antiDATA – La désobéissance numérique – Art et hacktivisme technocritique
Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA – La désobéissance numérique -Art et hacktivisme technocritique, 2020. 232 pages. Les presses du réel éditeur.
Dans son dernier opus, antiDATA, Jean-Paul Fourmentraux prend acte de la transformation radicale de la philosophie foncièrement utopique des débuts du net en son versant orwellien, qui présente désormais la toile comme un organe de surveillance généralisée de la totalité des citoyens de la planète. Accentuée au gré des lois liberticides et de l’appétit toujours plus prononcé des GAFAM pour le fameux surplus de données qui leur garantit une insolente et scandaleuse santé financière, ladite surveillance est aussi renforcée par ce que l’auteur désigne comme l’acceptation généralisée d’un racket identitaire par une population qu’il juge volontairement dépendante de son propre désir fétichiste et narcissique de consommation. Son ouvrage pose la question des limites de l’acquiescement d’internautes qui, malgré la connaissance partagée de ces multiples dépossessions et manipulations, continuent d’alimenter les réseaux dits « sociaux » de données sensibles sur leurs propres agissements et comportements.
Revenant sur ce dévoiement du web au profit d’un vampirisme de la « trace » – qui définit en partie l’économie du net depuis la fin des années 90 –, l’auteur rappelle qu’il demeure un terrain de résistance, que celui-ci a joué un rôle important dans les luttes récentes de libération des peuples et qu’il continue d’être un outil d’émancipation politique. Il en donne pour preuve le rôle déterminant de lanceurs d’alerte comme Edward Snowden, Chelsea Manning ou encore Julian Assange dans le dévoilement des manipulations opérées sans vergogne par les états mais aussi par les multinationales de l’Internet (cf le rôle de Cambridge Analytica et de Facebook dans l’élection de Trump).
Fourmentraux rappelle également que le lien critique à la technologie n’est pas nouveau ; celui-ci a suscité d’abondantes prises de positions de philosophes aussi importants que Deleuze et Guattari, Jacques Ellul ou encore Michel de Certeau, qui prônent le concept de « médias tactiques » (la tactique étant préférée à la stratégie, synonyme, elle, de médias de masse), et défendent le recours au détournement et au contournement, au Do It Yourself et autres réappropriation et production de ses propres modes de communication. Ces réflexions croisent par ailleurs les travaux de François Jarrige, dont les ouvrages ont contribué à dégager l’espace de la technocritique du soupçon de réactionnisme auquel il était régulièrement associé, pour questionner le bien-fondé des promesses de bonheur et de bien-être associées aux avancées de la technologie. De telles réflexions sont d’autant plus opportunes qu’à l’heure de l’Anthropocène, cette accusation rencontre désormais de nombreux échos, ce que reconnaît volontiers l’auteur.
Il n’est par ailleurs pas question de critiquer la technique en soi, mais plutôt d’interroger le déplacement du sacré – référence à la pensée de Jacques Ellul, pour qui : « ce n’est pas la technique, qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique » – et de le mettre en état de « profanation », c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot « profane », le mettre à la portée du commun. L’exemple de la photo est emblématique de l’appropriation d’une technologie par la multitude sans pour autant qu’elle n’en devienne la victime : dans la lignée des multiples démarches de contournement et de réappropriation des médias télé et vidéo, le Net Art constitue ainsi un nouvel exemple d’une possible désacralisation de la technique par son usage libre et émancipé. À ce propos, et à la suite des travaux de Friedrich Kitter, l’auteur fait toutefois aussi référence au mouvement d’exhumation de « media-zombies », en réaction au trop grand formatage du software et du hardware du net, qui laissent de moins en moins de place à une utilisation libre des logiciels. Et de miser par là même, dans le sillage d’un McLuhan, sur la capacité des arts à anticiper les errements des médias et à contrecarrer ces derniers. C’est même l’objectif affiché de cet ouvrage qui, à travers l’énumération et la présentation d’une dizaine d’artistes œuvrant dans ce champ spécifique, déploie un panel de réponses possibles à la question: « l’art peut-il constituer un bon laboratoire pour penser la technique, mettre en question notre écosystème machinique, cultiver le numérique ? ».
La référence appuyée à David Henry Thoreau et à sa désobéissance civile ou civique positionne a priori l’esprit de ces artistes lanceurs d’alerte : à un affrontement frontal sont préférés le pas de côté et la non-violence. Ces pratiques de la désobéissance doivent bénéficier à l’ensemble de la population, et l’anticonformisme qui les accompagne est censé viser une réactivation et une stimulation du débat démocratique – contrairement à ce que le préjugé d’individualisme qui lui est souvent opposé laisserait présager. Ces « contre-conduites » doivent aussi s’opposer à l’emprise de la gouvernementalité algorithmique. L’auteur réinscrit ainsi la pratique artistique dans un ancrage socio-historique qu’il s’agit de relier au débat public via l’expérimentation. La question de la politique est bien entendu posée ; il ne s’agit pas de l’esthétiser mais au contraire de l’informer et de l’influencer par des pratiques alternatives. Les grandes lignes de la pensée d’un Dewey ou d’un Shusterman se retrouvent ici réinterrogées et remises à jour dans ce nouveau contexte algorithmique que la désobéissance numérique est censée venir bousculer.
L’auteur passe en revue les appropriations artistiques qui remettent en question un usage normé des outils numériques (le hardware, l’intelligence artificielle et ses mythes, la surveillance et la reconnaissance faciale, le hacking, etc.), « l’enjeu étant, par la réforme des imaginaires numériques, de laisser advenir une mise en commun créative et poétique de la machine ». Le panel d’artistes ainsi convoqué recense des figures désormais bien connues du public de l’art contemporain : de Trevor Paglen, l’artiste géographe qui s’est rendu célèbre en photographiant (de très loin) et en cartographiant les « usines » de traitement des datas – rendant visibles des sites dont l’invisibilité contribue à assurer « l’intouchabilité », avant de s’attaquer aux risques de mésinterprétation liés aux concepts d’évaluation et d’exploitation du deep learning1 – à Julien Prévieux, qui s’est fait connaître du grand public avec What Shall We Do Next? – œuvre qui lui a valu d’obtenir le prix Marcel Duchamp et dans laquelle il s’érige contre la propension des GAFAM à vouloir revendiquer la propriété de gestes issus de l’utilisation de leurs outils numériques2. L’essayiste évoque également Paolo Cirio, qui parodie les mécanismes de rapprochement algorithmique des plateformes sociales en y implémentant des caractéristiques pour le moins inhabituelles (Face to Facebook, 2011) ou qui réimplante en leur lieu de captation initiale par les Google cars les images volées des passants (Street Ghosts, 2012) afin de révéler la soi-disant innocuité de la pratique de la firme Google3. Fourmentraux décrit aussi le travail de Nicolas Maigret (disnovation.org), qui dans The Pirate Cinema renouvelle la pratique du cut-up cinématographique en mettant en lumière la réalité de la circulation des images sur le net ainsi que les dangers des nouveaux dispositifs panoptiques, en laissant toutefois entrevoir « des zones d’émancipation »4.
La constellation d’artistes observée par l’auteur fait écho à la philosophie d’un Frédéric Gros, pour qui la désobéissance demeure un mot d’ordre résistant à l’encombrement des mots-clés et autres mots de passe, et qui nous rappelle que « la soumission peut porter, comme son revers futur, une promesse de révolte, de rébellion. Le soumis attend son heure. Il guette les faiblesses du maître, il est attentif aux fragilités, aux lignes de fracture, prêt à bondir, à renverser la donne5. »
- https://www.zerodeux.fr/guests/kate-crawford-trevor-paglen-2/
- https://www.zerodeux.fr/news/julien-previeux/, https://www.zerodeux.fr/news/prix-marcel-duchamp-2014-julien-previeux/ et https://www.zerodeux.fr/reviews/julien-previeux-a-delme/
- https://www.zerodeux.fr/interviews/paolo-cirio/
- https://www.zerodeux.fr/interviews/nicolas-maigret/
- Frédéric Gros, Désobéir, Paris, Albin Michel/Flammarion, 2017, p. 19. Citation de l’auteur.
- Partage : ,
- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre