Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022
Expositions d’hiver.
Tania Mouraud, Raymond Depardon, Edward Burtynsky, Pascal Convert, Clark et Pougnaud.
Domaine de Chaumont-sur-Loire, 20.11.2021-27.02.2022
La quatrième édition de Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 rassemble cinq artistes (dont un duo) autour d’une réflexion sur un paysage profondément marqué par les atteintes répétées des activités de l’homme sur les écosystèmes. Une autre catégorie de désastres, qui ne touche pas directement le paysage « naturel » mais plutôt le paysage issu des constructions culturelles de l’homme, est lui aussi investi par les artistes, que ce soit de manière directe, radicale, ou à travers l’évocation nostalgique d’un passé disparu. L’exposition oscille entre le constat de ces ravages et la volonté farouche des artistes de continuer à discerner de la beauté dans ces paysages altérés, et même de vouloir les réenchanter.
Tania Mouraud ne propose rien de moins que quatre expositions différentes. L’artiste, que l’on connaît plus pour ses panneaux à l’écriture filiforme qui ont essaimé à travers la plupart des centres d’art et sur les écrans publicitaires des grandes villes, dévoile ici un amour ancien et régulier pour la photographie. La première de ces expositions, intitulée « Borderland », est issue de l’observation de ces drôles de ballots au nom barbare qui fleurissent sur les champs de nos campagnes à l’époque des moissons, les round-ballers. Ces nouvelles balles de foin aux couleurs parfois vives, détonnent de celles des cultures traditionnelles et donnent un côté pop à nos campagnes. Elles ont quasiment remplacé les antiques bottes de paille avec lesquelles les agriculteurs érigeaient parfois des architectures impressionnantes. Le film plastique qui les entoure agit à la manière d’un miroir déformant dans lequel se reflète le paysage environnant. Les profils indistincts qui se dégagent de ces photos rappellent par moments les tableaux des impressionnistes. Elles dessinent des contours flous aux silhouettes qui s’en détachent mais l’on devine cependant les arbres et les champs alentours ; sur certains de ceux-ci, on peut même reconnaître la silhouette de la photographe, qui forme de ce fait un autoportrait inattendu. Pour l’artiste il s’agit de la « rencontre entre nature et culture ». L’assertion peut certes paraître un peu rapide. Qu’y a-t-il en effet de naturel dans ces champs labourés et bourrés d’intrants dont la production finie est empaquetée dans du plastique ? Peut-être s’agirait-il plus de la « rencontre entre culture et agriculture », quand bien même il est tout aussi délicat d’opposer les deux ? Il est toutefois clair que le résultat produit est frappant, qui renvoie autant à la picturalité de la photo qu’à un effet plutôt efficace.
La deuxième exposition de Tania Mouraud est cette fois plus conventionnelle, dans la mesure où l’artiste n’a pas utilisé de « truc » pour réaliser ses clichés mais bien un téléobjectif classique. L’utilisation de ce dernier ne sert pas qu’une question de point de vue ou d’éloignement censée créer un trouble dans la perception de l’échelle (on a du mal à se faire une idée de la taille des machines au premier plan, qu’on imagine plutôt être des jouets alors qu’il s’agit de monstres de plus de deux-cents mètres de long). Elle est bien davantage la conséquence d’une interdiction de photographier ces mines à ciel ouvert, qui creusent de monstrueux sillons dans la terre de l’Allemagne. D’où le titre de l’exposition, « Balafres », dont la dimension métaphorique/anthropique accentue l’idée de défiguration. Nous sommes stupéfaits de découvrir la réalité de ces tranchées qui défient l’imagination et qui, bientôt comblées et recouvertes d’une forêt d’éoliennes, témoigneront de la résilience verte de l’économie allemande… L’artiste se fait ici reporter pour rendre visibles des pratiques qui restent la plupart du temps ignorées du grand public. Il s’agit avant tout de montrer l’horreur qui se cache derrière la beauté inattendue de ces paysages industriels rudoyés, où cohabite toute la gamme de la production énergétique contemporaine : du charbon aux éoliennes en passant par les centrales atomiques, une thématique que l’on retrouve dans l’ensemble des expositions de Chaumont Photo 2021. Les négatifs de la troisième exposition, « Desolation Row », étaient restés dans les tiroirs de l’artiste ; elle les a développés pour l’occasion. Ce sont certainement les plus émouvants et les plus évocateurs d’un avenir que l’on redoute de voir advenir, celui d’un paysage assombri par on ne sait quel mauvais sort : ces bottes de foin (encore !) noircies sont tout simplement périmées et de fait destinées à produire du méthane. Une atmosphère crépusculaire se dégage de ces amoncellements, qu’un ciel chargé vient encore accentuer. Enfin, la dernière série de photographies présentée par l’artiste, « Emergence », renvoie à un registre beaucoup plus minimal : les somptueux paysages enneigés présentés sont le produit d’une résidence près de Nijni-Novgorod, région de l’enfance de l’artiste. Après les sombres paysages de Film noir, les plaines immaculées de la Russie, d’où n’émerge que le filament léger de la ligne des haies, établissent une rupture radicale avec les séries précédentes, formant de grands écrans blancs sur lesquels peuvent aisément défiler les images de la mémoire.
Edward Burtynsky se situe dans ce même registre, qui consiste à utiliser l’atteinte aux paysages naturels pour produire de la beauté. L’artiste canadien s’est fait une spécialité de ces paysages spectaculaires vus du ciel qui, savamment colorés et retouchés, confèrent à ces derniers une dimension résolument picturale. Les grands formats qui recouvrent les cimaises du château sont des vues de deltas nigérians altérés par les fuites des pipelines, de cours de rivières états-uniennes également polluées par les déversements d’on ne sait quels produits, de gigantesques mines à ciel ouvert d’un peu partout dans le monde. La saturation de la couleur crée une imagerie inédite difficile à définir tant elle pourrait être apparentée à la peinture la plus abstraite, expressionniste ou même mondrianesque. L’artiste sait parfaitement exploiter cette base réelle pour en tirer des effets esthétiques hyper séduisants. Ce faisant, il provoque une sorte de malaise car la distanciation produite par la photographie efface la réalité de ces atteintes. La position de l’artiste est pourtant de vouloir sensibiliser le public aux dommages créés par l’homme du fait de la surexploitation des ressources naturelles. On retrouve le même dilemme chez Tania Mouraud. Consciente de la contradiction qu’il y a dans la diffusion de telles photos, elle avoue ressentir un sentiment d’attirance-répulsion face à cette « sublime » esthétique de l’horreur.
Dans un registre un peu différent de celui qui fait l’objet de la thématique majeure de cette édition de Chaumont Photo, Pascal Convert présente une nouvelle série qui renvoie cette fois aux dommages causés au patrimoine culturel de l’humanité. Dommages qui, d’une certaine manière, quand on considère l’impact qu’a pu provoquer la destruction par les Talibans des monumentales statues des Bouddhas de Bâmiyân, constituent un bouleversement en profondeur de la physionomie du site. Imaginez : à la place de ces colosses de plusieurs dizaines de mètres de haut, des cavités au moins aussi impressionnantes qui nous font signe de toute la hauteur de leur présence-absence… Le paysage troglodyte résultant de ce saccage a fait l’objet d’une reproduction spéciale par l’artiste, qui a réalisé une fresque spectaculaire de plusieurs mètres de large précédemment exposée au centre Pompidou. À Chaumont, Pascal Convert montre un extrait de cette fresque, qu’il place en vis-à-vis d’une série édifiante de vues prises à partir des innombrables « loges » qui parsèment « la montagne aux Bouddhas ». Le titre de cet ensemble, Les 1000 yeux de la falaise de Bâmiyân, renvoie à l’histoire de ce site bouddhiste plus que millénaire où vivait un millier de moines dans ces cellules creusées à même le grès de la falaise. Cette tentative de « réincarnation » d’un site naguère dédié à la retraite nous invite à nous projeter dans l’univers mental de ces religieux, que l’on imagine forcément dédié à la méditation face à la splendeur des cimes enneigées du Pamir, leur unique point de vue.
Les photos de Raymond Depardon forment un contrepoint apaisant aux propositions précédentes où le paysage « est envisagé dans toute la complexité d’une beauté meurtrie par l’action humaine », comme le décrit Chantal Colleu-Dumond, commissaire de Chaumont-Photo-sur-Loire 2021. Avec La ferme du Garet, le saut dans le passé de quelques décennies dans la ferme d’enfance du photographe, nous renvoie à un monde disparu à jamais, qui témoigne d’une absence de frontière entre les intérieurs, étables, écuries et dépendances, et les extérieurs, champs où paissent les vaches et rivière : une continuité du vivant qui semble à des années lumière de la mécanisation et de la division actuelles des tâches et des méthodes de l’agro-industrie. Quand Raymond Depardon revient, dans les années 1980, sur les lieux de son enfance, il ressent déjà l’abîme qui sépare le rythme trépidant de sa vie de citadin de celui, ralenti et pacifié, du monde rural. En 2021, lorsque nous contemplons ces photos, elles semblent presque relever de la préhistoire… Cette plongée dans la mémoire, certes doublée d’une dimension intime, nous en dit plus sur le devenir des paysages ruraux et de la ruralité que de longs discours socio-historiques.
Pour le duo Clark et Pougnaud, la tâche de réenchanter un imaginaire paysager sous l’emprise d’une noirceur diffuse semble presque insurmontable. On sent qu’il était important pour la curatrice de ne pas rester sur une impression de désolation et de revenir vers des cieux plus cléments. Comme un contrepoint absolu à l’enfer supposé d’un environnement assombri par de multiples menaces, la série que présente le duo, tout simplement intitulée « Eden », projette quelques lueurs d’optimisme. Sont-ce les bienfaits d’une résidence prolongée en Charente au milieu d’un jardin, d’où ils tirent l’essentiel de leur inspiration récente, et de leurs motifs aussi bien végétaux qu’animaliers qui donnent cette sensation de légèreté et de ravissement à leurs compositions ? Il ne faudrait pas pour autant qualifier ces saynètes de naïves ni de béates. Elles témoignent au contraire d’une science certaine de la composition et d’une réelle sophistication dans le rendu, signant de la part des deux artistes une grande connaissance de l’histoire de la peinture, de laquelle les références abondent. Pour savoir d’où provient le sentiment d’harmonie qui émane de leurs photos, il faut plutôt chercher du côté d’une proximité avec un jardin qui semble tout simplement les rendre heureux. S’il fallait n’en retenir qu’un, serait-ce le message qu’il faut garder de l’ensemble de cette proposition de Chaumont : sachons préserver notre jardin ?
Image en une : Tania Mouraud, Borderland 0721T, 2010. 110 x 165,31cm. Digigraphie. Collection de l’artiste. Édition : 3 + 2 EA © Tania Mouraud, Adagp, Paris, 2021
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- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris), Conspiracy of Asses,
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