Liv Schulman
Invitée de la dernière biennale de Rennes, Liv Schulman y présente la dernière saison de sa série Control. Dans cette mini série, tournée dans la capitale bretonne, elle affirme son empathie pour les décors inattendus, voire inhospitaliers, en tout cas à rebours de ceux que l’on retrouve habituellement dans les séries télévisuelles, si l’on excepte par exemple The Wire dont les tournages en des zones déclassées de Philadelphie livraient de la ville une vision désenchantée. Virevoltant au milieu de concepts librement inspirés de la psychanalyse, de l’histoire de l’art ou encore de la philosophie, les monologues de ses héros détectives incarnés par des acteurs amateurs changeant du tout au tout d’un épisode à l’autre, imprègnent avec intensité des scénarios qui mettent en scène une nette propension à la schizophrénie, l’aliénation diffuse qui sourd de nos quotidiens altérés, tout en se jouant au passage des professionnels du discours. Liv Schulman est actuellement en résidence au centre d’art La Galerie à Noisy où elle prépare Que faire, une autre mini série qui relate les tribulations d’un groupe de scénaristes de séries télévisées en butte à la page blanche…
Patrice Joly : Comment vos séries sont-elles conçues : le projet part-il de la situation (urbaine, géographique, politique) dans laquelle vous êtes plongée ? Votre lieu de résidence du moment détermine-t-il la teneur et le contenu des épisodes ? Dans le cas de celle présentée à Rennes, il semble que certains épisodes ont été tournés en Israël, à Tel Aviv. Du coup, cela prend une coloration particulière pour toutes les raisons tenant à la situation géopolitique de la ville : est-ce un choix clairement défini de vous y installer dans l’intention d’y tourner, ou bien est-ce simplement parce que c’était votre lieu de résidence principal ?
Liv Schulman : Il faut dire que très souvent j’ai réalisé la série là où j’habitais, avec les ressources disponibles sur place. Les lieux ont pris beaucoup d’importance dans la définition des contenus de chaque épisode. Le projet provient autant de mon imaginaire que du contexte urbain, sociopolitique, géographique et formel dans lequel je me trouve, la création d’un épisode peut être déclenchée par l’observation d’une architecture donnée et la pensée relative à son inscription dans une subjectivité personnelle et collective ; donc ça se construit simultanément, en mettant en relation des idées particulières et trans-personnelles. Je mêle le politique à ce qui appartient au domaine de la psychanalyse dans l’idée de progresser à partir des relations de sens qui naissent de ce mélange. Au lieu de séparer ou de créer des limites entre un soi imaginaire et une extériorité, le projet essaie de réunir des phénomènes concomitants qui créent des relations parfois absurdes mais souvent plausibles. C’est un projet paranoïaque. Dans la série présentée à Rennes on voit un épisode effectivement tourné à Tel Aviv mais c’est plutôt lié à ma situation personnelle : ma mère habite en effet près de cette ville, et j’y vais souvent. L’écriture du scénario part d’une association de morceaux de vie dans un quartier spécifique d’une ville déterminée. Cet épisode met en lumière l’impossibilité d’échapper aux contradictions qui pèsent sur l’existence et cependant la nécessité de les assumer, la frustration de potentiels révolutionnaires bridés par le fonctionnement de l’industrie du cinéma. Dans d’autres cas, c’est le caractère générique d’un lieu donné qui m’inspire des pensées sur des formes possibles d’exploitation du corps dans un contexte déterminé.
Vous parlez de paranoïa mais j’ai plutôt l’impression que vos personnages sont complètement schizophrènes si l’on s’accorde sur une définition a minima de la schizophrénie, celle qui consiste à considérer les schizophrènes comme des individus évoluant dans un monde parallèle, où les paroles et les actes semblent déconnectés, ne coïncident pas : cela me fait aussi penser aux scénarios du Cercle Ramo Nash, un des avatars de la collection Paul Devautour, dans lesquels les dialogues originaux du comic strip Fantomas sont remplacés par des paroles de Guy Debord : le décalage produit un effet humoristique mais aussi amène de la réflexion sur le sens que véhicule le langage, sa fonction, son efficience ; alors paranos ou schizos vos personnages ?
Schizos! C’est vrai que les personnages correspondent par leur comportement à une définition épistémologique qu’on se fait de la schizophrénie, dans l’idée où quelque chose de l’ordre du mental se casse, ou se divise : ils sont décalés par rapport au monde qui les entoure et ils ont souvent tendance à construire des thèses qui s’auto-détruisent. Aussi ont-ils tendance à devenir rapidement ce qu’ils ont l’air de critiquer et ils incarnent des discours psychotiques, décalés et destructeurs de sens. Mais je pense que la construction du projet est en soi paranoïaque parce qu’elle implique un effacement des limites entre ce qui est personnel et ce qui est extérieur, entre ce qui est humoristique et ce qui est déprimant. Du coup on ne sait plus de quel côté on se trouve, il faut dire que la paranoïa, c’est le pas précédant la schizophrénie, que j’imagine prendre corps par la prise de parole : mon problème doit être là. J’ai dû remplacer quelque chose de moins grave par quelque chose de pire.
Vous inspirez-vous des « vraies » séries telles que celles d’HBO première époque ? Il me semble que vous affectionnez les décors trash ou tout du moins incongrus, inhospitaliers, sans qualités, comme ceux que l’on peux retrouver dans une série emblématique telle que The Wire où, le moins que l’on puisse dire, c’est quelle faisait preuve de réalisme : êtes-vous à la recherche d’un « nouveau réalisme » qui consisterait à vous éloigner des standards de tournage dans les cœurs des cités, emprunts d’une certaine joliesse — pittoresque kitsch télévisuel — , cherchez vous à montrer la réalité des villes aujourd’hui, leur caractère désorganisé, inachevé, inesthétique, en chantier perpétuel ? Dans un des épisodes de Control qui se déroule à Rennes, certaines scènes sont tournées près de la Courrouze, un quartier qui présente une architecture interchangeable, ni belle ni moche, mais simplement répondant à des goûts standards de l’architecture internationale : d’après vous cet environnement architectural génère-t-il du désarroi, du décalage, de l’absurde ?
Je cherche d’une certaine façon à faire le portrait d’une ville qui soit aussi le portrait imaginaire, discursif, d’une communauté. Pour moi, l’architecture représente l’idéologie, la pensée vive d’un lieu et cela inclut ses propres situations merdiques mais aussi créatives : c’est important qu’elles ne soient pas suresthétisées. J’ai beaucoup suivi la première génération des séries HBO comme The Wire ou Les Soprano et je pense que cela, en plus de l’arrivée du câble dans l’Argentine ultralibérale des années 90, a beaucoup influé sur mon imaginaire. Cette situation des médias était une spécificité de la classe moyenne argentine avant qu’HBO ne devienne payante : ce sont des séries qui savent dessiner avec intensité le portrait d’une communauté. Etant donné que Control est souvent le résultat de mes déplacements dans la ville, il reflète mes zones d’intérêt, la dimension désincarnée ou faussement universelle d’une architecture périphérique européenne par exemple. Je cherche une forme de réalisme exagéré déjà présent dans le décor même des épisodes qui est souvent inhospitalier parce que je le trouve plus enclin à déclencher des relations inattendues ; aussi comme le monologue du détective est souvent très abstrait je me dis que cette contradiction ajoute un peu de réalisme à la chose, ou que ça la rend plus plausible, ce qui est une pensée un peu naïve parfois et qui finit par entraîner un décalage à mon goût plus déprimant qu’absurde. Je cherche souvent des situations qui reflètent le chaos, la dé-régularisation de scènes de vie en constant changement, un désarroi repérable partout.
En terme de désarroi urbain, vous devez être gâtée à Noisy ou vous résidez actuellement : sans vouloir faire du « banlieue bashing », c’est vrai que certaines communes périphériques cumulent nombre de difficultés… Pensez-vous aborder les thèmes récurrents que l’on assène à l’endroit de la banlieue (chômage, abandon, déclassement, ghettoïsation, laideur architecturale, etc. ) dans votre prochaine série ou bien accentuer encore ce côté schizophrénique qui traverse vos séries ? Comment pensez-vous intégrer une situation urbaine aussi prégnante ?
Il est vrai que certaines périphéries cumulent nombre de difficultés : notamment il est déjà difficile d’être en périphérie ! Mais j’ai de plus en plus l’impression que, soit par impossibilité, soit par choix, je ne sais pas très bien faire du « centre », c’est-à-dire que je place toujours les personnages, les discours et les décors dans une espèce de mouvement centrifuge des périphéries qui, compulsivement, tournent autour d’un centre qui finit par devenir invisible quand il n’est pas inexistant ou disparu. Du coup, en ce qui concerne le projet actuel qui est aussi une mini série tournée avec des acteurs amateurs et professionnels du coin, je vais faire comme je peux : une sorte de documentation par la fiction schizo. Il me semble qu’être en périphérie rend déjà schizophrène par la contradiction entre l’impossibilité de subvenir aux règles de la normalité et la volonté de développer une identité propre à partir de données qui ne sont pas nécessairement choisies. Il s’agit ici d’un groupe de personnages auto-marginalisés. La peur du chômage, la frustration et le caractère déterminant de l’architecture sont des thèmes récurrents dans mon travail qui, je pense, vont finir par être abordés, mais pas nécessairement de manière réaliste. La situation urbaine prégnante sera intégrée dans les corps des acteurs, dans les décors et dans la capacité de chacun à jouer un rôle aussi baroque.
Quels sont vos autres projets à venir, pensez-vous notamment réactiver The Covenski Method en France ?
Je compte réactiver certains principes de la méthode dans un épisode de la mini série sur un groupe de scénaristes de télévision qui souffre du syndrome de la page blanche car je ne l’ai jamais vue appliquée à des humains sans en faire partie ! Cet épisode va exister sous la forme d’un film, dans un lieu très particulier de la ville de Noisy où l’administration stocke du matériel. Ce projet navigue entre des situations de fiction immersives et des incursions de ce groupe fictionnel d’écrivains angoissés dans le réel. Il s’agit d’une méthode de motivation créative et de dé-personnalisation de soi qui mène à un état de transe anarchique, et si elle n’était pas autant pro exploitation des humains je pense qu’elle serait plutôt positive, car en ce qui me concerne elle est assez libératrice. Il faudrait l’adapter pour la bonne cause…
Sinon j’écris lentement des épisodes pour une quatrième saison de Control où j’aimerais bien jouer… cette saison serait dirigée par des réalisateurs tous différents.
- Partage : ,
- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre