Charlotte Posenenske

par Guillaume Lasserre

Work in Progress, Mudam Luxembourg, 10.10.2020-10.01.2021

Initiée par la DIA Beacon, l’exposition rétrospective consacrée à l’œuvre pionnière de Charlotte Posenenske (1930-1985) qui fait escale au MUDAM pour sa quatrième et dernière présentation, offre sans nul doute le panorama le plus complet à ce jour sur le travail d’une artiste qui, si elle fait autorité, reste encore largement méconnue. En réunissant une cinquantaine d’œuvres auxquelles s’ajoutent documents, films et pièces préparatoires, elle permet de retracer la carrière de l’Allemande à travers une production qui se révèle primordiale tant du point de vue plastique que politique.

Née à Wiesbaden dans une famille juive, Posenenske n’a que neuf ans lorsque son père met fin à ses jours pour éviter les persécutions nazies. Pour échapper à son tour à la déportation, elle passe la totalité de la guerre cachée en Allemagne.


Ses premières œuvres, datées de 1956, sont influencées par ses études à l’Académie des beaux-arts de Stuttgart auprès du peintre et scénographe Willi Baumaister (1889-1955) au début des années 1950. Grâce à ce dernier, elle expérimente la spatialité des œuvres tout en s’initiant au néoplasticisme de Mondrian et au constructivisme. Parallèlement, elle travaille, de 1951 à 1955, comme décoratrice de théâtre. C’est là qu’elle apprend la coopération, le travail collectif qui deviendra un principe majeur de son œuvre. Les peintures qu’elle réalise alors présentent des similitudes formelles avec certaines tendances de l’art informel, de l’application de la grille de Mondrian dans ses tableaux à l’utilisation de matériaux industriels. Jusqu’en 1964, sa production se limite exclusivement à des pièces en deux dimensions. L’artiste cherche cependant, à travers la répétition de lignes ou l’application de couleurs sur papier ou sur bois, à faire ressortir la tridimensionnalité dans ses créations.
Lors d’un voyage à New York, elle découvre l’art minimal et s’intéresse aux idées de sérialité et de délégation du faire. Ses pièces deviennent de plus en plus sculpturales, ses tableaux de plus en plus volumiques. En février 1968, elle met un terme définitif à sa carrière artistique pour se consacrer à la sociologie du travail avec son nouveau compagnon, Burkhard Brunn, qui partage sa volonté d’améliorer les conditions des travailleurs d’usine. Son rapport à l’écrit se situe entre le mode d’emploi et le manifeste. C’est sous la forme de ce dernier qu’elle annonce son retrait de la scène artistique. Le texte, daté du 11 février 1968, sera publié dans le numéro de mai 1968 de la revue Art International. Sa conclusion est sans appel : « J’ai du mal à accepter que l’art ne puisse pas contribuer à résoudre les problèmes sociaux les plus pressants » avoue-t-elle.

Occupant le grand hall et les deux galeries de l’étage, l’exposition s’ouvre sur un ensemble d’une trentaine d’œuvres sur papier et de reliefs muraux caractéristiques du début de la carrière de Posenenske. Des dessins de décors et de costumes en volume imaginés pour le théâtre rappellent sa formation première de peintre scénographe, attestent son intérêt pour la mise en espace et annoncent son goût pour le géométrique. Ses Spachtelarbeiten (travaux à la spatule, 1956-1965) préfèrent l’empâtement à la précision de la composition, avant que les Streifenbilder (tableaux de bandes, 1965) introduisent des éléments extérieurs, ruban adhésif ou stylos feutres, pour figurer des bandes colorées. L’année 1965, pendant laquelle elle réalisa aussi ses Spritzbilder (tableaux au spray, 1964-1965), marque son passage au volume par la série des Plastische Bilder (tableaux sculpturaux, 1965-1966) faits de papiers pliés ou froissés ou de tôles d’aluminium cintrées formant des motifs irréguliers qui jaillissent du mur.

Avec les sculptural pictures qui dévoilent son intérêt pour les produits manufacturés et industriels, Charlotte Posenenske quitte l’art minimal pour l’art conceptuel. Fabriqués en usine et en séries illimitées, les reliefs des séries A, B et C sont des monochromes que le consommateur peut ordonnancer à sa guise, consommateur étant le terme employé par l’artiste pour désigner les personnes invitées à manipuler ses pièces. Posenenske se considère dorénavant comme un fournisseur mettant ses modules à disposition, sa présence n’étant désormais plus requise lors de la création artistique, c’est-à-dire de la mise en place de l’installation. L’artiste déplace ainsi de façon radicale la notion d’auteur vers un collectif qui regroupe ses intentions personnelles, les procédés des fabriquants et la participation d’un public « consommateur ».


Le développement des sculptural pictures est très rapide, de 1965 à 1967 seulement. Trois années durant lesquelles Posenenske va s’efforcer de rendre son travail de plus en plus participatif. Alors que les couleurs de la série A se réduisent pour ne plus compter que les couleurs primaires, la série C, qui présente des éléments de tôle pliée à 45 degrés, est réduite à une seule couleur primaire, le jaune. L’artiste limite sa gamme pour se concentrer sur le principe de modularité. Les séries D, dont le module (tôle galvanisée) et Dw (carton) reprend le principe du conduit de ventilation, élément standardisé, produit en usine, nécessitent pour exister la participation d’autrui, celle du public — les consommateurs — lors des expositions. L’ambition ludique s’affirme de plus en plus dans le travail de l’artiste qui n’hésite pas à aller à l’encontre du marché de l’art avec la série C en vendant à prix coûtant des pièces pouvant se conjuguer en un nombre illimité de combinaisons et créer ainsi d’infinies variations à partir d’un même module. Posenenske installe ses formes sculptées hors des lieux traditionnels de monstration de l’art contemporain, dans des espaces urbains, lieux de transit de biens et de personnes, qu’il s’agisse d’un aéroport, d’une banque ou d’une rue. Elle aspire à rendre l’art accessible à tous. Avec la série E, elle crée un espace pénétrable permettant de s’isoler à l’aide de deux vantaux manipulables.

La carrière artistique de Charlotte Posenenske apparait excessivement brève. Dix années à peine, de 1959 à 1968, au cours desquelles elle est une des rares artistes européennes à reprendre à son compte les principes du minimalisme américain. Elle y injecte cependant une part sociale et participative qui entre en résonance avec les revendications politiques qui secouent la société occidentale d’alors. Celles-là même qui la conduiront à abandonner la création plastique pour se consacrer à la sociologie, non sans avoir donné une pertinence sociale à ses œuvres. Indéniablement, l’art de Charlotte Posenenske participe de l’histoire de la modernité.

Toutes les images : Vue de l’exposition Charlotte Posenenske, Work in Progress, 10.10.2020-10.01.2021, Mudam Luxembourg © Photo : Rémi Villaggi | Mudam Luxembourg


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