[EMBED]
Eté 2019, divers lieux.
En marchant dans le vieux port du Rosmeur à Douarnenez cet été, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec un petit voilier vert d’eau. Un attroupement s’était formé le long de la cale. En s’approchant, on pouvait lire le nom sur la coque, Kassumay ; partant du haut du mât, des fanions de couleur flottaient dans la brise. Sur une table posée sur le quai, étaient disposésdes objets divers. Il s’agissait en fait d’une exposition mobile, [EMBED], réunissant des sculptures, des peintures, des sons, un poisson en son bocal mais aussi des paroles et des propositions d’actions à réaliser : le 14 juillet 2019, la curatrice et chercheuse Sophie Lapalu et l’artiste-chercheur Fabrice Gallis ont embarqué sur le Kassumay pour un projet curatorial itinérant. À bord d’un voilier de 7 mètres 60 de long, ils ont navigué de Cherbourg à Saint-Nazaire avec 35 œuvres d’artistes vivants, faisant une vingtaine d’escales à la rencontre du public portuaire.
Sophie Lapalu, Fabrice Gallis, quel est le point de départ du projet [EMBED]?
Fabrice Gallis : Un ami de Hambourg possède un vinyle d’une pièce de Luciano Berio, Sinfonia, que je ne trouvais nulle part ailleurs. L’idée a germé d’aller à la voile lui rendre visite, avec à bord le matériel pour numériser son disque pour ensuite le faire écouter dans les ports.
Sophie Lapalu : Et comme il était question que je fasse partie du voyage, j’ai imaginé inviter des artistes dont les travaux sont souvent protocolaires, que l’on pourrait embarquer facilement et activer au fur et à mesure de la navigation.
FG : L’année passée, j’ai fini par trouver Sinfonia sur Archive.org, donc l’idée initiale s’est un peu refroidie !
SL : Mais tu fais aussi des concerts impromptus sur le bateau lui-même… Chacun de notre côté nous posons depuis longtemps les questions des conditions d’existence d’une œuvre et des modalités de sa réception. Peut-elle survivre dans un lieu qui ne lui est pas dédié, comme un habitacle marin ? Modifie-t-elle la vie à bord ?
FG : On cherche une mise à l’épreuve du contexte, une mesure de comptabilité. Comment se comporte-t-elle dans un environnement non artistique où la fiabilité est toute relative ?
SL : Nous sommes persuadés qu’il n’existe pas une seule et même œuvre puisqu’elle n’est jamais reçue deux fois de la même manière. Nous voulions tester ce qu’elle produit en nous, ce qu’elle active chez son récepteur.
FG : Cela peut-être tout à fait imperceptible.
SL : Il n’est pas question de quantifier une forme d’effectivité. Et puis Fabrice participe depuis dix ans aux « œuvres embarquées dans l’architecture » initiées par l’Atelier Expérimental (Isabelle Sordage à Clans). Quant à moi, j’ai organisé des Festivals de l’Inattention dans l’espace public. [EMBED] est issu de ces recherches.
FG : Le titre du projet vient d’ailleurs de la programmation, le mot embed amène l’idée d’un embarquement où la réciprocité est essentielle. Un système embarqué s’adapte à son contexte mais ce contexte est nécessairement modifié en retour, un peu comme une rivière qui creuse son lit et est aussi contrainte de l’emprunter.
La plupart des œuvres semblent liées au contexte maritime, ce qui s’explique par la nature du projet (la figure de proue sculptée de Perrine Forest, les fanions de Pauline Delwaulle, le drapeau de Nicolas Muller…). Comment avez-vous formulé votre proposition auprès des artistes ? Les œuvres ont-elles été spécialement conçues pour l’occasion ou bien présentez-vous des pièces déjà existantes ou qui n’ont rien à voir avec la navigation ?
SL : En premier lieu, nous avons adressé toutes nos questions à nos amis, ceux avec qui l’on aime travailler et que l’on sait sensibles aux problématiques de ce projet. Nous leur demandions de réfléchir aux conditions d’existence de leur œuvre à bord. J’ai envoyé quelques mails aux plus distants (Florence Jung à Amsterdam, Steve Giasson à Montréal, Thomas Geiger à Vienne par exemple) mais l’on a surtout beaucoup discuté avec ceux que l’on côtoie et les envies sont apparues, comme celle de Donovan Le Couadou, que l’on a retrouvé à Tréguier et qui nous a remis à L’Aber Wrac’h quelques jours plus tard une sculpture qu’il avait faite entre-temps, une quille échelle 1:12ème, en argile issue de sa plage d’enfance, inspirée par le récit du naufrage de Fabrice. Il nous a demandé de l’enfouir dans un lieu propice à l’échouage. Parfois, on nous a dirigé vers certaines personnes susceptibles d’être interessé⋅e⋅s, c’est le cas de Perrine Forest par exemple. Anna Holveck m’avait raconté que Perrine avait trouvé un bateau gratuit sur Internet et avait embarqué sur les îles du Frioul ses ami⋅e⋅s des Beaux-Arts de Lyon, sans jamais avoir fait de navigation ! Elle ne nous a pas déçus : elle est arrivée en stop à Cherbourg portant sa figure de proue sur le visage et son étendard « C’est qui tes moulins, c’est quoi tes tourmentes » sous le bras ; elle est restée deux jours à bord !
FG : Et puis la rumeur a également fait son chemin et des artistes nous ont contacté ; c’est le cas de Cassandre Pépin qui nous a envoyé des peintures sur balsa très fragiles, ou de Pierre-Yves Racine qui nous a remis des impressions à immerger.
SL : On a rencontré par hasard Gauthier Royal à Douarnenez qui avait eu vent du projet et nous avait gardé une bouteille de Bordeaux de Ouessant, collection de sa route des vins de Bretagne, car nous n’avions pas pu aller sur l’île !
FG : On a raté Yoan Sorin à Douarnenez, mais sa mère nous a remis une petite sculpture qu’il souhaitait faire voyager. Certaines œuvres existaient déjà, elles sont d’ailleurs plus ou moins adaptées au contexte (nous avons abîmé le balsa de Cassandre)… Les fanions aux couleurs du ciel de Pauline Delwaulle avaient été montrés lors de Gigantisme à Dunkerque mais l’on a inventé le protocole d’activation : hisser chaque jour une couleur en fonction du ciel réel, quand normalement ils sont présentés tous ensembles.
SL : C’est moins spectaculaire…
FG : Anna Holveck a pensé une pièce sonore rien que pour nous : Humeurs en mer. En fonction de nos humeurs (joie, satisfaction, tristesse, flemmardise…) nous avions un morceau de musique à écouter, issu des films du commandant Cousteau. Marcel Dinahet, lui, nous a confié une œuvre de 2001 mais tout aussi adaptée : les enregistrements à la gonio des ondes morses émises par les derniers radio-phares, en Écosse notamment… Une pièce minimale mais qui raconte beaucoup de l’histoire de la navigation.
Quels sont les critères qui ont présidé au choix des artistes ?
SL : La spontanéité !
Sophie Lapalu, ce projet fait-il partie de vos travaux sur la « recherche action » ? Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par ce concept par ailleurs ?
SL : Cela fait partie de recherches sur les modes d’existence des œuvres, leurs conditions de reconnaissance et de visibilité, les procédés de légitimation, la place de mon énonciation… On ne peut pas parler stricto sensu de recherche-action ici, qui désigne une démarche qui vise à la coproduction de savoirs entre des acteur⋅trice⋅s-auteur⋅trice⋅s de champs différents, en vue d’un travail réflexif, pour une transformation sociale. Toutefois, cette méthode interroge les pratiques académiques, les dispositifs institutionnels et c’est un peu ce que nous faisons à bord.
Lorsque l’on s’approche du bateau, c’est vous-même qui nous recevez, qui présentez les œuvres, qui les activez, etc. Est-ce que vous avez été briefés par les artistes eux-mêmes ou bien est-ce que vous donnez libre court à votre interprétation ? Le récit que vous déployez autour des œuvres fait-il également partie de ces dernières ?
SL : Nous avons demandé aux artistes de penser à l’activation de leur pièce dans ce milieu plutôt hostile aux œuvres. Certain⋅e⋅s ont défini des protocoles très précis, comme Sandino Sheidegger qui a souhaité que nous jetions à l’eau ses mauvaises idées imprimées sur du papier soluble. Liv Schulman a écrit une performance à activer à la terrasse d’un café ; Thomas Geiger nous a demandé de réaliser un festival de la chute… D’autres ont créé des objets qui appelaient naturellement leur fonction : Eva Taulois a fourni une coiffe, Bruno Silva des gants thermo-sensibles, Romain Bobichon a cousu une nappe, Perrine Forest a sculpté une figure de proue, Nicolas H. Müller a fait imprimer un drapeau, Colombe Marcasiano a peint des tee-shirt et des casquettes, Maxime Bichon a cousu une voile, Romaric Hardy a imaginé une recette Kassumay…
FG : La place du récit est fondamentale ; nous souhaitons raconter comment vivent les œuvres à bord. D’ailleurs, les récits des marins sont des outils concrets pour naviguer. L’expérience de Bombard, qui traverse l’océan sur un zodiac sans aucune nourriture à bord, est avant tout destinée à marquer la mémoire des futurs naufragés qui, sans ce récit, mourraient d’angoisse.
SL : Les naufragés périssaient au bout de trois jours alors que l’on peut survivre bien au-delà en buvant un peu d’eau de mer. Les récits, ce sont aussi des guides pour la navigation : tel raz à passer, tel rocher à éviter, tel courant à contrer… Walter Benjamin parle des marins comme de ceux qui confient leurs récits de voyage aux sédentaires. Ainsi ne transmettent-ils pas le contenu d’une expérience particulière mais le fait qu’il y ait de l’expérience, en en créant une autre. Ces moments de rencontre avec le public sont de nouvelles expériences.
Certaines propositions sont des invitations faites au public à réaliser des actions : choisir un fanion de la couleur du ciel (Pauline Delwaulle), porter un chapeau (Eva Taulois), choisir de jeter à l’eau l’une des mauvaises idées de Sandino Scheidegger… Comment les visiteurs réagissent-ils à ces propositions, jouent-ils le jeu ? Avez-vous eu affaire à un public captif ou bien des curieux sont-ils venus spontanément vous voir, attirés par cette espèce de « bateau-galerie » sur lequel flotte un pavillon pour le moins inattendu ?
SL : C’est nous qui nous avons proposé au public de réaliser les choses à notre place et il n’y avait jamais rien d’obligatoire. Les gens s’en emparaient s’ils le souhaitaient. Ce public était constitué majoritairement d’ami⋅e⋅s qui suivaient notre périple et venaient à notre rencontre quand cela coïncidait avec leur lieu de villégiature ou de vie, mais ils venaient aussi avec leurs neveux et nièces, leurs beaux-parents, leurs amis, et nous avons rencontré des personnes très hétéroclites.
FG : Les ports sont aussi propices aux échanges ; si l’on aborde en premier lieu des questions techniques liées à la navigation avec nos voisin⋅e⋅s de ponton, très vite il⋅elle⋅s nous interrogent à propos du fanion bleu ou de la figure de proue. C’est alors l’occasion de les inviter à un apéritif pour leur présenter les œuvres.
SL : À Douarnenez, notre voisin nous a appris l’existence de bateaux-cirque ; à Pornichet, ils sont restés très sceptiques, s’interrogeant sur l’intérêt de telles ou telles propositions, mais ils ont toutefois voulu jeter une feuille de Sandino ; à Saint-Nazaire, ils étaient enthousiastes et nous ont raconté leurs récits de traversée de l’Atlantique…
Comment se passe la cohabitation avec les œuvres durant les séjours en mer ?
FG : L’œuvre de Pierre Akrich nous a posé des soucis : un poisson combattant dans un bocal parfaitement sphérique… Nous l’avions d’abord coincé dans l’évier avec de la mousse mais cela nous empêchait de l’utiliser. Finalement, nous avons opté pour un seau, à l’abri sous la marche, près du moteur… Il survit très bien, même si on oublie un peu de le nourrir.
SL : Nous n’avons pas activé le protocole de Steve Giasson consistant à acheter un sac de terreau à chaque escale et à les amasser sur le pont. C’était bien trop contraignant, voire impossible. D’abord, parce que le bateau est bien trop petit pour 25 sacs de terreaux minimum, ensuite, parce qu’il est très difficile de trouver un magasin de jardinage près des ports ou des plages !
FG : Fabrice Reymond nous a accompagné avec grand plaisir : nous lisions régulièrement durant la navigation une journée de son journal de bord et cela nous faisait réfléchir à notre propre condition.
SL : Des coïncidences se produisaient souvent. Lorsque l’on a lu « La nature vous parle » sont apparus des dauphins ! Aussi, le miroir de Kevin Desbouis était destiné à être activé afin de faire des signaux au bateau mais, dès le 3ème jour de navigation, nous avons entendu des appels VHF qui signalaient des scintillements à un lieu précis et demandaient aux bateaux d’aller vérifier si quelqu’un appelait à l’aide. On s’est donc bien gardé de le faire.
En quoi l’expérience de la traversée transforme-t-elle le projet tout en étant sa matrice même ?
FG : La navigation n’est pas, contrairement à ce que l’on peut penser, un long moment de contemplation passive. Avant de partir, il faut vérifier la météo, calculer la route en fonction des marées, de la hauteur d’eau, des courants, des vents, des horaires d’ouverture des ports et de la distance que l’on souhaite parcourir. Puis il faut faire chauffer le moteur, larguer les amarres, remonter les pare-battages, sortir le foc, hisser la grand-voile vent debout, ajuster les voiles, barrer en permanence, surveiller les autres bateaux, les cardinales, les tourelles qui indiquent les dangers isolés, ajuster sa route en fonction du vent qui tourne, peut-être changer de voile… Le soir, après 10h de navigation, si l’on n’est pas trop éreinté, on va marcher le long du sentier côtier pour découvrir le lieu où l’on a débarqué puis l’on s’écroule, cuits par le soleil et le sel. C’est magnifique mais cela ne laisse pas beaucoup de place à l’activation des œuvres !
SL : Au début, on oubliait totalement de faire quoi que ce soit, trop concentrés sur la navigation et les contraintes du bateau. Sur un petit voilier comme celui-ci, tout nécessite un effort : monter à bord c’est se hisser un peu en s’accrochant aux haubans ; attraper un gâteau demande d’enlever un sac de voile puis soulever une banquette pour avoir accès au coffre ; aller aux toilettes signifie ouvrir deux vannes puis pomper de l’eau… Sans compter gonfler l’annexe quand on souhaite descendre du bateau, puis ramer contre le courant pour accéder à la crêperie tant convoitée ! On fini par s’habituer, mais au début cela occupait tout notre esprit. Petit à petit, il s’est libéré pour laisser place aux œuvres.
Comment pensez-vous documenter cette épopée, par un livre, un film, des conférences ou uniquement par Instagram ?
SL : Fabrice n’utilise pas les réseaux sociaux. Si j’ai utilisé Instagram, c’est uniquement pour tenir les artistes et les gens au courant, afin qu’il⋅elle⋅s nous rejoignent au port, mais ce n’est pas la finalité. Alors, comment cette expérience peut-elle dépasser sa temporalité mais surtout, est-ce nécessaire ? Nous pensons que l’on peut se passer de documentation ; le récit peut bien s’en charger. J’ai appris l’existence du travail de Fabrice à travers les récits de son diplôme qui m’ont été faits à plusieurs reprises, quinze ans après qu’il l’ait obtenu… Toutefois, nous avons réalisé un site Internet (design graphique : Nicolas Lafon) et l’on pense proposer une image, un texte ou un enregistrement sonore pour chaque proposition, en guise de documentation.
FG : Oui, le site internet permet un ancrage de la mémoire mais le projet ne se termine pas là. Il nous faut maintenant rapporter le récit des activations aux artistes et préparer la suite. Nous imaginons une résidence l’été prochain à Cherbourg où les artistes pourraient naviguer sur le Kassumay pour concevoir des propositions spécifiques qu’ils pourront intégrer au bateau et tester en mer ; ce sera là sans doute la source de nouveaux récits!
Liste des artistes : Pierre Akrich, Maxime Bichon, Marc Buchy, Romain Bobichon, Emilie Brout et Maxime Marion, Tom Castinel, Kevin Desbouis, Hélène Déléan, Jerôme de Vienne, Pauline Delwaulle, Marcel Dinahet, Perrine Forest, Thomas Geiger, Steve Giasson, Romaric Hardy, Anna Holveck, Florence Jung, Nicolas Lafon, Stephanie Lagarde, Donovan Le Coadou, Colombe Marcasiano, Cassandre Pepin, Pierre-Yves Racine, Babeth Rambault, Fabrice Reymond, Letizia Romanini, Gauthier Royal, Liv Schulman, Sandino Sheidegger, Bruno Silva, Yoan Sorin, Eva Taulois, Pieter Van der Shaaf, Camille Varenne
Image en une : Pauline Delwaulle
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- Du même auteur : Mercedes Dassy,
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