Elvia Teotski

par Guillaume Lasserre

Molusma

La Criée, Rennes, 25.09-19.12.2021

La Criée – Centre d’art contemporain de Rennes a entamé à la rentrée 2019 un cycle d’une durée de trois saisons intitulé « Lili, la rozell et le marimba » qui interroge les relations entre productions, savoirs locaux et création artistique sous la forme d’expositions, de rencontres, de recherches, d’évènements, de résidences. Le cycle possède même sa propre revue au titre éponyme. Trimestrielle, elle réunit les contributions d’auteurs et de chercheurs issus d’horizons et de disciplines diverses, prolongeant les interrogations soulevées par les artistes invités. C’est dans ce contexte, autour du vernaculaire et de ses rapports aux formes artistiques contemporaines, que s’inscrit « Molusma », l’exposition imaginée par Elvia Teotski (née en 1983 à Toulouse, vit et travaille à Marseille) qui invite à ralentir pour mieux considérer le vivant, à quitter un instant la temporalité frénétique des humains pour être à l’écoute d’un espace habité tout juste perceptible, à cesser, pour quelques minutes à peine d’être anthropocentré et, loin de toute manifestation spectaculaire, prendre conscience de la présence d’autres êtres vivants.

Elvia Teotski, vue de l’exposition Molusma, La Criée centre d’art contemporain, 2021. Photo : Benoît Mauras et Elvia Teotski – production : La Criée centre d’art contemporain

« Molusma » signifie en grec, la tâche, la souillure. Dans les années soixante, le biologiste marin Maurice Fontaine inventa le terme de « molysmologie marine » pour désigner une science alors nouvelle : l’étude des pollutions marines liées à l’activité humaine. En réponse aux scientifiques internationaux qui proposent de nommer la période géologique contemporaine « Anthropocène », il oppose le terme de « Molysmocène ». Plutôt qu’un très narcissique âge de l’homme, il préfère parler d’un âge de la pollution, dénomination lui semblant plus juste. En choisissant délibérément ce résidu de langage pour titre de l’exposition, Elvia Teotski le réhabilite, l’ennoblit, de la même manière qu’elle réutilise dans ses œuvres des matériaux délaissés, altérés par l’action humaine. L’affirmation brandie dans l’intitulé apparait d’emblée comme un engagement. « Dans un rapport d’immédiateté avec la matière et son caractère insaisissable, mon travail explore le caractère précaire des matériaux les plus humbles : de la bulle de savon au grain de poussière, de la pelure de gomme au tas d’acariens, de la feuille de gélatine au déchet de rue. L’intérêt — exagéré — porté à tous ces petits riens pose un regard curieux et distancié sur le banal et l’ordinaire1 » écrit-elle sur la page d’accueil de son site internet. Après un diplôme d’ingénieure obtenu en 2007 au Centre national d’études agronomiques des régions chaudes, avec une spécialisation en économie du développement, Elvia Teotski s’oriente vers des études artistiques, à l’université d’Aix-en-Provence tout d’abord, puis à l’École supérieure d’art et de design de Toulon Provence Méditerranée.

L’exposition trouve son origine dans les recherches que mène l’artiste sur les littoraux breton, marseillais et mexicain, trois espaces géographiques qui trouvent une unité à travers les liens qu’elle tisse entre eux, par les analogies qu’elle interroge. « Formée en tant qu’agronome, Elvia Teotski investit l’espace mouvant où des formes de vie interdépendantes se sédimentent et où les sociétés humaines laissent des empreintes » écrit Lotte Arndt, commissaire de l’exposition, dans le texte qui l’accompagne. En Bretagne, l’artiste observe longuement les milieux à la frontière d’activités agricoles et marines, engage des discussions, effectue des prélèvements. C’est à cet endroit que naissent ses expérimentations plastiques, dans l’apprentissage du territoire et de ses habitants.

Elvia Teotski, vue de l’exposition Molusma, La Criée centre d’art contemporain, 2021. Photo : Benoît Mauras – production : La Criée centre d’art contemporain

Les prélèvements effectués — algues d’échouage, terre de chantier… — servent à la création d’un environnement dont l’artiste a souhaité qu’il soit habité, d’où la présence des crickets qui, s’ils représentent dans l’imaginaire collectif l’idée d’envahissement, de destruction des récoltes, sont aussi une espèce en voie d’extinction. Ils sont également envisagés ici comme une alternative alimentaire à la viande. Un ensemble de petites constructions réalisées en briques d’adobe et algues occupent l’espace principal du centre d’art. Voûtées, elles prennent l’allure de petits tunnels éclairés et garnis de végétaux. L’artiste qualifie l’espace de l’exposition de « zone sensible », formant un écosystème en constante évolution. « Je ne me lasse pas de jouer avec les éléments naturels et je développe une forme particulière d’attention aux vivants. Cet intérêt pour la matériologie organique s’explique incontestablement par mon affiliation au monde paysan2 ».

Sixième exposition d’un cycle qui se clôturera en 2022, « Molusma » déplace le corps du visiteur dès son entrée dans le centre d’art à travers le geste d’écarter le rideau qui barre la porte, le rendant ainsi plus attentif. Face à la promesse productiviste de la modernité, considérer la féralité, c’est-à-dire l’ensauvagement d’un milieu ayant fait l’objet d’une domestication anthropique, c’est reconnaitre que les humains n’ont pas de droit absolu sur les terres qu’ils ont occupées et qu’ils habitent encore. L’intérêt pour le fragile, l’éphémère, l’évolution permanente d’Elvia Teotski sont autant d’invitations à célébrer le vivant.


  1. http://www.elviateotski.com
  2. Entretien entre Elsa Roussel et Elvia Teotski» La lente infusion des pierres, ou alors les dragons, Artothèque Antonin Artaud, cahier n°69, 2018 .

Image en une : Elvia Teotski, vue de l’exposition Molusma, La Criée centre d’art contemporain, 2021. Photo : Benoît Mauras et Elvia Teotski – production : La Criée centre d’art contemporain


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