un vocabulaire médical qui se veut neutre mais qui s’avère souvent éprouvant. « Analyse », « intervention », « torture », « trou », les mots, à l’image du discours médical, démembrent le corps, qui n’est plus qu’une litanie d’organes.
Ce rapport à la médecine que l’on ressent grâce aux paroles entendues prend parfois une tournure économique, et le corps morcelé devient alors une énième base de données à la solde des systèmes capitalistes dominants. Des mots technocratiques – autre visage de la médecine et de sa rationalité économique – tels que « chômage » ou encore « assurance » font ainsi irruption dans la déclamation collective.
Polyphonie et polysémie perturbent à dessein notre entendement. Mais c’est précisément l’impétuosité de l’élocution qui mène à un bouleversement de la position dominante de la médecine et nous incite à remettre en question la surveillance publique de nos paysages corporels privés.
Au-delà d’une simple critique qui se contenterait de pointer du doigt, l’artiste semble suggérer des alternatives. Les voix portent en elles des résolutions, frontales ou implicites. Anne Le Troter apporte avec elles une perception renouvelée du soin, qu’elle active dans son traitement de l’espace de Bétonsalon. Lieu d’héritage industriel, au cœur des Grands Moulins de Paris, le béton brut du centre d’art porte en lui les traces du temps. Il est comme un corps abîmé que l’artiste vient réparer avec des coulures d’étain. Le soin qu’Anne Le Troter apporte à Bétonsalon peut être rapproché d’une technique ancestrale japonaise : le Kitsungi. Entre guérison et résilience, l’artiste répare l’ancien en en sublimant – et non en les effaçant – les traces de sa vie.
Le bâtiment de Bétonsalon est traité par l’artiste comme un personnage à part entière. Si onze artistes ont prêté leur voix au texte d’Anne Le Troter, le bâtiment, lui, a prêté ses bruits intérieurs. Il apporte une autre voix, non-humaine mais tout aussi organique, faite de battements, de chuintements et de claquements. Par l’enregistrement au stéthoscope du bâti, l’artiste nous donne à entendre une mécanique des fluides foisonnante, pouvant sans peine être dotée si ce n’est d’une âme, du moins d’une existence propre. Les murs, les canalisations et les fenêtres sont autant de protagonistes dans ce concert de vibrations. Les voix humaines s’entremêlent aux bruits de la membrane et de sa transpiration hypnotique.
L’espace récite son dialogue, mais il joue aussi le rôle de porte-voix. En effet, par un habile montage radiophonique, grâce à la conductivité de l’étain, les pistes sonores sont transmises par le sol et continuent leur course dans les mobiliers et les câbles suspendus. En infiltrant des mots et des sons à même le béton du sol, Anne Le Troter réalise un circuit sonore fermé, redistribuant à l’espace de ce qui lui a été pris, enrichi des voix humaines.
Cette atmosphère sonore composite, riche de nuances électroniques, ou encore de mots scandés, n’est pas sans convoquer une forme possible de transe. Ainsi, tout comme certains chercheurs ont mis au point des bandes sonores avec des fréquences spécifiques pour permettre d’atteindre cet état modifié de conscience, il se pourrait que ce décor sonore puisse lui aussi provoquer une forme de retour en soi. Là encore, la transe et ses potentialités de guérison sont peut-être une alternative au traitement médical conventionnel.
Enfin, l’installation d’Anne Le Troter est particulière en ceci qu’elle réussit à incarner et à peupler un espace à première vue vide. Il y a eu Molière et son théâtre fait pour être vu, Musset et son Spectacle dans un fauteuil. Cette divergence théorique sur l’essence du théâtre est traitée par Anne le Troter avec beaucoup d’originalité, car elle propose un théâtre à entendre. Grâce à un travail très fin et presque invisible de spatialisation des voix, Anne Le Troter place dans l’espace des personnages dont les répliques remplacent l’incarnation physique. N’en déplaise à François Mauriac, pour qui le théâtre devait nécessairement être incarné, nous sommes ici en présence d’un phénomène prodigieux. Les seuls corps présents dans l’espace sont ceux des visiteurs, assistant, muets, à ce théâtre de voix. Les mobiliers qui habitent l’espace sont peut-être des traces du passage des propriétaires des voix, ou tout simplement des éléments qui permettent la diffusion du son. En cherchant dans le théâtre de l’absurde et notamment du côté de Ionesco, on peut être tenté d’associer cette mise en scène à l’œuvre Les Chaises. Dans cette pièce de théâtre, deux personnages éprouvés par la vie attendent un large auditoire pour une dernière allocution. Ils installent des chaises de plus en plus nombreuses, qui ne s’amoncèlent en réalité que dans leur tête et restent invisibles pour le public. À Bétonsalon, ce qui se passe matériellement sous les yeux du visiteur semble être figé, désincarné ou encore invisible. Telle une metteuse en scène subtile, grâce à sa création sonore et à un décor scénographié, Anne Le Troter convoque sur la scène mentale de chaque spectateur une multitude d’images, de corps, de visages. En quittant l’espace, chacun peut emporter avec soi l’impression physique d’avoir assisté à la réunion inaugurale de Louise Hervieu, qui n’existe pas nécessairement dans un retour en arrière, mais bien dans un univers fictionnel atemporel.
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Image en une : Vue de l’exposition d’Anne Le Troter, Les volontaires, pigments-médicaments, 2022, Bétonsalon – centre d’art et de recherche, Paris © Antonin Horquin.
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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