Brognon Rollin
L’avant -dernière version de la réalité
Mac Val, Vitry-sur-Seine, 07.03.2020-31.01.2021
BPS 22, Charleroi, 09.10.2021-09.01.2022
Les œuvres de David Brognon et Stéphanie Rollin entretiennent un évident rapport au temps et à l’enfermement. Dans la période actuelle, ça tombe plutôt bien. Les deux artistes se sont rencontrés il y a quinze ans au Mudam – le Musée d’art contemporain du Luxembourg, alors en pleine ouverture, où ils étaient employés, lui à la régie, elle assistante de la directrice d’alors. Leurs parcours artistiques diffèrent. Brognon vient de l’art urbain, Rollin s’intéresse à la question du design. Ensemble, ils vont développer un travail qui questionne le corps et le paysage, l’enfermement et l’attente, le statu quo et la précarité des frontières, pour mieux évoquer les déchirures du monde, celles qui leur apparaissent évidentes, en prenant soin de toujours être dans le réel, attentifs à la marge plutôt qu’au centre, à ces interstices flous dans lesquels la société cantonne celles et ceux qu’elle exclut. Être entièrement d’accord l’un et l’autre sur la finalité d’une œuvre est la seule condition à la création commune de leurs pièces. Une méthode qu’ils avouent quelque peu contraignante mais appropriée. « Nous sommes très différents, mais nous recherchons exactement la même chose » précise David Brognon. Le duo travaille par enlèvement, épure. Rien de superflu ici, juste la volonté d’aller à l’essentiel. « La création des projets s’adapte aux sujets » rappelle Stéphanie Rollin, avant de préciser qu’il « n’y a pas un type de processus qui va avoir lieu ». Face à un sujet, un médium, l’approche adoptée varie. David Brognon rappelle que « chaque sujet n’a qu’une seule réponse ». Le Mac Val Musée d’art contemporain du Val-de-Marne a eu la bonne idée de leur consacrer une exposition monographique, la première dans une institution française. On ne les en remerciera jamais assez.
Avec son titre emprunté à Borges, « l’avant-dernière version de la réalité » s’ouvre sur une table de consommation de drogues dures en acier inoxydable qui évoque la réalité des salles de shoot faisant de plus en plus partie du paysage urbain mondial1. Sur la table est déposée une pyrite. L’œuvre s’intitule « Fool’s God », l’or des fous. C’est aussi le nom commun du minéral. Autour de 1870, pendant la ruée vers l’or, beaucoup de chercheurs, par ignorance et par désespoir, le confondaient avec le précieux métal en raison de son éclat. Mais il reste inlassablement un caillou illusoire, un faux-semblant sans valeur, un leurre, un mirage. En face, à l’autre bout de la salle d’exposition, se tient une seconde table de shoot sur laquelle est posé un bézoard ou « pierre de fiel », dénommée encore « perle d’estomac ». « Le grand voyage » répond à l’or des fous. Cette pierre riche en phosphate que l’on trouve dans l’estomac de nombreux ruminants, qui signifie contre-poison en persan, était au XVème siècle, censée éloigner la mélancolie. Son poids, vingt-et-un gramme, est le même que celui supposé de l’âme, celui qui s’évapore avec le dernier souffle. D’emblée, le ton est donné. Le duo place le visiteur devant une réalité sociale, celles des exclus, qui constitue la base de leur travail plastique. « Sur ces tables de shoot, on tente de tromper l’ennui, d’oublier ses souffrances, d’étouffer le passé. On tue le temps2 » écrit Julien Blanpied, co-commissaire de l’exposition avec Frank Lamy. Non loin, une boîte noire semble démesurée pour ce qu’elle renferme, un simple jukebox. Celui-ci contient quatre-vingt-dix disques 45 tours sur la face desquels sont gravées des minutes de silences, officielles, accomplies quelque part dans le monde à la suite d’un attentat, d’une catastrophe naturelle, du décès d’une personne illustre, … Ici, le quatorzième anniversaire des attentats du 11 septembre à la Maison Blanche le 14 septembre 2014, là, le centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale à Glasgow en Ecosse, le 11 novembre 2018, l’assassinat de Tupac Shakur, lors du concert de Nas à New York, le 13 septembre 1996. À terme, mille quatre cent quarante minutes d’un silence troublant seront proposées à l’écoute. L’espace qui paraissait immense s’emplit soudain de ces silences, entièrement, jusqu’à la saturation, l’asphyxie presque. Ils sont gorgés des affres de l’humanité. L’indicible ne trouve refuge que dans le mutisme.
Dans leurs œuvres, Brognon Rollin envisage le temps comme une dimension politique de l’espace, une « stratégie d’organisation du réel » pour reprendre les mots de Julien Blanpied. En 2012, Robert Samuel crée son entreprise « Same ole lines dudes » (SOLD) et invente à New York le métier de « line sitter » qui incarne sans doute la plus juste personnification du temps aujourd’hui. Les employés de cette société d’un nouveau genre sont payés pour attendre, faire la queue, le plus souvent dans la rue, pour tout : les meilleures places d’une pièce de théâtre comme la sortie du dernier Iphone. Quintessence d’un monde capitaliste où tout s’achète et tout se vend, la monétisation du corps est ici banalisée en même temps qu’elle est portée à son paroxysme. Le temps de vie est désormais un produit comme les autres sans que cela pose problème. En revanche, le débat sur la fin de vie, choisir de partir dans la dignité, reste empêtré en France dans une sorte d’hypocrisie, un tabou sans cesse reporté à la génération suivante. Les deux artistes vont mettre en perspective ces deux états de fait. La performance « Until then » a été activée pour la troisième fois à l’occasion de l’ouverture de l’exposition. Elle donne à voir Elvin Williams, membre de SOLD, faire ce pour quoi il est payé – vingt dollars de l’heure, tel est le tarif du coût humain – attendre dans un fauteuil aménagé à cet effet au centre de la manifestation. Ce qu’il attend, c’est la mort choisie d’un individu qui restera inconnu, un acte d’euthanasie en provenance de Belgique où cette possibilité est légale. Après dix jours et douze heures d’attente Elvin Williams quitte son fauteuil, l’exposition et le musée à l’heure exacte du décès de la personne. En faisant se rejoindre les deux idées, Brognon Rollin crée un choc ayant pour but de troubler le public pour ainsi appréhender cette question sociétale fondamentale d’un autre point de vue. « La seule chose qu’on ne peut pas attendre, c’est la mort » rappelle Stéphanie Rollin.
« Résilients » répond à ce qui apparaît comme une injustice contemporaine. Dans les usines, le tourniquet est un objet de contrainte sociale des corps ouvriers. À l’origine, il est destiné au contrôle des animaux. En septembre 2016, la direction américaine de Caterpillar annonce la fermeture de son site de Gosselies, près de Charleroi. Sollicités par un groupe de travailleurs souhaitant démarrer le processus cathartique d’une œuvre collective, Brognon Rollin imaginent un tourniquet monumental, à la hauteur de ce que les ouvriers de la multinationale ont perdu. L’œuvre est collective, produite sur le site et réalisée avec les matériaux destinés à fabriquer les machines de la marque. Exfiltrée de l’usine, elle garde une trace du savoir-faire des ouvriers. Le protocole stipule que c’est à eux et seulement eux de réactiver l’installation à chaque fois qu’elle est montrée, quel que soit le lieu dans le monde. Ainsi, lors de chaque montage de la pièce, ils se retrouvent comme à l’usine autrefois. Une manière de lutter contre l’isolement et la précarité qui minent trop souvent ceux qui font face à une telle situation. Ici, le portique géant ne donne pas accès à l’usine. Il oblige à revenir sur ses pas, « hors de l’espace contrôlé du travail mais aussi hors du temps réglé de la fabrication3 ». Pierre-Olivier Rollin parle très justement de « minimalisme narratif » pour définir le travail des deux artistes : « une forme dépouillée d’oripeaux localisables, capable dès lors d’endosser toutes les histoires, des micro-récits intimes aux archétypes narratifs universels4 ».
Tournée en 2019, la vidéo « There’s somebody carrying a cross » donne à voir l’envers du décor, l’aspect profane du sacré. Mazen Kenan, palestinien musulman, loue quotidiennement, pour cinquante dollars, des croix aux pèlerins chrétiens qui se rendent à Jérusalem. Un métier qui se transmet de père en fils. La vidéo commence à la fin du chemin de croix du pèlerin, moment où Kenan récupère l’objet de culte pour le redescendre à son point de départ selon un itinéraire qui traverse la veille ville sans jamais croiser les pénitents chrétiens. Cette « descente de croix » pose elle aussi la question du coût humain en même temps qu’elle évoque le mythe de Sisyphe. La petite entreprise de Kenan s’inscrit dans la tradition du commerce de religion, succédant à celui des reliques, autrefois très lucratif. Un peu plus loin, la vidéo « Subbar, Sabra » (2015) évoque le figuier de barbarie, enjeu d’une guerre des mots, symbole schizophrène de deux peuples antagonistes. On ne peut se débarrasser du cactus qui, même brulé par l’armée israélienne en même temps que les villages conquis, repousse inexorablement, devenant l’empreinte indélébile de la présence arabe sur un territoire colonisé.
À la fin du parcours, l’espace carcéral de la cellule de « 8 m2 Loneliness » accueille une horloge dont les aiguilles s’immobilisent lorsque le visiteur y pénètre pour redémarrer lorsqu’il en sort, comme une parfaite allégorie du temps suspendu de la maison d’arrêt. À sa sortie de prison, le visiteur fait le choix d’emprunter l’une des deux voies qui lui est proposé. Une question de destin ? Peut-être mais qui s’inscrit dans l’incertitude de ce qui vient. Le réel existe-il en dehors de ses représentations ? Cette question que sous-entend le titre emprunté à Borges occupe une place centrale dans l’œuvre de Brognon Rollin. Le grand espace dédié aux expositions temporaires du Mac Val, apparait très aéré, dépouillé presque à l’extrême, les œuvres nécessitant une respiration légitime. En tentant de nous faire éprouver le temps dans sa durée, son équilibre, sa suspension, sa perception même, David Brongon et Stéphanie Rollin invitent à l’expérience du monde. Ils construisent une œuvre à la fois ancrée dans l’art conceptuel et dans la réalité du monde, dans l’immaculé de l’art minimal et la trivialité de l’anecdote, dans le sacré et le profane, éminemment dans l’humain, leur mètre étalon. Il n’y a pas de réalité véritable, seulement des regards qui changent. Semer le doute pour changer de perspective et ainsi susciter un espoir nouveau, c’est bien ce que propose le duo Brognon Rollin.
- Le mobilier provient du Luxembourg. En France, la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé organise pour la première fois l’expérimentation des Salles de Consommation à Moindre Risque (SCMR), communément appelées « salles de shoot ».
- Julien Blanpied, « Contre temps », in Brognon Rollin. L’avant dernière version de la réalité, publié à l’occasion de l’exposition Brognon Rollin au Mac Val Musée d’art contemporain du Val-de-Marne en 2020 et au BPS22 Musée d’art de la province du Hainaut en 2021, p. 38.
- Eric Fassin, « Le temps et l’espace de la race », in Brognon Rollin. L’avant dernière version de la réalité, publié à l’occasion de l’exposition Brognon Rollin au Mac Val Musée d’art contemporain du Val-de-Marne en 2020 et au BPS22 Musée d’art de la province du Hainaut en 2021, p. 179.
- Pierre-Olivier Rollin, « Il faut les rendre immortels. Résilients ou les temps abolis », in Brognon Rollin. L’avant dernière version de la réalité, publié à l’occasion de l’exposition Brognon Rollin au Mac Val Musée d’art contemporain du Val-de-Marne en 2020 et au BPS22 Musée d’art de la province du Hainaut en 2021, p. 81.
Image en une : Brognon Rollin, vue de l’exposition «L’avant-dernière version de la réalité», MAC VAL 2020. Au centre, Until Then (MAC VAL), 2020. Performance, durée variable. Line sitter Elvin Williams (Same Old Line Dudes). En collaboration avec Yves De Locht, médecin généraliste (Bruxelles). Production MAC VAL. Photo © Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Helen Mirra, Yona Friedman et Cécile Le Talec, Roman Signer, Angela Bulloch, Thomas Ruff,
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