Arvo Leo, Fish Plane, Heart Clock
(avec une sélection d’œuvres originales de Pudlo Pudlat)
La Loge, Bruxelles, du 10 septembre au 31 octobre 2015
Le point de départ du film Fish Plane, Heart Clock, d’Arvo Leo, montré à La Loge de Bruxelles, est la figure de Pudlo Pudlat, chasseur inuit devenu artiste à la suite d’un accident, et dont on peut voir une sélection de dessins dans la salle de projection et au sous-sol. Contrairement à ce que voudraient les clichés en la matière, la reconversion à quarante ans révolus de ce chasseur nomade ne résulte pas d’un choix mais bien d’un problème de subsistance : celui qui disait que « le crayon était désormais son seul harpon » profita de la mise en place des coopératives d’art inuit à la fin des années cinquante pour y trouver un nouveau gagne-pain. Les coopératives encouragent alors les Inuits, dans un contexte de transformation brutale des modes de vie et de chômage, à produire peintures et sculptures dont elles organisent la diffusion. Pudlo Pudlat produit plus de 4000 dessins et estampes, dont un certain nombre sont achetés par des touristes ; cependant il y développe un imaginaire étonnant et personnel, loin des représentations folklorisantes à laquelle se cantonnent d’autres artistes. Ce qui fait de Pudlo Pudlat une figure singulière, ce n’est pas seulement le fait qu’il intègre dans ses images des éléments de la modernité – poteaux électriques, avions, pacemakers – mais c’est surtout qu’ancien, moderne, traditions et modes de vie occidentaux, villes, mer, montagnes, animaux et humains cohabitent sans entrer en opposition et se mélangent joyeusement. Au fil de son crayon apparaît, pratiquement sur le mode du dessin automatique, tout un bestiaire de loups anthropomorphes, de déesses marines et de vaisseaux fantastiques générés par les vides et les pleins, les accidents de la couleur, les ajouts progressifs et les hybridations de formes.
Si Arvo Leo s’intéresse à Pudlo Pudlat, c’est sans doute parce que les thèmes de son aîné résonnent avec les recherches du jeune canadien qui s’est à plusieurs reprises penché sur la frontière entre l’humain et l’animal à travers la figure de la vache sacrée, du scarabée bousier, ou encore d’sculpture de fourmis. Arvo Leo conçoit la collaboration comme un principe de création et avait déjà associé à son projet multiforme This is the cow plusieurs artistes, musiciens ou écrivains rencontrés au cours d’un séjour en Inde. Le film Fish Plane, Heart Clock se comprend ainsi comme un hommage mais également comme une tentative d’hybridation, un mélange organique entre l’œuvre de l’Inuit et la sienne, avec les moyens d’un artiste d’aujourd’hui que sont le film, la résidence et la recherche documentaire. Arvo Leo fait alterner des vues des œuvres de Pudlo Pudlat avec des scènes filmées lors d’un séjour de trois mois à Cape Dorset, petite communauté inuit de quelques 1300 âmes, qui se révèle au fur et à mesure être le vrai sujet du film.
En un premier travelling panoramique sur la ville au lever du soleil, Arvo Leo montre à la fois l’omniprésence de la roche et de la glace et l’isolement extrême de ces quelques baraques de tôle, en même temps que la beauté saisissante de la nature gelée frappée par les premiers rayons du soleil. L’auteur apparaît alors dans le cadre, entièrement nu, pour nous annoncer où nous sommes (« sur la montagne ») et ce que nous allons y faire (« regarder le soleil se lever »). Une façon, sans doute, d’introduire la notion de point de vue dans ce film qu’on prendrait à tort pour un documentaire ; ou peut-être de signifier, un peu maladroitement, la relation plus étroite que l’artiste aura entretenu à Cape Dorset avec la nature. Car le film fait avant tout le récit d’une expérience personnelle. Arvo Leo mélange ainsi des images captées sur le vif avec ses propres mises en scène qui réactivent l’étrangeté et la fantaisie de l’œuvre de Pudlo Pudlat à partir de lieux, d’individus et d’objets rencontrés sur place. Ses images tendent vers une forme de bizarrerie surréalisante : un homme avec un poisson en bois à l’épaule, un crâne de cerf devant une tapisserie kitsch, ou encore l’image de l’escalier infini dit “de Penrose” qui flotte au-dessus d’un tas d’ordures. Mais c’est lorsqu’il capte des scènes de vie à la “coop”, un artiste en train de sculpter un ours blanc à la disqueuse, ou la fille de Pudlo Pudlat que se filme avec son téléphone pendant qu’elle pêche à travers un trou dans la glace, qu’il révèle toute la subtilité de son regard : Arvo Leo fait le portrait d’une communauté prise entre deux saisons (à la fin de l’hiver) comme entre deux cultures, l’une, vivante, et l’autre, en voie de folklorisation. En une longue séquence finale, il fait passer dans ses mains tendues à travers la glace jouets pour touristes, objets industriels et peaux de bêtes, une expérience sensible et physique d’un monde complexe qui traverse son film tout comme les dessins de Pudlo Pudlat.
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- Du même auteur : Lucille Uhlrich, Pulpe, Anne Bourse et Jean-Alain Corre, David Caille,
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