Digital Gothic

par Pedro Morais

Synagogue de Delme°, 22.06 – 29.09.2019

Au moment même où le monde de l’art semble se concentrer sur des remises en question structurelles —mécénat toxique, rémunération des artistes, économie durable des expositions, facteurs d’exclusion intersectionnels (genre, classe, race) — le débat esthétique paraît presque suspect. Si la prise de conscience subite mais productive des cadres de privilège dans lesquels s’inscrit l’art peut conduire à jeter l’opprobre sur des critères esthétiques considérés comme invérifiables et excluants ou confirmant les soupçons de complicité endogamique, est-il vraiment possible d’interrompre le débat esthétique ? Le débat structurel affecte, certes, non seulement les conditions de production de l’art, ses cadres discursifs, mais aussi la réévaluation d’esthétiques hors du canon linéaire : un cas paradigmatique concerne l’art minimal et post-conceptuel, revitalisé dans les années 2000 et maintenant frappé par le débat féministe et décolonial, provoquant l’éloignement d’une génération d’artistes qui se passionne pour la peinture figurative, les pratiques artisanales ou la permaculture.

David Rappeneau, Untitled, 2017, acrylique, stylo à bille, crayons, fusain sur papier, 61 x 43,5 cm, courtesy de l’artiste et Queer Thoughts, New York. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

C’est dans ce contexte que, pour introduire un dossier sur la « Discrimination », Sabeth Buchmann et Isabelle Graw créaient la surprise en retournant la question1. Face à la vague de curating en quête de méthodologies inclusives et avide d’artistes longtemps tenus à la marge, les deux historiennes de l’art rappelaient un paradoxe coriace : tout jugement critique ­— et, par conséquent l’activité de critique d’art et de curateur — est intrinsèquement un acte de discrimination. Réaffirmant leur position tenue face à Rosalind Krauss lors du célèbre colloque sur la querelle des méthodes2, Buchmann et Graw posent qu’il est possible de tenir simultanément l’analyse formelle des œuvres et la réflexion sur les discriminations portée par la « politique des identités ».

Viktor Timofeev, 4.5/5.5, 2016. Impressions digitales sur PVC, découpes à la main, dimensions variables, courtesy de l’artiste. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

Il reste que depuis l’art post-internet, accusé lui-même de duplicité avec l’esthétique néo-libérale depuis la Biennale de Berlin de 2016, les paradigmes esthétiques semblent se faire discrets. « Digital Gothic » est l’une des rares expositions de cette année à directement adresser la possibilité d’une articulation esthétique entre des artistes explorant des sujets qui traversent l’impact du capitalisme de données sur les affects et les subjectivités, les relations humain-machine et le transhumanisme, les régimes collectifs de croyance ou les nouvelles configurations du folklore. Ce qui frappe d’abord est, néanmoins, une tonalité sombre, réinterprétant une généalogie esthétique avec des ramifications dans le romantisme noir et le gothique. Pour le curateur Benoît Lamy de la Chapelle, ces courants étaient déjà, au XIXe siècle, une fiction fantasmée de l’époque médiévale en réponse au rationalisme dominant. Le phénomène se renouvellerait maintenant avec les « gothiques numériques », prolongeant l’imaginaire du cinéma giallo et des séries d’horreur, à l’ère où internet fait cohabiter une myriade de sous-genres musicaux et vestimentaires (du cybergoth au healthgoth).

Victoria Colmegna, Emo Tribal Squad Indumentaria, 2013, Mannequins, robes, courtesy de l’artiste. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

Il semblerait qu’après une génération post-internet employant les codes visuels de l’entreprise et la fluidité des écrans, ce filtre lisse soit en train de se briser pour laisser couler du sang et un parfum de putréfaction. Conscients des paradoxes du réseau (surveillance, fin de la vie privée, « fake news », dissémination de la fachosphère), ces artistes investissent les zones d’ombre du réseau et de l’industrie florissante du « bien être ». Il n’y a peut-être pas de hasard à ce qu’un certain nombre des artistes exposés ici soient issus des pays de l’Est européen ou de la célèbre Stadelschule de Francfort, foyers importants du débat post-internet. Si les artistes de ce courant jouaient d’une ambiguïté à s’approprier la culture mainstream selon des modalités identifiées par le curateur Toke Lykkeberg comme « post-critiques3 », désormais le scalp de la culture digitale a été arraché pour laisser voir des formes plus viscérales, ritualisées et sexuées.

Alfred Boman, Princess, 2019. Métal, fer, tissu, 170 x 170 x 50 cm, courtesy de l’artiste. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

Le soir de l’ouverture de l’exposition, le duo New Noveta, inspiré des sorcières-vampires du folklore albanais ou des femmes-démons Alukah (diabolisées comme des corps non-reproducteurs), hantait les couloirs et la scène de la Synagogue de sa performance vampirique tandis que l’Estonienne Maria Metsalu (membre du Young Boy Dancing Group) surgissait en morte-vivante d’une fontaine de sang, pour un rituel entre l’automate maléfique et le cyborg post-porn. Les tabous à briser ici concernent pourtant moins la sexualité que le malaise provoqué par des sujets religieux dans un milieu de l’art ultra-séculier. Clémence de la Tour du Pin expose une ceinture d’enfant de chœur au bout d’un corridor de rideaux emplis d’odeurs végétales et animales. De son côté, Alfred Boman suspend un ange déchu au cœur pailleté, à la fois proto-robot et chevalier inspiré de la littérature steampunk, annonciateur d’un mauvais présage. Car l’exposition refuse le positivisme sans pour autant sombrer dans le nihilisme.

Petros Moris, Time (and Death), 2019, détail. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

Quand deux artistes s’intéressent à la transformation des affects induits par les technologies, il est possible d’y observer les mutations du romantisme contemporain. Sur un faux site internet, Morag Keil mélange différents registres des réseaux sociaux pour restituer une fiction sur la destruction d’un couple selon le point de vue d’un avatar féministe tandis que les peintures de Zoe Barcza figurent des sujets amoureux dont les corps sont colonisés par les messageries internet et la difficulté paradoxale à se connecter. La peinture est aussi très présente, avec une inquiétante gargouille accompagnée de son double spectral (Jill Muleady), avec l’évocation d’un groupe de musique darkwave (Sopor Aeternus) par la tension masochiste provoquée par des lames de rasoir chez Nicolas Ceccaldi, ou avec les dessins anguleux de figures androgynes faisant cohabiter cathédrales gothiques et vêtements sportswear de David Rappeneau. Car, effectivement, à l’image des mannequins de Victoria Colmegna portant des t-shirts imprimés à Buenos Aires avec des tableaux de Füssli et des éléments de la culture fantasy, tout ici est affaire de transferts culturels, de naviguation entre les siècles et les géographies. À l’image d’une suite aux cultural studies qui serait moins portée par l’analyse de résistances des cultures minoritaires, à la manière de Stuart Hall, que par le regard de la philosophe Rosi Braidotti sur le post-humain refusant les binarismes — en premier lieu celui entre biologique et technologique. En ce sens, « Digital Gothics » est un laboratoire ténébreux pour corps en quête d’un érotisme modifié et d’autres imaginaires de révolte.

Maria Metsalu, Mademoiselle X, 2017-2019, performance. Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo: O.H. Dancy.

1 « The critique of art criticism », Texte zur Kunst nº113, dossier « Discrimination », mars 2019.

2 « Methodenstreit », symposium organisé par Texte zur Kunst à l’Humboldt-Universität, Berlin, 1997.

3 « The critique of critique & theories about conspiracy theories », DIS Magazine, mars 2014.

° Avec des œuvres de : Zoe Barcza, Alfred Boman, Nicolas Ceccaldi, Victoria Colmegna, Morag Keil, Clémence de La Tour du Pin, Maria Metsalu, Petros Moris, Jill Mulleady, New Noveta, David Rappeneau, Viktor Timofeev.

Image en une : New Noveta, Alukah Abad, 2019 (featuring Vindicatrix, avec création de Miranda Keys et costumes par Xenab Lone), performance dans le cadre de l’exposition Digital Gothic, CAC-La synagogue de Delme, 2019.
Photo: O.H. Dancy.


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