Entretien avec Sylvie Blocher
à l’occasion de l’exposition « S’inventer autrement » au CRAC Languedoc-Roussillon, Sète, jusqu’au 31 janvier 2016
Clairement orienté depuis 25 ans, depuis une rupture en 1991 dans une œuvre initiale faite d’installations et d’une forme première d’engagement[1], le parcours de Sylvie Blocher trouve sa juste dimension avec l’exposition « S’inventer autrement », engagée au MUDAM à Luxembourg (octobre 2014-mai 2015) à l’invitation d’Enrico Lunghi, et aujourd’hui redéployée et justement inscrite dans l’ensemble des belles salles du Centre Régional d’Art Contemporain à Sète, sous le commissariat de la directrice du CRAC, Noëlle Tissier. L’occasion est rare pour le public en France, car bon nombre des étapes et des pièces majeures de l’artiste ont été produites et montrées à l’étranger, en Amérique du Nord et du Sud, en Australie. Des pièces et des séquences de travail qui ont permis à Sylvie Blocher d’affirmer, en particulier, une écriture vidéo exigeante et économe, produisant une forme dynamique de singuliers portraits d’inconnus, invités à participation sous des protocoles différents : ainsi de pièces présentes à Sète comme Living Pictures/Les témoins (2010) ou Living Pictures/Skintones (2014), ou encore la remarquable installation en quatre projections Dreams have a language 1/off the ground (2015) réalisée au MUDAM avec un dispositif de tournage qui mettait les participants volontaires en suspension à plusieurs mètres en l’air.
Pour Sylvie Blocher, le face-à-face avec la caméra vise non à spéculer sur l’identité personnelle ou sociale des témoins mais bien plus, au travers de la présence frontale des corps et des visages, de la parole et de la voix, selon les dispositifs conçus sur un principe de mise en scène le plus souvent minimale, à faire lire la pression exercée dans les corps et les esprits par les formes du biopouvoir, pour le dire en termes classiquement foucaldiens. L’image de soi et l’image de l’autre se construisent en miroir mais aussi par la parole et l’écoute : ainsi du dispositif spécifique à l’exposition de Sète qui consiste en la transcription murale de récits issus d’entretiens avec toutes sortes de gens qui ont répondu à l’invitation de l’artiste par voie de presse et à la question « Qu’offrez-vous ? », qui donne son titre à une œuvre forte.
Au-delà de l’attention portée en particulier aux représentations et aux internalisations des identités de genres, de sexes ou de couleur de peau, aux appartenances sociales, le pari des œuvres est d’ouvrir une place à l’expression de l’émotion personnelle, cette émotion que la modernité a si souvent trouvée encombrante et malvenue. Sur une ligne de crête, Sylvie Blocher fait de l’émotion et de l’empathie une force esthétique qu’elle revendique en prenant au pied de la lettre la formule-titre de Rancière de « partage du sensible », avec une distance qui ne cède pour autant pas de place au pathos. Une distance nécessaire pour échapper à une facile dramatisation et répondre à une exigence éthique dans le rapport d’autorité qu’instaure le geste de l’artiste. Sans spectacularisation ni cynisme, l’exploration de la matière humaine nourrit le projet émancipateur de l’art, en se défiant du confort idéologique et d’autres points aveugles que Sylvie Blocher a souvent identifiés et débattus dans la production artistique contemporaine. Une position à risque, une démarche construite, des procédures et des principes de travail — sinon une « méthode » — dont elle rend compte ici.
Langages
Christophe Domino : L’installation vidéo tient une place importante dans votre travail, dans le travail récent mais aussi depuis longtemps. En quoi l’outil vidéo vous convient-il : comme mode de captation (le tournage comme rituel ?) ? Comme mode de mise à disposition du public, comme adresse ?
Sylvie Blocher : J’ai arrêté de construire en 1992 après « Déçue, la mariée se rhabilla », qui est une installation lumineuse nécessitant, chaque nuit, une attention technique particulière. Depuis, j’utilise la vidéo. C’est un outil fait pour la rencontre. C’était un médium accessible, un « médium prolétaire ». Je pouvais tourner et monter seule, inventer ma propre économie, avoir un studio portable. J’ai tourné hors de France et commencé la série des Living Pictures avec des personnes rencontrées par annonce, avec lesquelles « je partageais mon autorité d’artiste ».
Mes vidéos ne sont pas des rituels mais des dispositifs vidéo réalisés à partir de protocoles de tournage, avec des règles précises, qui provoquent chez ceux avec qui je tourne un bouleversement de l’autorité. On peut dire que j’utilise un matériau humain, donc imprévisible, et que cela m’oblige à des règles éthiques strictes. Ma caméra n’est pas voyeuse et les dispositifs que j’invente pour provoquer du lâcher-prise ne sont jamais intimes. D’ailleurs, quand les personnes que je filme se voient sur l’écran, elles ne se reconnaissent pas ! Les Living Pictures sont des assemblages de « ce n’est pas moi ! ». À la fin des tournages, j’échange l’original contre de droit d’en projeter un fragment.
Les dispositifs que j’invente provoquent des situations particulières, comme lorsque je fais venir au même moment deux personnes qui ne se connaissent pas ou lorsque je filme une personne d’un côté de l’écran puis que je prends sa place, raconte ce qu’elle vient de dire et la filme de l’autre côté de l’écran, comme son double. La personne réagit alors à ses propres mots. Il y a quelque chose de déstabilisant à regarder tous ces faux jumeaux. C’est ce que l’on voit dans What is Missing? projeté au CRAC.
L’expérience du théâtre y a-t-elle un rôle ?
J’ai commencé dans les années 80 avec des Spectacles pour rendre la vie présentable, qui mélangeaient performance et voix. J’installais des espaces qui entraînaient un bouleversement des positions hiérarchiques des spectateurs dans les espaces. Je n’ai jamais réalisé de Spectacle pour rendre la vie présentable dans une salle de théâtre, même invitée comme jeune artiste au Festival d’Avignon. Avec Gérard Haller, écrivain, nous avions choisi l’un des hangars de la gare de triage de Villeneuve-lès-Avignon. C’est une gare de délestage. On ne pouvait pas savoir si un train allait passer ou pas en plein « spectacle ». J’aimais cette incertitude, qui est une matière à imaginaire. Cette impossibilité de tout contrôler qui nous laissait chaque soir sur le qui-vive. C’est important qu’il puisse y avoir de l’inattendu, de l’incontrôlable, des accidents, car au montage c’est l’inverse.
Le white cube et la black box sont-ils pour vous des espaces de prédilection ?
Je n’ai pas d’espaces de prédilection. Comme les corps, les espaces racontent beaucoup de choses et je suis sensible à ce qu’ils me racontent. Depuis 1993, je projette toujours sur des écrans posés ou décalés ou en suspension dans le vide des espaces, pas sur les murs. Je laisse les sons traverser les espaces, se côtoyer, se répondre. Je n’aime pas les black boxes. Mes installations sont toujours pleines de lumière et, dès que je peux, je peins les murs en couleur.
Le CRAC est l’ancien frigo du port de Sète. Grâce à Noëlle Tissier, qui a travaillé avec l’architecte, c’est devenu un lieu magique pour n’importe quel médium. C’est surtout un lieu qui accueille un public que l’on voit peu dans d’autres lieux d’art. Il n’est pas coupé de la ville et est extrêmement fréquenté par les Sétois et les habitants des régions limitrophes. C’est une belle victoire démocratique.
Il y a bien sûr des pièces très différentes en matière de langage dans l’exposition comme dans l’ensemble de votre travail. Quelle importance accordez-vous à l’écriture, présente littéralement à Sète avec la figure du tableau d’école dans Qu’offrez-vous ? ?
Je ne fais pas de différence entre les langages. Le langage écrit, parlé, mimé, fait de gestes, de silences… On peut aussi lire à travers les corps des choses qui ne sont pas dites, visibles ou même imaginées, ou des choses très anciennes. J’aime ce qu’ils nous racontent de magnifique, de terrible, ou de désarmé. J’aime les regards. Les yeux sont des écrans, plus ou moins brillants, plus ou moins obscurs. Parfois, au milieu des phrases, arrivent des mots aux émotions contradictoires. Parfois, le corps parle d’un côté et les mots de l’autre, créant des écarts saisissants. Toute cette matière est abrupte, sauvage. Elle va de l’infinie délicatesse à la violence, en passant par toutes les formes d’affects. C’est l’inverse du lisse, du poli, du bien élevé, du « à sa place ».
À Sète, j’ai réalisé une œuvre écrite à la craie sur une peinture verte de tableau d’école, sur une longueur de 32 mètres. J’ai lancé un appel à participation dans la ville : « Qu’offrez-vous ? ». Les personnes devaient apporter un cadeau fait de mots qui les engagent et qu’ils voudraient voir écrit sur le mur d’un lieu d’art. J’ai transcrit ce qu’ils m’ont dit puis j’ai « monté les textes » des 64 participants en supprimant toutes les phrases inutiles, tout ce que l’on ajoute « pour faire passer ». Cela contracte le texte, les mots ont une présence forte. C’est un mur de vie, un fragment d’humanité, où les récits sont parfois violents. Malgré la fragilité de la craie, si facilement effaçable, ils montrent que l’on peut encore se rassembler, ici. « Être » d’une certaine façon, ensemble, eux, les spectateurs et moi.
Gens
L’aspect participatif de votre travail est central. Vous travaillez « avec ». L’idée de récit de vie, souvent fragmentaire, parlé ou écrit, est un moteur central des œuvres. Sommes-nous dans l’ordre du témoignage ? De l’échange ? De l’expérience partagée ? Comment se passent, sur quoi se fondent ces configurations artiste / anonymes ?
Je travaille « avec » des personnes rencontrées par annonce, et non pas « sur » ou « pour ». Je fais des portraits qui, comme dans toute l’histoire de ce genre, font récits. Le portrait peut convoquer beaucoup de choses, comme par exemple la figure, le narcissisme, la peinture, la manière, l’histoire, le temps, la photographie, le collectif, l’humanité, le sacré qui nous lie, etc. Les Living Pictures, elles, troublent et cassent la pose, ramènent constamment à du hors-champ, à des échappées : grâce au dispositif, le sujet résiste et construit dans le lâcher-prise un ailleurs radical, avec lequel je travaille.
Mon rapport à l’autre est avant tout amoureux, même si c’est temporaire. Je suis avec eux. Lorsqu’une personne ne me plaît pas, je dois faire face. Je refuse toute idée de casting et mon travail n’utilise aucun cynisme mais une forme de naïveté qui me permet de transgresser les espaces et les hiérarchies en pleine conscience.
Je travaille avec tout ce qui s’échappe de nous. Je mets les mains dans une humanité sans médiation, sans rituel. La contrainte et l’immédiateté du dispositif déconstruisent toute sacralisation : face à l’œil de la caméra, mon autorité d’artiste est dérisoire, ce qui permet une autre présence, et pour le « participant » de construire un rapport qui s’émancipe des contraintes de la pose et de la caméra. Quand je commence à travailler avec les personnes, qui sont toujours de conditions sociales très diverses — des plus pauvres aux plus riches dans la même œuvre — il est toujours fascinant de voir à quel point ils racontent les mêmes choses, si bien formatés par les médias. C’est souvent après de longues heures de tournage, suite à une question qui ne me semble pas plus intéressante qu’une autre, que se produisent ces moments « d’abandon » où ils ne se reconnaissent pas. Ces fragments, je les assemble et ils forment alors un nouveau récit, fait de mémoires, d’expériences, de désirs, de corps qui reconstituent le monde autrement. Pas seulement des agencements de mots, de l’âpreté quand les sentiments ne sont pas préfabriqués, mais de la délicatesse, de la violence, de la sensualité, du « double-touché(e) », de l’altérité, des singularités, de la liberté.
Le corps, ou plutôt les corps, les visages, les identités sont en somme votre première matière d’image ? Quelle importance donnez-vous aux formes de l’invitation (publique) à participer ? Pouvez-vous préciser comment vous envisagez le rôle de l’artiste ? Est-il proche de celui de l’ethnologue ?
Les corps, les visages, les mots sont ma matière première. Il est intéressant de voir comment des personnes, parfois insignifiantes, ont tout à coup une présence extraordinaire devant ma caméra. Quand le « lâcher prise » transgresse les limites et que les personnes se laissent traverser par cet imaginaire qui les dépasse, elles deviennent souvent sacrément belles.
Je ne suis ni ethnologue, ni anthropologue, ni sociologue, ni assistante sociale. Je ne me sens dépositaire d’aucun message ni d’aucune supériorité artistique. Je me sens comme partageuse et passeuse d’imaginaire. J’aimerais que mes portraits aient une présence aussi forte que ceux du Fayoum ou de Manet. Dans Les témoins, les adolescents nous adressent du regard, muets. L’adresse à l’autre est ce qui structure mon travail. Je l’utilise sans héroïsme, magnifique et déceptive. Déceptive mais désirante. C’est le désir, sans cesse répété, d’une communauté des hommes, dont je sais qu’elle n’est possible que dans l’art. Comme vous le voyez, je ne suis pas du tout religieuse !
Vous engagez un rapport de subjectivité et d’émotion, une relation fondée sur la dimension « psy », affective et, pourtant, la question est aussi celle de la mémoire, individuelle et collective, de l’oubli, des angles aveugles…
J’ai pratiqué la psychanalyse et je n’ai rien à faire avec elle dans mon travail d’artiste. La psychanalyse déconstruit, met à distance, permet de survivre, permet de supporter des douleurs. De mon côté, j’extrais des imaginaires, des fragments d’expérience, des lambeaux de silence, des éclaircies, qui peuvent parfois venir de très loin, des moments délaissés, comme les délaissés de territoire dans les villes, auxquels nous n’accordons aucune importance.
Parfois mon travail peut toucher la mémoire collective, comme dans La Bandera que j’ai tourné au Chili dans les années 90, où j’ai fait venir deux personnes qui ne se connaissaient pas au même moment, devant le drapeau chilien. J’ai demandé à l’une des deux personnes de faire un geste de compassion à la personne inconnue à côté d’elle. Leurs réactions ont été violentes, pleines de suspicion. C’est en voyant cette vidéo que l’on comprend que tout un peuple peut tomber malade de non-dit. Dans S’inventer autrement au CRAC, je fais raconter la bataille d’Alamo — qui est le socle du récit national texan et, plus largement, du récit national américain — par quatre personnes issues de quatre ethnies : wasp, latino, black, indienne. Je mets à vue la complexité et la violence des récits qui fondent les mythes des nations. Je pourrais tourner la même œuvre ici en France avec la guerre d’Algérie par exemple.
Lieux
On s’apercevra, si on ne le sait déjà, qu’artiste vivant en France, une partie importante de votre carrière se joue à l’étranger. Il en va de votre itinéraire, de positions et de confrontations anciennes. Mais cela produit aussi une sorte d’universalisme de fait dans la vision de vos personnages. Votre mobilité, choisie ou imposée, a de fortes conséquences. Pourrions-nous dire qu’il en va d’une géopolitique de l’art ?
Il y a des artistes français connus qui n’arrivent pas à exposer à l’étranger et des artistes français connus qui n’arrivent pas à exposer en France. Je suis dans la deuxième catégorie. Après ma querelle en 1991 sur une modernité française trop autoritaire, engluée dans des postures post-coloniales, anti-femme et anti-homo, on m’a épinglée comme « dangereuse féministe ». Puis, quand j’ai commencé à dire qu’il fallait réinvestir la question des affects et ne pas laisser le monopole des émotions à l’extrême droite et théoriser la question d’un art ouvert, on m’a reléguée dans la case « artiste sociale » ! C’est le côté très méprisant, violent, qu’adopte mon pays quand il devient paresseux. Dans les années 80, nous étions à un virage important de son histoire. Beaucoup désiraient contribuer à son changement mais ils n’ont pas été entendus. Maintenant, la lepénisation nous guette. Du côté de l’art, on en est encore à séparer art élitiste et culture populaire. Que c’est vieux tout ça ! Ça fait de nous une province du monde mais plus un monde. De plus, notre carcan jacobiniste essaye constamment de nous faire tenir « à notre place », en n’acceptant aucun dissensus.
En 1993, j’ai dû « partir artistiquement » mais je suis toujours restée basée à Saint Denis et je n’ai jamais lâché l’enseignement. Depuis, je vais là où l’on m’invite. Je travaille sur place ce qui me met en position non pas de spectatrice mais de travailleuse. J’infiltre tous les milieux. Je tente de « faire et défaire les frontières » de mon propre travail (Pas de terre promise mais les délices d’une errance, 1993). Je tourne et travaille sur place aux quatre coins de la planète, confrontant sans cesse le local et l’universel (Universal-Local Art, 1993). J’introduis du local dans l’universel et vice-versa. Je transgresse leurs limites, je les confronte. À l’étranger, on s’intéresse à mes dispositifs, à la façon dont je confronte les identités, dont je m’obsède à parler d’altérité. Je tente au travers de ces portraits de mettre à vue les singularités et de nouvelles formes de rapport à l’autre. En France, tout cela est vu comme un art politique et art politique en France veut dire « mauvais art » ou pire encore : « art social ». Je crois que je fais simplement de l’art. Noëlle Tissier m’invite au CRAC après 22 années artistiques loin de mon pays. J’y reviens par un port. C’est une belle escale. Je la remercie ici.
Situations de l’art
Comment percevez-vous la scène artistique, les lieux, les mondes, les modes de l’art, la place de l’art dans le paysage social, les relations aux « autres » arts, à la littérature par exemple ?
La scène artistique a évolué aussi durement que le capitalisme. Depuis les frères Saatchi, tous ceux qui ont de l’argent savent qu’il est beaucoup plus rémunérateur de capitaliser avec l’art plutôt qu’avec autre chose. Les investisseurs achètent les mêmes artistes pour garantir les cotes. Des galeries deviennent aussi puissantes que des trusts industriels. Des musées, sous la pression des actionnaires ou des conseils d’administration, s’alignent esthétiquement. Mais pas tous. On rencontre des directeurs de musées, des conservateurs, qui se battent comme des chiens pour conserver une liberté. Je pense par exemple à la Biennale de Salvador de Bahia, réactivée par Marcelo Rezende (elle avait été supprimée par la junte militaire). Sa biennale, intitulée Nordest en 2013, reposait avec finesse les enjeux d’une population exclue, des cultures décentrées, de l’écart. Enrico Lunghi, en me donnant pendant un mois l’entrée de son musée pour y tourner en direct l’œuvre participative, Dreams have a langage montrée au CRAC, perpétue cet engagement du musée comme espace d’expérimentation.
Alors, si on ajoute aux contraintes du marché le lissage général, les attaques contre l’art contemporain, la censure et, plus grave encore, l’autocensure, le tableau semble noir ! Mais en contrepoint, la globalisation permet à des artistes venant de pays qui n’avaient pas pignon sur rue, d’exposer. Elle induit de nouveaux médiums, de nouvelles formes esthétiques, de nouvelles pensées critiques, de la relation, des échanges, des connections.
En France, ce sont les écoles d’art, car elles sont encore publiques (et si elles en étaient conscientes), qui pourraient devenir les nouveaux lieux de l’expérimentation. De mon côté, avec « Plateforme expérimentale », que je dirige à l’école Paris Cergy, je pose sans cesse la question de la fonction de l’art et de son rapport au monde. J’y partage systématiquement ma place avec des personnalités d’un autre champ de l’art que le mien pour provoquer du mouvement et des échappées, des écarts.
Peut-on toujours théoriser sur l’art ? Pensez-vous l’art comme outil d’émancipation ? Le programme moderne est-il encore tenable ?
Oui. Cela a commencé avec Lascaux. Dessiner une forme, c’est déjà la théoriser. Actuellement, l’art est orphelin des figures tutélaires de la modernité. Certains le ressentent comme un drame. Je trouve que c’est une chance. On peut adopter des pères de substitution, moins autoritaires, moins paternalistes, pour sortir de la lourdeur de l’ascendance qui fabrique, la plupart du temps, de l’académisme, de la soumission ou la fascination.
Il faut lâcher les promesses : progrès, monde meilleur… Car les promesses sont toujours sources de trahison. Je tente, à mon échelle micro, « une décolonisation du moi et de l’ego ». Accepter d’être orpheline et me décoloniser ont été les conditions de mon émancipation. Entre « Renoncer à dire le tout, ou prétendre à ne dire que le rien », c’est entre les deux que « la relation éclaire » disait Edouard Glissant. L’émancipation, j’y crois. Elle nous extrait d’un narcissisme morbide et éclaire l’autre.
[1] L’artiste s’en explique par exemple ici : http://sylvieblocher.net/fr/news/elles
Catalogue S’inventer autrement – Sylvie Blocher, co-édition MUDAM-Actes Sud, 2015, 192 p., 35 €
Sylvie Blocher – Le double touché-e, entretiens avec Maud Benayoun, éditions Archibooks, 2014, 264 p., 15 €
articles liés
L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart
par Fiona Vilmer
Erwan Mahéo – la Sirène
par Patrice Joly
Helen Mirra
par Guillaume Lasserre