Contre-vents
Solidarités ouvrières, étudiantes et paysannes dans l’Ouest de la France : une généalogie, Le Grand Café, centre d’art contemporain d’intérêt national, Saint-Nazaire, 26.05 – 29.09.2019
Invité par Le Grand Café à réaliser trois expositions de fin 2018 à l’été 2020, Guillaume Désanges en a intitulé le cycle : Généalogies fictives. Les expositions prennent la forme de filiations dans le temps et l’espace, à partir d’enquêtes de terrain, envisageant les objets et les idées comme des mises en écho pour construire des récits. Après avoir invité le duo mountaincutters dans l’exposition « Spolia[1] » en 2018, il présente « Contre-Vents » pour laquelle il porte un intérêt particulier au territoire de Saint-Nazaire et de l’Ouest de la France. Il a vu dans cette invitation l’occasion de proposer à François Piron de travailler avec lui en tant que co-commissaire afin de prolonger la réflexion et le travail initiés lors de leur exposition à la Maison Rouge en 2017 intitulée « L’esprit français, Contre-cultures 1969-1989[2] ». À la recherche d’affinités et de filiations, ils tentaient d’y dresser le portrait de « l’esprit français » contestataire. Coutumier de cette approche, mélangeant sources et documents autour de formes militantes, Guillaume Désanges avait déjà présenté une exposition semblable en 2015 au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis.
En développant cette expérience à Saint-Nazaire, les deux commissaires cherchent à « déparisianiser » la réflexion en présentant les mouvements culturels et alternatifs dans l’ouest de la France depuis 1968. Usant d’une même méthodologie, se refusant à l’exhaustivité et à partir d’intuitions, la démarche est semblable à celle d’un artiste qui mettrait en relation les objets et les récits, faisant se juxtaposer les images pour construire une fiction.
Portant sur les luttes rurales depuis l’écho de mai 68 jusqu’à la « Zone À Défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, cette exposition prend la forme d’un grand déballage de photographies, de textes, de vidéos, de coupures de journaux, de tracts ou encore d’affiches. Prenant le parti de la reproduction plutôt que de l’original, la plupart sont des fac-similés réalisés à l’aide d’un duplicateur riso présent dans l’espace documentaire du centre d’art. À l’entrée, la petite salle apparaît comme une introduction au propos. En toute sobriété et dans le noir, on y entrevoit les liens entre gestes artistiques et actions militantes. Sur un écran, un montage de trois films courts est projeté, présentant le portrait de travailleuses d’une usine de métallurgie près de Saint-Nazaire, des tracteurs dans les rues de Quimper et de Nantes en 1967 et 1968, ainsi que la voix d’Anjela Duval, poétesse et paysanne bretonne, révélant ainsi les trois grands chapitres de l’exposition : le monde paysan, le monde ouvrier et la lutte des femmes. Au mur, une affiche « Vous êtes en Bretagne, territoire occupé par l’État français », au sol un ancien porte-voix de la CGT.
Les deux autres salles sont conçues en rhizome : un ensemble de fils tendus dans l’espace entre les poutres et des portes métalliques servent d’ouverture aux pièces ainsi formées. Les fils permettent d’y suspendre les archives et les fac-similés et de jouer de juxtapositions entre les éléments pour créer de nouveaux sens, de nouvelles lectures. Une bande-son réalisée par Dominique Petitgand habille l’ensemble. L’artiste qui, depuis 1992 compose des pièces sonores dans lesquelles voix, bruits, silences et atmosphères musicales se lient, a conçu cette œuvre intitulée La Question est posée à partir de nombreuses archives afin de proposer un récit poétique et anachronique. À travers les huit haut-parleurs disposés dans tout l’espace, on entend des passages de films d’Armand Gatti, de Jean-Louis Le Tacon ou de Carole Roussopoulos ainsi que des extraits de chansons : un véritable condensé de l’exposition qui accompagne le visiteur dans sa découverte des différents éléments.
L’exposition se présente comme une thèse, composée de chapitres mais dont on peut regretter le manque de problématique. Si un choix a été fait dans les objets et les faits présentés, l’exposition apparaît davantage comme un ensemble de recherches préliminaires présentées de manière didactique. Le titre de chacun des chapitres ainsi que leurs introductions sont présentés sur papier kraft. Balayant les champs de la création, cette cartographie est un véritable voyage qui débute dans l’ouest de 1968 où paysan·e·s, ouvrièr·e·s et étudiant·e·s se rassemblent dans la lutte, notamment pendant l’épisode éphémère de la « Commune de Nantes » où cette solidarité entre monde prolétaire, paysan et étudiant sera la plus concrète. La suite de l’exposition met à jour la ténacité et la solidarité dans les luttes. Le film Voici la Colère bretonne (1972)de Jean-Louis Le Tacon pour le collectif Torr E Benn témoigne de la grève du Joint Français, emblématique par sa durée et par ses actions de solidarité : des paysans assurent le ravitaillement alors que des ouvriers de toute la Bretagne se cotisent en soutien à la grève. Deux écrans cathodiques sur socles blancs diffusent Les Travailleuses de la mer (1985) de Carole Roussopoulos et C’est tout pour nous et vous (1974) du collectif Cent Fleurs. Dans la première vidéo, la réalisatrice filme des femmes fileteuses et trieuses de poissons dans le port de pêche de Lorient qui s’expriment sur leurs conditions de travail et leur manque de statut professionnel. La seconde vidéo est composée de formes de théâtre de rue d’une fête organisée par les ouvriers des abattoirs de poulets doux à Pédernec le premier mai 1974, et d’images de la grève de Cerisay en Vendée pendant laquelle des chemisières grévistes pratiquent l’autogestion et scandent : « Sans chef et sans patron, vive les ouvrières ; Sans chef et sans patron, vive l’autogestion ». Les femmes combatives se manifestent également dans le film de René Vautier, Quand les femmes ont pris la colère (1977), qui suit un groupe de femmes d’ouvriers d’une usine métallurgique de Couëron poursuivies pour avoir envahi le bureau du directeur afin d’obtenir les revendications de leurs conjoints.
La plus grande partie de l’exposition est consacrée à Ces canards qui volaient contre le vent d’Armand Gatti, ensemble d’événements organisés entre 1976 et 1977 à Saint-Nazaire. Au cœur de l’exposition composée de très belles affiches sérigraphiées mais également de vidéos et de photographies, ce projet apparaît emblématique d’une fusion entre la grande histoire et la réalité locale. En débarquant en ville avec sa tribu, le metteur en scène cherchait à travailler autour de la question de l’internement psychiatrique des dissidents soviétiques en URSS. Ce programme subversif prenant la forme de pièces de théâtre, d’ateliers d’écriture, de débats, d’actions dans les écoles et les IUT, dans les chantiers navals et avec des groupes de paysans, restera dans les mémoires des témoins et participant·e·s. Pour clore le parcours du rez-de-chaussée, deux projecteurs de diapositives présentent sur deux écrans tendus une œuvre de Bruno Serralongue. En résidence en 2003 aux Ateliers du Frac des Pays de la Loire à Carquefou, l’artiste partit à la découverte de tout ce qui tissait ce territoire : des manifestations des intermittent du spectacle entre Nantes et Saint-Nazaire, des fêtes populaires, des estivants en vacances, ainsi que le procès mis en œuvre par la CGT d’une entreprise, sous-traitant des Chantiers de l’Atlantique, ayant abandonné une quarantaine d’ouvriers indiens sans ressources, ni billets de retour après avoir fait faillite. Comme à son habitude, le photographe cadre ici les à-côtés des événements publics et des luttes sociales et politiques.
Un fragment de l’exposition présente un échange réalisé avec le lycée expérimental de la ville, situé à quelques mètres du Grand Café — expérimentation éducative unique en France initiée par Gabriel Cohn-Bendit en 1981 alors qu’il interpellait le ministre de l’Éducation Nationale Alain Savary dans Libération pour la création d’établissements alternatifs ouverts aux élèves inadaptés au système. Inauguré en 1982, le lycée expérimental qui perdure depuis plus de 30 ans est aujourd’hui menacé.
À l’étage, une grande frise chronologique accueille le visiteur avec, en son centre, une affiche du deuxième festival du cinéma des minorités nationales de Douarnenez : « Nations indiennes et peuples bretons ». Par la suite, la recherche se concentre sur les luttes paysannes, débutant lors de la publication en 1970 de l’ouvrage de Bernard Lambert Les Paysans dans la lutte des classes qui déclenchera la fondation du mouvement « Paysans Travailleurs » et la « marche au Larzac » en août 1973, plus grand rassemblement antimilitariste en Europe. De cet événement restent les traces du travail des cinéastes Torr E Benn impliqués à l’époque dans divers conflits de lutte contre des propriétaires fonciers. Les différents enjeux, dans les années 60 et 70, d’une révolution sociale et identitaire en Bretagne passent aussi par un attachement écologique au territoire. La Bretagne « assiégée » est défigurée par la faute des logiques économiques : les marées noires s’abattent sur le territoire et l’industrialisation intensive des cultures et de l’élevage provoque la pollution massive des rivières et du littoral.
Impossible de clore cette énumération des luttes paysannes de l’Ouest sans évoquer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Comme le rappelle le texte introductif à ce chapitre, « l’ensemble des luttes paysannes, ouvrières, environnementales, anti autoritaires et autogestionnaires semble converger vers cette commune où un projet d’aéroport est envisagé dès le milieu des années 1960 et pour lequel les paysans doivent vendre leurs terres pour créer une ‘‘ Zone d’Aménagement Différé ’’ ». Après la riposte aux expropriations, le projet est enterré pendant près de vingt ans avant d’être relancé à la fin des années 2000, suscitant un nouveau mouvement de résistance et des solidarités dans le monde entier. Le jeu de société collaboratif « Zone A Défendre », créé bénévolement en 2013 pour venir en soutien à la lutte et rassemblant des photographies de lieux de vie détruits en 2018 et des affiches des différents événements qui s’y sont déroulés, est présenté dans un environnement composé de palettes et de coussins qui invitent à s’y installer ; l’ensemble a été réalisé avec des habitants de la ZAD qui réussissent à impulser un espace de liberté en rupture avec le reste de l’exposition. Au fond, une cagette accueille des dépliants pour La Terre en commun[3], le fonds de dotation créé suite à l’abandon du projet d’aéroport pour transformer ce territoire en propriété collective au service du commun.
Les commissaires, se
refusant à un hypothétique essentialisme contestataire régional, démontrent
néanmoins les conditions spécifiques d’émergence des solidarités dans la région
depuis 1968. À la manière d’une investigation policière, ces fils tendus entre
les objets et les idées révèlent toute l’ampleur d’une convergence des luttes.
Cette présentation fige cependant les résistances dans un passé révolu, alors
que certaines ne font que commencer. Si l’on peut regretter le peu d’artistes
actuels présentés, la surabondance de documents amoindrissant la profondeur des
contestations, ainsi que des commissaires d’exposition quelque peu parachutés
sur le territoire, l’exposition parvient toutefois à réhabiliter des formes
culturelles et artistiques partie prenantes des événements, voire directement
militantes, et à rétablir les formes contestataires régionales dans le cours de
l’histoire.
[1] « Spolia », un projet de Guillaume Désanges et mountaincutters, du 13 octobre 2018 au 6 janvier 2019 au Grand Café.
[2] « L’esprit français, Contre-cultures, 1969-1989 », La maison rouge – fondation Antoine de Galbert, Paris, du 24 février au 21 mai 2017.
Image en une : Vue de l’exposition. Photo : Marc Domage.
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- Du même auteur : Delphine Reist, Bertille Bak, Katia Kameli,
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