"Empire, State, Building" Société Réaliste au Jeu de Paume
« Empire, State, Building » Société Réaliste au Jeu de Paume
01 mars.-08 mai 2011
Brouiller les identités
Le pouvoir comme fixation des identités géographiques, comme réduction des lieux et des espaces à des ensembles de données mathématiques, telle est la domination à laquelle s’attaque Société réaliste. Une domination sans origine ni agents machiavéliques, toujours « déjà là », à l’œuvre dans les systèmes astronomiques établis durant l’Antiquité aussi bien que dans le positivisme d’Auguste Comte ou dans la raison instrumentale de l’époque moderne. Un pouvoir qui est une maîtrise du monde à travers son rabattement sur des paramètres quantifiables.
Aussi, « à la croisée de l’astronomie et de la rationalisation du temps, du systématisme et de la divination, de la contemplation des étoiles et de l’emprisonnement de l’inquiétant inconnu dans des cases taxinomiques », Société Réaliste brouille les systèmes scientifiques de délimitation des identités afin de rendre les choses à leur caractère indéterminable.
Là où un appareil de mesure a pour objet la schématisation de phénomènes complexes, Société Réaliste renvoie ces derniers à leur opacité foncière en saturant de données leurs réductions graphiques, témoignant de la sorte de tout ce que le concept, dans son abstraction, perd du sensible et en singularité. Ainsi de Ad Vitam Aeternam (2010), reproduction à l’identique du mètre étalon originel littéralement vandalisé, ou encore d’Etats donnés : Calculation (2008) et de Cartophony of the Land of the Free (2009-2010), des diagrammes rendus illisibles par leurs fourmillements de lignes, de lettres et de chiffres. Cette prolifération d’informations comme manière d’obscurcir le chiffrage du monde par ce qui l’excède, fidèle en cela au perpétuel débordement des concepts par le sensible qu’ils cherchent à circonscrire, se retrouve encore dans Atlas lexicographique (2011), une mappemonde envahie de mots qui ne s’intègrent dans aucune syntaxe.
Jouer sur les épaisseurs, les ondulations et les collusions de typographies de telle sorte que les signifiés disparaissent au profit des signifiants, rendre les aspects formels non transparents aux concepts dont ils sont le support, voici la seconde stratégie employée par Société Réaliste afin d’altérer les systèmes d’identification. Ainsi de Limes New Roman, police d’écriture (2008), des petits schémas réalisés à partir de l’alphabet latin impérial et censés représenter 42 murs de séparation géopolitiques. « Censés », disons-nous, car les qualités plastiques de ces écritures prennent le pas sur leur sens pour les transformer en cryptographies indéchiffrables. Ce parasitage de l’information est également à l’œuvre dans Fac quod vis (2009) et dans Rockall (2009), deux cartographies, l’une de l’abbaye de Thélème, l’autre du plus petit territoire sous réclamation territoriale au monde. Là encore le jeu sur les épaisseurs et les courbes des lettres qui composent ces schémas en perturbent la lecture, rivée sur leurs propriétés matérielles davantage que sur leurs valeurs sémantiques.
En somme, à travers l’invention de graphiques et de cartographies opaques, Société Réaliste trouble le paramétrage du monde, sa réduction à un ensemble de lois générales et de concepts, afin de le rendre à son essentielle irréductibilité.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1976, p. 121-126.
Marx Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Gallimard, Tel, 2008.
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