Chloé Delarue, Ludovic Sauvage
Chloé Delarue, TAFAA, THE CENTURY OF THE SNITCH, 8.02—26.07.2020
Ludovic Sauvage, Corporate Poetry, 8.02—7.06.2020
Villa du Parc, Annemasse
Deux artistes trentenaires qui auraient pu se rencontrer durant leurs cursus en école d’art —pensons à la Villa Arson par où ils sont tous deux passés — sont réunis ici, dans une autre Villa, par l’intermédiaire d’œuvres qui se font écho et se ressemblent sans se ressembler. Voilà la première impression que produit cette double exposition dont pourtant les espaces sont bien distincts, spatialement et visuellement : Chloé Delarue dans les étages assombris par des fenêtres aux vitres teintées mais illuminés aux néons (ceux des œuvres elles-mêmes) ; Ludovic Sauvage dans la véranda ouvrant sur le soleil et le parc au rez-de-chaussée ; l’une présentant des installations sculpturales tandis que l’autre, même si c’est au sein d’éléments en volume, travaille sur l’image. Chacun poursuit dans la voie qu’il s’est choisie. Pourquoi alors cet air de famille entre eux ? Y aurait-il quelque chose de générationnel dans cette exposition ?
Chloé Delarue a réalisé pour l’événement des pièces qu’elle rattache à un plus vaste projet mené depuis quelques années, TAFAA (Toward a Fully Automated Appearance), une sorte de monde fictionnel post-technologique qui rappelle par certains aspects, notamment le bricolage avec des processeurs, des fibres et des entrelacements de câbles, le techno-artisanat prôné comme solution post-apocalypse chez Philip K. Dick. Évoquant la chute, de nombreuses sculptures sont suspendues et leurs formes se dessinent par la force d’attraction de leur propre poids, dans la lignée de sculptures d’Eva Hesse. D’ailleurs, comme elle, Chloé Delarue utilise souvent le latex, matière métaphoriquement organique et sensuelle, avec sa couleur trouble, son odeur de plastique fin, sa sonorité potentielle. Une petite salle de la Villa est même occupée par une installation faite de morceaux de latex étendus sur des poutrelles, tels des peaux d’animaux dépecés, voire des mues de serpent, qui sont en réalité des moulages de pneus aux différents reliefs. L’analogie entre le biologique et le mécanique laisse imaginer un discours sur les restes d’êtres hybrides, rappelant encore K. Dick, mais cette fois-ci plutôt les animaux de synthèse de Blade Runner. De même, d’autres pièces exhibant par des jeux de transparence les composantes électroniques d’ordinateurs, d’écrans, renvoient à l’idée du dépeçage appliqué aux machines.
Avec cette exploration de l’univers de Chloé Delarue, on semble bien loin de la dominante solaire du travail de Ludovic Sauvage, que l’on perçoit y compris dans ses paysages nocturnes. Dans la véranda à l’entrée de la Villa, soit presque au grand air, l’artiste a aménagé un espace bleu vif comme un jour de beau temps, dans lequel une série de quatre mini-stèles noires portent une image. Entre le rappel des monolithes de 2001 l’Odyssée de l’espace et une réduction de Times Square, cet ensemble évoque une apparition, la vitesse de la lumière rendue sensible, avec toutefois une connotation vintage due à l’iconographie des images choisies par l’artiste.
Comme souvent dans son travail, ce sont des images trouvées dans des magazines, des publicités, des images de pacotille donc, auxquelles l’artiste parvient à procurer un mystère presque métaphysique. Telles qu’il les isole, découpe, travaille, ici en les imprimant sur du métal, ce qui leur donne des allures de petits caissons lumineux rétroéclairés à la Jeff Wall, elles deviennent des énigmes. Chacune se différencie des autres, par son style, sa couleur ou son cadrage : deux mains tenant la poignée d’un store sont-elles issues d’un mode d’emploi commercial ou d’un protocole d’art conceptuel ? Une voiture dans un désert de western au coucher du soleil est-elle une simple publicité pour une marque de pellicule photo ou un détail d’une pochette de disque ? En noir et blanc, un verre rempli d’éléments minéraux est-il tiré d’un document scientifique ou serait-ce un photomontage post-surréaliste ? Un intérieur de voiture bleuté, plus qu’un vieux prospectus, ne serait-il pas un photogramme tiré d’un film mythique ? Peut-être faut-il comprendre à travers ce va-et-vient dans l’appréhension de ce que représentent les images, dans les transformations que leur fait subir Ludovic Sauvage, le titre de Corporate Poetry, oxymore qui fait fusionner le kitsch de la culture d’entreprise avec une rêverie esthétique ?
L’air de famille entre les deux artistes repose sans doute lui-même dans cette zone où sont rassemblés des éléments hétérogènes de la culture contemporaine et dans cette manière de s’approprier pour les faire fusionner des références qui sont à la fois celles du monde qui nous entoure mais aussi celles qui circulent à un moment donné, par exemple les références à la science-fiction ou à tout autre imaginaire qui explore le réel par le biais de la fantaisie. Le rapprochement des œuvres de Chloé Delarue et de Ludovic Sauvage invite à caractériser ainsi l’art de cette génération d’artistes.
Image en une : Ludovic Sauvage, Corporate Poetry, Villa du Parc. Photo: Aurélien Mole
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- Du même auteur : Wael Shawky - Dry culture Wet culture, Defiant Muses, Un énoncé surpris par hasard, Lytle Shaw, Pierre Ardouvin, Nathaniel Mellors,
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