Daphné Le Sergent
Silver memories, le désir des choses rares
CPIF, Pontault-Combault, 24.03-18.07.2021
Daphné Le Sergent (née en 1975 en Corée du Sud, vit et travaille à Paris) étudie la photographie argentique. Son travail artistique croise photographie, vidéo, dessin et installation pour mieux construire des récits parallèles en rapprochant de manière inédite des époques, des lieux et des pratiques qui, de prime abord, n’ont pas beaucoup en commun. Au Centre photographique d’Ile-de-France (Cpif) à Pontault-Combault, elle met le médium en relation avec l’extraction minière de l’argent et fait remonter son origine non pas à l’invention de l’héliographie par Nicéphore Niépce en 1824, mais au moment de la découverte des Amériques avec la mainmise des européens sur les territoires actuels du Mexique et de la Bolivie qui comptent de nombreuses mines d’argent dont le fameux site du Potosi, situé alors dans la vice-royauté du Pérou, qui livre la majeure partie de l’argent expédié en Espagne depuis l’Amérique latine.
En guise d’introduction, un faux codex maya, le « Codex de 2031 », inspiré de celui conservé à Dresde, est installé dans l’espace d’accueil du Cpif, sur le mur qui fait face à l’entrée des visiteurs. Il annonce la fin du minerai d’argent, indispensable à la photographie argentique, pour 2031. Opérant une mise en abîme de la civilisation occidentale, cette disparition répond à la destruction des codex mésoaméricains par les européens – seuls quatre subsistent dans le monde –, ayant entrainé la perte d’une grande partie de leur mémoire culturelle. C’est donc à une histoire alternative de la photographie que nous convie l’artiste, une histoire qui, à travers ce postulat de départ, oblige à considérer la photographie argentique non plus seulement comme une image mais également comme un objet au regard de sa matière première.
Le parcours débute avec la vidéo « Voyage dans nos Indes intérieures » qui fait le récit de la traversée des Européens vers l’Amérique. L’artiste travaille la bande son à partir d’une structure rythmique amérindienne inspirée d’une mélopée Kali’na1, reprise en tamoul par une chanteuse indienne, le voyage vers l’ouest devant permettre de découvrir une nouvelle route vers les Indes. Sous-titré « Carnet vidéographique de l’exploration des couches profondes du moi », il se transforme imperceptiblement en quête intérieure, une exploration introspective envisagée comme celle d’une terre inconnue, « dans les couches profondes du moi : couche extérieure du moi, en interface avec des modes de vie occidentalisés et des flux globaux ; couche intermédiaire du moi dans le regard focal et la force de désignation ; couche profonde avec la vision périphérique et les sensations internes2 ». La pièce interroge le contraste entre la ligne cartographique, droite et continue, et la ligne Kali’na discontinue, le monde amérindien étant beaucoup plus lié au sensible, à la synesthésie. L’artiste invite à considérer la photographie par le biais de ces flux intercontinentaux.
Occupant la position centrale dans la nef du Cpif, l’installation « Silver halide grains » (2019) place le visiteur dans la position du chercheur d’or. Elle réunit des tirages montrant différentes vues d’une rivière parsemée de rochers en contrebas d’un torrent. Présentés sur des lutrins positionnés à trente centimètres du sol, ils contraignent le visiteur à se pencher dessus afin d’y desseller des grains d’halogénure d’argent, dans un geste proche de celui de l’orpailleur. Si la prospection de l’argent se fait dans des mines et non des rivières, la pièce permet à Delphine Le Sergent de suggérer au visiteur l’attitude physique du corps portant le regard, ainsi que sa quête, également déléguée au spectateur invité à chercher les traces du minerai dans les tirages. Le bruit d’une chute d’eau entrecoupé par celui d’un déclencheur d’appareil photo compose la bande sonore. Une douzaine de poutres de bois déposées au sol et espacées chacune d’environ soixante-dix centimètres, entravent le déplacement et participent un peu plus à la mise en condition du visiteur.
Empruntant son titre à un poème de Gérard de Nerval, le diptyque vidéo « Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron », donne à voir, à travers trois calques, trois qualités de grains, l’eau et un vol d’étourneaux.
L’artiste envisage la possibilité de créer des photographies à partir de l’or, en remplacement de l’argent. Ce procédé avait été inventé par un brésilien contemporain de Niépce que l’Europe a préféré ignorer. Aujourd’hui peut être ferions nous face aux réminiscences d’une photographie « ortique » plutôt qu’argentique. Le geste de l’orpailleur tamisant les fonds sablonneux de la rivière n’est pas s’en rappeler celui du photographe dans la chambre noire, lorsque l’image apparaît dans le bain révélateur. Le cours de l’argent explose en bourse à partir de 2009. Il est matérialisé par une courbe continue qui dessine alors la forme d’une montagne d’argent. JP Morgan a constitué ces dernières années le plus grand stock de métal d’argent de l’histoire. La banque privée est le premier partenaire de la foire Paris Photo et détient une importante collection d’art dominée par la photographie.
Barthes dans la « chambre claire » parle de la photographie comme de « ce qui a été ». Delphine Le Sergent met au point une technique de photo dessin – transfert photographique, graphite et mine de plomb sur tirage lambda –, inventé afin que le dessin prenne le relais de l’argent si celui-ci venait véritablement à disparaître. Dans les sept diptyques de la « certitude de la mémoire », des veines d’argent se confondent avec celles d’un œil.
L’exposition « Silver memories, le désir des choses rares » est le fruit des recherches menées par Daphné Le Sergent depuis 2018 à l’occasion des trois résidences effectuées au centre d’art et de recherche guyanais, le CARMA. Elle aborde autant l’histoire de la photographie que l’exploration de l’Amérique et des données3. Le corpus d’œuvres réuni par l’artiste permet de distinguer un modèle culturel extractiviste dans lequel s’inscrit le visiteur transformé peu à peu, presque malgré lui, en orpailleur. Ce modèle est aujourd’hui réaffirmé, dans un étonnant parallèle, par la ruée vers les data, nouvel Eldorado dont les algorithmes, ironie du sort, gèrent désormais l’activité minière. « Repérer la matière première derrière la représentation, c’est non seulement envisager nos images dans le lointain écho d’une économie mais aussi questionner la façon dont le regard circule à la surface de ces matérialités4 » précise Delphine Le Sergent qui compose ici une autre histoire de la photographie, à la fois esthétique, politique, économique, écologique. Le « Codex de 2031 » se termine ainsi : « Ce sera la fin de l’argent puisé à nos montagnes. Résonneront les tambours, Tinteront les grelots. Ce sera la fin de l’image argentique. La mémoire s’éteindra sans autre geste de colère5 ». Au cheminement physique dans lequel s’est engagé le visiteur répond un cheminement mental faisant écho à la (re)construction du regard.
- Amérindiens de Guyane et du Suriname.
- Texte de Daphné Le Sergent accompagnant la présentation de « Voyage dans nos Indes intérieures » sur son site internet, https://daphnelesergent.com/Voyages-dans-nos-indes-interieures Consulté le 19 juin 2021.
- « Le data mining ou la fouille de données regroupe l’ensemble des techniques capables d’extraire de la connaissance à partir des données pour aider à la décision […] Apparue en 1989 lors du premier Workshop Knowledge Discovery in Databases, l’expression renvoie directement à la « recherche minière » : il s’agit de retrouver une pépite (de l’information) dans un gigantesque « gisement » de données […]. Les outils de data mining s’inscrivent dans la tradition de l’analyse statistique puis de l’intelligence artificielle […]. » Extrait de METAIS Elisabeth, « SYSTÈMES INFORMATIQUES – Systèmes d’aide à la décision », Encyclopædia Universalis
- Texte de présentation de « Silver Memories » sur le site internet de l’artiste, https://daphnelesergent.com/Silver-memories Consulté le 19 juin 2021.
- Dernières strophes du Codex de 2031, 2019. Imitation d’un codex maya. Le texte est traduit sous la forme de glyphes maya et en anglais. Travail en collaboration avec Jean-Michel Hoppan, épigraphiste, ingénieur d’étude au CNRS.
Image en une : Daphné Le Sergent, Voyage en nos Indes intérieures, photogramme, 2019, Courtesy de l’artiste
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- Du même auteur : Helen Mirra, Yona Friedman et Cécile Le Talec, Roman Signer, Angela Bulloch, Thomas Ruff,
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