Anonymes, l’Amérique sans nom
Questions d’identités
Au BAL, ce nouveau lieu dédié à la photographie d’obédience documentaire (sans exclusivité sectaire pour autant), l’exposition inaugurale relève de la réussite. « Anonymes, l’Amérique sans nom » propose une sélection d’œuvres contemporaines resserrée autour de la figure séminale du photographe Walker Evans et notamment des séries qu’il a publié dans la presse des années 1940 aux confins des sixties. Ouvriers à l’embauche d’une usine d’armement durant la Seconde Guerre Mondiale, passagers du métro de Boston, « Labor Anonymous », galerie de portraits de rue saisissant sur d’étonnants fonds unis montrant des travailleurs et d’un couple de Detroit, tous marchant de trois-quarts dans un mouvement suspendu bizarre.
L’orientation de lecture est ainsi immédiatement donnée. En pleine crise sociale, à une époque où les vocables de « masse laborieuse » ou de « classe ouvrière » semblent désuets, où personne n’aspire à se fondre dans l’anonymat du nombre, l’exposition remonte l’histoire de cette singularité de la photographie américaine : humaniste, socialiste et hautement sensible au destin de l’anonyme malgré un culte patent de l’individualisme. L’anonyme est ce visage plutôt masculin que l’on croise dans les rues, à l’identité lissée par le Taylorisme, usé par le travail à la chaîne qui a fait de lui un boulon, une anecdote sans nom de la grande machine de la productivité.
Dans une première salle, encadrée par trois alignements de façades rectilignes photographiées par Lewis Baltz dans les années 1970 (une cinquantaine de « portraits » d’architecture acérés), se posent en véritables manifestes d’une nouvelle photographie du paysage critique. Ils dialoguent avec les intérieurs modestes voire misérables saisis au flash par Chauncey Hare, comme définitivement ancrés dans une condition inextricable. Deux grands formats parachèvent une mise en abîme imparable. Men waiting de Jeff Wall et son format imposant fait basculer le visiteur du côté des passants, de l’anonymat, tandis qu’en face une foule compacte remonte, paradoxalement statique, l’écran de projection. Ce petit jeu d’inversion de la bobine d’un film tourné sur la descente des escalators de la gare centrale de New York est dû au cinéaste expérimental Standish Lawder. Et le spectateur de basculer insidieusement par ce dispositif scénographique dans la peau de la figure générique du public. Ce fameux « public », objectif quantifié et chéri des institutions, celui à qui se destine la médiation, l’effort de transmission. Que tout le monde croit connaître et cerner. Aujourd’hui, la figure de l’anonyme est ce public dont on ignore toujours de quoi il est fait. Individualisé mais sans identité propre, interchangeable, il a une fonction – regarder – mais pas plus de caractère. À l’instar de ces inconnus croisés par les objectifs d’Anthony Hernandez (des usagers des bus angelinos, classe sans voiture promise à la pénibilité des déplacements dans une ville inhumaine plongée dans la seconde crise pétrolière), les yeux automatiques de Google Street View (étonnante série de Doug Rickard sur ce regard mondialisé si inquisiteur), le visiteur-spectateur-public arpente, patiente, scrute, entame des fictions spontanées devant un visage poignant ou une attitude inhabituelle. Et médite sur le monde du travail, déshumanisé par le progrès de la mécanisation et de la rentabilité. Le détail prend ici toute son importance et ralentit salutairement la progression entre les séries photographiques. Dans cet ancien bal pop’, le sérieux de l’affaire rend le regard scrutateur et concerné. Profondément politique dans la veine d’un partage de sensibilité à la Rancière.
Nul procès du progrès mécanique et économique fort heureusement (mais une forte et jubilatoire analyse critique), l’exposition laisse libre de projeter ses intentions sur celles des photographes. Jusqu’au magistral opus de Sharon Lockhart, Lunch Break, un long travelling ralenti de quatre-vingt minutes capté le long d’un unique couloir au sein du plus grand chantier naval de la Navy américaine. Une femme et des hommes y font leur pause déjeuner. Et le regardeur-voyeur se retrouve bientôt absorbé par cet étrange mouvement entre photographie et cinéma, en empathie totale avec le sujet, suspendu au moindre mouvement décéléré, chirurgien d’une image et d’un temps non rentables. « Anonymes » est une exposition qui ne se laisse pas consommer. Elle offre un miroir sans tain au visiteur et son double travailleur, un prisme à travers lequel regarder l’Amérique d’avant et notre actuelle réalité globalisée, se défaire.
Anonymes, l’Amérique sans nom. avec Lewis Baltz, Chauncey Hare, Anthony Hernandez, Doug Rickard, Sharon Lockhart, etc.
LE BAL
6, Impasse de la Défense
75018 Paris
Métro Place de Clichy, lignes 2 et 13
Bus 54, 74, 81
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- Du même auteur : Marcel Dzama : la caravane de l'étrange, Marcel Dzama : la caravane de l'étrange,
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