Dominique White
Les Cendres du Naufrage
Panorama – Friche la Belle de Mai, Marseille
12.03.2022 – 5.06.2022
Écartelé entre deux harpons aux manches d’acajou brisés et aux pointes rouillées, un amas de voiles déchirées dresse, dès l’entrée de l’exposition, le constat amer d’une émancipation toujours à réclamer (The Long Emancipation). Au milieu de fibres de raphia et de sisal amalgamées se devinent des bouées de pêche moulées tandis que le kaolin se répand en poudre sur le sol. La poussière blanche imprègne les pas des visiteur·euse·s, telle une injonction à ne pas rester indifférent·e, une intimation à ne rien oublier. Plus loin, les armes retiennent un corps fantomatique en voie de démantèlement. Il s’adresse à nous et nous pose cette question dans le titre : peut-on être connu·e sans être chassé·e1 ? En réponse, trois harpons traquent une cible inaccessible, pathétiques et insatiables (The Collapsed, The Overthrown, yet ever). La délivrance s’incarne en cinq pointes emmêlées dans des cordages de navire (Redemption) mais l’amarrage est impossible, le repos inaccessible.
Les « quatre grandes entités sculpturales2 » ainsi formées sont autant textuelles que matérielles, pétries de littérature. Can We Be Known Without Being Hunted? est une citation tirée de l’ouvrage Undrowned, de la poétesse et activiste Alexis Pauline Gumbs3, qui nous avise du drame à l’œuvre. L’oxymore du titre de l’exposition autorise quant à lui la possibilité d’une rencontre a priori contradictoire du feu et de l’eau ; il donne des indices sur les procédés du travail en atelier. Si le bois est brûlé, le fer forgé et la fonte sont rouillés par le contact de l’eau, quand le kaolin s’amalgame ou se désagrège selon qu’il soit encore humide ou non, moulé ou projeté. Le raphia est empêtré, le sisal noué, les voiles ne sont plus que des fils ; tout semble se désagréger, retenu par des armes elles-mêmes détériorées. Devenues presque inoffensives, elles exécutent une danse désordonnée, figée dans le temps, stoppée dans son élan mortel. Les sculptures de Dominique White sont pourtant habitées par un processus de transformation qui nous est directement adressé ; elles nous somment d’interroger le passé des peuples et leur condition dans le présent.
Or tout retour sur le passé doit nécessairement inclure un retour à la condition de l’homme et de la femme noir·e et à l’insertion de celleux-ci dans le monde, selon un mode de « circulation » obligée et de « dispersion » violente, rappelle l’historien Achille Mbembé4. Les cendres du naufrage sont de celles qui hantent l’Atlantique, l’espace même où la Blackness trouve son origine. Océan traversé par les bateaux négriers dès le XVIème siècle, il est habité par toutes les histoires étouffées de migrations et d’exploitations. L’artiste est elle-même une descendante du Windrush ˗ ainsi qu’elle le raconte dans son très bel entretien avec la curatrice Céline Kopp, et qui accompagne l’exposition. Le Windrush est un bateau qui transporta à son bord, entre 1948 et 1971, des milliers de travailleur·euse·s issu·e·s des colonies anglaises caribéennes pour pallier le manque de main d’œuvre après la Seconde Guerre mondiale. Ayant obtenu la nationalité britannique à la faveur d’une loi votée pour tous·te·s les habitant·e·s des pays du Commonwealth, iels furent nombreux·se·s à débarquer en Grande Bretagne, espérant une vie meilleure. Mais l’histoire ne cesse de s’écrire au détriment des défavorisé·e·s : le secrétariat d’État à l’intérieur de l’époque ne jugea pas nécessaire de fournir la documentation prouvant une quelconque citoyenneté britannique. En 2018, alors que le gouvernement anglais mène une politique anti-immigration, de nombreuses personnes issues de la « génération Windrush » se retrouvent menacé·e·s d’expulsion, dans l’impossibilité de prouver leur citoyenneté.
La Blackness, lourdement influencée par l’expérience de la colonisation et de l’esclavage, est ainsi à comprendre comme le procédé d’aliénation qui fait de l’humain une marchandise. L’embarcation est un « conteneur » du concept, « comme un vaisseau condamné à mourir et comme un cadre qui a toujours besoin d’être contenu5 ». L’artiste propose ici d’abolir ce navire, de couper définitivement les têtes du système, de cautériser les plaies de l’Hydre ˗ ici l’État ˗ pour qu’il cesse de se régénérer, de muter. Car les cendres sont aujourd’hui celles des naufrages des migrant·e·s fuyant la pauvreté de leur pays causée par l’exploitation et l’ingérence occidentales. L’œuvre de Dominique White signale l’échec et les illusions de l’humanisme, valeurs dites propres à l’espèce humaine du point de vue occidental et mises à mal par l’expérience du peuple noir. « L’humanisme occidental serait donc une sorte de caveau hanté par le fantôme de celui que l’on a forcé à partager le destin de l’objet6 », affirme Mbembé. Scories amalgamées surgies des océans, menaçantes et spectrales, les sculptures des Cendres du naufrage s’imposent à nous comme autant de volontés destructrices d’où pourra peut-être naître un monde nouveau.
[1] Can We Be Known Without Being Hunted?
2 Pour reprendre l’expression employée dans un entretien avec l’artiste : « On pourrait tout brûler et ce ne serait pas encore assez », une conversation entre Dominique White et Céline Kopp, 2022.
3 Alexis Pauline Gumbs, Undrowned, Black Feminist Lessons from Marine Mammals, AK Press, 2020, p. 112. Elle cite ici Eric Stanley « How can we be seen without being known and how can we be known without being hunted? ».
4 Achille Mbembe, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde », Karthala, « Politique africaine », n° 136, 2014, p. 122.
5 Dominique White, op. cit.
6 Achille Mbembé, op. cit., p. 125.
. . .
Image en une : Dominique White, Les cendres du naufrage, exposition personnelle, Cinders of the Wreck Triangle Asterides (2022), Centre d’art contemporain d’intérêt national, Marseille, 2022. Photo: Aurélien Mole.
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre