Collections photographiques
Entretien avec Sarah Chanteux et Claire Maurer-Montauzé du musée de La Roche-sur-Yon ; Lilian Froger du musée d’art et d’archéologie d’Aurillac et Muriel Enjalran du CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France à Douchy-les-Mines
Au cours des années 1980, dans différentes villes de France, des institutions, portées par des collectivités ou des municipalités, ont eu le désir de constituer des fonds photographiques, pressentant qu’il s’agissait là d’un médium aux multiples qualités. Relativement facile à transporter, de moindre coût comparé aux prix sur le marché de la peinture ou de la sculpture, la photographie s’est alors imposée comme un véritable outil contemporain d’éducation à l’image. Toutefois, ses difficultés de conservation et d’exposition font que ces fonds sont souvent mal connus car les tirages sont présentés ou prêtés par roulement, de manière parfois très espacée dans le temps. Il m’a semblé important de valoriser trois de ces collections, constituées dans des contextes très différents et comportant des ensembles d’images de grande qualité. Sarah Chanteux et Claire Maurer-Montauzé, respectivement chargée des collections et directrice du musée de la Roche-sur-Yon, Lilian Froger, chargé des collections contemporaines du musée d’art et d’archéologie d’Aurillac, et Muriel Enjalran, directrice du CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France à Douchy-les-Mines ont accepté d’évoquer les collections dont elles et il ont la charge. Leurs témoignages sont précieux dans la compréhension des politiques d’acquisition, dans l’histoire générale du goût lié à l’image photographique, mais aussi dans l’histoire commerciale et institutionnelle de ce médium.
Pourriez-vous en quelques mots évoquer les débuts historiques de la collection photographique dont vous avez la charge ?
Sarah Chanteux et Claire Maurer-Montauzé : La collection du musée de La Roche-sur-Yon s’est constituée à partir de 1982-1983, lorsqu’Yves-Michel Bernard est devenu conservateur. À l’époque, la municipalité a eu envie de faire en sorte que le musée se tourne davantage vers la création contemporaine, tout en se distinguant des musées les plus proches (Cholet, Les Sables d’Olonne). La photographie, qui était un médium relativement nouveau dans les institutions, a fait immédiatement consensus. En 1986, l’arrivée d’Anne Dary, qui a coïncidé avec la présence d’une élue à la culture très volontariste dans le domaine de l’art contemporain, Jeannie Mazurelle, a fait prendre une orientation nettement liée à la photographie plasticienne. C’est grâce à elles que de grands noms ont été achetés : Cindy Sherman, Andy Warhol, Andreas Gursky, Thomas Ruff, pour n’en citer que quelques-uns. Beaucoup de photographies ont été acquises dans des galeries prescriptrices en matière de photographie, comme Urbi et Orbi, Giovanna Minelli, Bama ou Claire Burrus. Aujourd’hui, nous avons environ deux-cents photographies ou ensembles de photographies inventoriés : cela peut paraître modeste, mais le fonds est d’une immense qualité, et très régulièrement prêté.
Lilian Froger : Au début des années 1980, la Ville d’Aurillac a fait l’acquisition de deux fonds photographiques, tout d’abord celui d’Albert Monier (1915-1998), originaire du Cantal, puis celui de la famille Parry, active à Aurillac de 1885 à 1970. Le musée a alors décidé de s’orienter vers la photographie, à partir de cette impulsion. C’était aussi un moment où le ministère de la Culture cherchait à mettre en avant la photographie, et plusieurs pôles régionaux ont ainsi été valorisés au tournant des années 1980, comme la galerie du Château d’eau à Toulouse ou la Fondation nationale de la photographie à Lyon. Une association locale d’Aurillac, La Sellerie, qui émanait de la mairie, a ouvert un lieu d’exposition, un espace de documentation et un atelier de pratique de la photographie amateur. Au musée, les acquisitions ont débuté en 1984, avec des budgets importants, ce d’autant plus que le marché de la photographie n’avait rien à voir avec ce qu’il est devenu. L’essentiel de la collection date d’avant 1990 : en cinq ans, la conservatrice Annie Philippon a fait acheter plus de trois-cents tirages de photographes plasticiens, à différentes galeries : Zabriskie, Agathe Gaillard, Michèle Chomette, Viviane Esders, Le Réverbère ou encore Claire Burrus. Aujourd’hui, on dénombre environ huit-cents tirages.
Muriel Enjalran : Notre collection, née au début des années 1980, est un peu particulière : il s’agit en effet d’un fonds constitué par un centre d’art contemporain qui n’a pas vocation au départ à faire collection. Elle a une dimension publique et nationale en raison de son ampleur – pas moins de neuf-mille tirages – mais son statut demeure privé, appartenant à l’association du CRP/. Notre fonds est très riche et diversifié, reflétant l’histoire du territoire avec un ancrage local hérité du photo-club amateur de l’entreprise Usinor à Denain. La photographie vernaculaire de ce photo-club n’occupe pourtant qu’une place restreinte au sein de la collection, tout comme le fonds documentaire d’Usinor, composé d’une centaine de photographies. L’essentiel de notre collection dédiée à la photographie d’artistes contemporains s’est constitué à partir de dons mais aussi de commandes liées au territoire, comme la mission Transmanche autour des travaux du percement du tunnel sous la Manche. Une partie du fonds du CRP/ est dévolue à son artothèque pour laquelle le centre d’art se voit doter par le ministère de la Culture de moyens dédiés en 1984 afin de lancer une campagne d’achats.
Quelles sont les orientations spécifiques de vos collections ?
Sarah Chanteux et Claire Maurer-Montauzé : Anne Dary a souhaité que la collection puisse d’abord se constituer autour d’artistes et non par le biais du photojournalisme ou même de la photographie historique documentaire. À de nombreuses reprises, les acquisitions ont été liées à des expositions, comme pour Georges Rousse ou Boyd Webb. En 2005, lorsqu’Hélène Jagot a été nommée directrice, à la suite de Christelle Rochette, les acquisitions ont connu une nouvelle envolée. Le nombre de tirages de la collection a doublé pendant son mandat. Aujourd’hui, nos axes d’acquisition sont doubles : l’orientation historique est vraiment liée au paysage et au corps – avec des artistes comme Hamish Fulton, Barbara et Michael Leisgen, Paul-Armand Gette – mais aussi aux mythologies personnelles, d’où la présence d’œuvres de Sophie Calle, Annette Messager ou Christian Boltanski. Plus récemment, nous avons décidé de mettre en avant les liens entre photographie plasticienne et histoire de l’art, notamment picturale. Nous avons ainsi acquis des tirages d’Elina Brotherus, Anne-Lise Broyer, Ellen Kooi ou tout récemment Manuela Marques.
Lilian Froger : La grande originalité de notre collection, c’est la présence de la photographie couleur, et ce dès le début des acquisitions. Annie Philippon a pris la suite de ce qui se passait à l’époque aux États-Unis où l’on commençait à voir dans les institutions le travail de Stephen Shore ou de William Eggleston. En France, et même en Europe, c’était très nouveau ; la collection est sans doute une des premières collections de photographie couleur française, si ce n’est européenne. Conseillée par Jean-Claude Lemagny, alors responsable des collections photographiques de la Bibliothèque nationale de France, Annie Philippon a également fait confiance aux artistes pour découvrir de nouveaux photographes. Elle a fait acheter des séries ou des ensembles d’images de John Batho, Luigi Ghirri, Helen Levitt, William Eggleston, Daniel Boudinet, Ouka Leele, Bernard Faucon, Alain Fleischer… Le fonds est très riche, avec des grands noms de la photographie couleur, et d’autres qui demeurent encore à redécouvrir.
Muriel Enjalran : Notre collection a plusieurs orientations : il y a d’abord un ancrage territorial fort avec des photographies évoquant l’activité minière, la sidérurgie, le monde industriel et post-industriel dans une région qui voit ses paysages changer et ses activités muter entre les années 1980 et 1990. Ensuite, un axe important de la collection a été consacré au portrait. Une partie de notre fonds est dédiée à l’artothèque, la première en France uniquement photographique, créée en 1985. On y trouve les tenants de la photographie humaniste avec des tirages de Robert Doisneau, Edouard Boubat ou encore Willy Ronis. Le fonds artothèque est important, avec à peu près cinq-cents œuvres au prêt qui, tout comme la collection, reflètent l’histoire du centre d’art et de ses invitations aux artistes à venir produire des œuvres souvent en lien avec des enjeux du territoire. Enfin, la question du paysage a été prédominante, incarnée notamment par la mission photographique Transmanche initiée par le fondateur du CRP/, Pierre Devin, et qui a duré de 1988 à 2005. C’est à cette occasion que de grands auteurs et autrices comme Bernard Plossu, Martin Parr, Josef Koudelka, Françoise Nuñez ou Lewis Baltz ont été invités au centre et ont enrichi la collection de leurs séries. La collection s’est constituée avec des ensembles d’artistes aujourd’hui majeurs comme Peter Downsbrough, Mimmo Jodice, Gabriele Basilico, Mario Giacomelli, Anthony Haughey, Claire Chevrier, Laura Henno, Marie-José Burki…
Pour des raisons évidentes de conservation, il est très complexe de montrer en permanence des collections photographiques. Comment réussissez-vous à les valoriser dans vos lieux respectifs, et comment envisagez-vous les prochaines années ?
Sarah Chanteux et Claire Maurer-Montauzé : La ville de La Roche-sur-Yon a désiré créer un pôle photographique important et nous ne sommes pas le seul service municipal à conserver des tirages : l’artothèque de la ville, créée en 1998, possède également une belle collection, complémentaire de la nôtre. Le musée est actuellement fermé et, dans les nouveaux espaces qui devraient ouvrir prochainement, nous avons décidé tout d’abord de continuer à présenter des expositions photographiques mais aussi intégrer notre collection au sein des collections permanentes, plutôt en contrepoint des œuvres anciennes en raison de la conservation qui nous impose de ne pas trop exposer les tirages. En 2016, nous avons fait publier un catalogue exhaustif de la collection et nous prêtons beaucoup nos œuvres photographiques aux institutions. Cela nous attriste de nous rendre compte que notre fonds est plus connu des spécialistes que du grand public, en raison des contraintes liées au médium, mais cela devrait être un peu différent avec le nouveau musée, bien entendu.
Lilian Froger : Il y a toujours eu, au musée d’Aurillac, une exposition photographique par an, et, même si les espaces sont parfois restreints pour présenter cette collection, notre public régulier a une véritable attente vis-à-vis de celle-ci. L’identité du musée est liée de façon très étroite à la photographie. En revanche, le fonds est très mal connu à l’extérieur d’Aurillac et nous n’avons quasiment pas eu d’emprunt d’œuvres photographiques depuis les années 1980. Mon poste a été créé il y a quelques mois pour mettre en avant cette collection, sous l’impulsion de la DRAC : mon premier chantier a été d’en réaliser un inventaire complet dans le but d’en faire publier un catalogue imprimé à paraître en 2021. L’été prochain, je souhaite également organiser une exposition sur la légitimation de la photographie couleur, notamment à partir de la collection du musée.
Muriel Enjalran : L’entreprise de revalorisation du fonds a commencé avant mon arrivée, avec le mandat de Pia Viewing, mais j’ai souhaité pour ma part remettre la collection au cœur de mon projet artistique de direction du centre d’art. Je consacre notamment dans notre galerie une exposition par an à la collection, en invitant des commissaires et des artistes à proposer de nouvelles lectures de ce fonds. En parallèle, dans le cadre de leur projets d’expositions au CRP/, j’invite également les artistes intéressés par les questions territoriales à se saisir de certains ensembles photographiques que nous conservons. Ils peuvent, s’ils le désirent, travailler avec ce fonds, comme l’a fait par exemple Clarisse Hahn en 2018 ou tout récemment Isabelle Le Minh avec le fonds Roland Lacoste documentant la vie d’Usinor. Malheureusement, notre espace ne nous permet de pas de présenter la collection de façon permanente et nous nous concentrons aujourd’hui sur l’immense travail d’inventaire : nous sommes actuellement à peu près à la moitié de ce travail. Le CRP/ a d’abord vocation à produire des expositions avant de gérer une collection, mais cette entreprise d’inventaire et de recherche autour de notre fonds est passionnante et enrichit le projet artistique et culturel du centre d’art. Nous faisons encore des découvertes incroyables : récemment, nous avons par exemple retrouvé une rare série de Sybille Bergemann, Das Denkmal, que nous sommes les seuls à posséder en France. C’est une collection singulière mais d’une grande richesse, historique comme artistique.
Image en une : Sibylle Bergemann, Das Denkmal (The Monument),collection CRP/Douchy-les-Mines © Estate Sibylle Bergemann, Ostkreuz.
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- Du même auteur : L’art dans les chapelles, 27e édition, Art on paper, Anne-Charlotte Finel,
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