Fata Morgana
Exposition-Festival au Jeu de Paume
22.03.2022 – 22.05.2022
La légende de la fée Morgane nous est parvenue certainement en partie pour son opposition singulière aux Chevaliers de la Table Ronde, mais peut-être moins pour la teneur de son pouvoir magique : celui d’ériger des palais sur l’eau et d’influencer les vents. L’exposition-festival au Jeu de Paume, « Fata Morgana », n’a pas choisi de s’attarder sur son rôle historico-fictif arrêté, mais plutôt de rendre hommage à sa magie. Les œuvres réunies dans l’exposition n’ont pas la prétention de décortiquer son envoûtement – menaçant sa force fascinatrice – mais sont au contraire des tentatives de lui donner des matérialités plurielles. Elles tissent un maillage dense de manifestations délicates et justes, dont les entrecroisements renforcent l’émanation magique, qui captive sans se dévoiler.
La fée Morgane, a donné son nom italien à un phénomène d’illusion optique qui se forme sur l’eau lorsque notre regard porte vers l’horizon. Une série de correspondances autour de cette ligne d’horizon se dessine entre les œuvres. L’horizon, qui délimite des espaces physiques et segmente leur représentation dans notre champ de vision, a été transposé et transformé en une multitude de lignes, comme sous l’effet de la diffraction de la lumière.
Les œuvres de Marina Gadonneix accueillent ainsi les rayons lumineux qui jaillissent dans l’image. Ses photographies mettent en scène des lignes géométriques provoquées par la projection d’un rayon lumineux qui découpe l’espace en plusieurs parties. Volontairement vides où habités par une superposition de lignes, celles-ci se font le réceptacle de nos interprétations et, pourquoi pas, de nos fantasmes.
Par une proximité spatiale astucieuse, il est possible de contempler les trois œuvres de Marina Gadonneix à travers la sculpture d’Ann Veronica Janssens. Le bain de lumière opère avec adresse une manipulation de notre cerveau : le faisceau lumineux qui traverse le verre est infléchi et renverse verticalement nos représentations. Notre vision expérimente un rapport surprenant aux lignes et à la segmentation : par la force de l’illusion d’optique, une forme concentrique contient alors un parallélépipède, qui se devine par ses arrêtes.
Un peu plus loin, June Crespo donne aux pages de magazines une prestance géométrique par une rencontre avec le métal. Le geste artistique impose aux règles de la pesanteur un défi technique puisque le papier se tient debout et affirme une verticalité bien campée.
Stéphanie Solinas fait quant à elle de l’horizon à la fois le décor et le personnage principal de son film Le Soleil ni la mort. La trajectoire descendante de l’astre est capturée lors d’un vol aérien et sa disparition progressive derrière la ligne d’horizon nous laisse dans une contemplation hypnotique de l’étendue rougeoyante que son coucher laisse dans le paysage.
L’attention constante à la ligne, dans les formes plastiques variées des œuvres de l’exposition, nous invite à appréhender les phénomènes d’illusion d’optique de façon atypique et à revoir la définition traditionnellement admise de la représentation. Là où Kant pouvait affirmer dans la Critique de la raison pure que la représentation d’un espace dépendait de nous-mêmes – d’un système a priori construit sur notre appareil sensible –, il convient d’admettre dans notre expérience visuelle et sensible des œuvres de l’exposition que notre représentation initiale se retrouve chamboulée par des effets de lumière, des mécanismes physiques qui nous sont bel et bien extérieurs.
Une autre ligne de force, identifiable à mesure que l’on progresse dans le parcours, explore le rapport au cadre, aux bordures, à ce qui leur est intérieur et à ce qui les débordent. Dans l’histoire de l’art, comme l’a théorisé Alberti, une œuvre d’art est séparée du reste de l’espace par son cadre. Cette finitude imposée à l’œuvre l’est aussi à notre regard. L’illusion d’optique permet de la déjouer, en ménageant une place à ce qui nous échappe.
Avant de dépasser cette finitude, l’œuvre A Guy under the influence d’Özgür Kar nous en rappelle le caractère oppressant. Sur deux écrans numériques à fond noir repose une silhouette blanche en position fœtale. Seul un sourcil bouge dans ce corps immobile recroquevillé sur lui-même. L’homme émet des sons indescriptibles, peut-être matière d’un songe verbal proche de l’angoisse. Là où son corps ne peut échapper au cadre, notre regard se retrouve lui aussi pris au piège, confiné sans possibilité d’évasion.
À l’inverse, The Square, installation de Christine Rebet qui nous accueille à l’entrée de l’exposition est une des manifestations de l’échappée qu’offre l’illusion d’optique : les traits de poudre colorée forment une combinatoire qui dépasse les limites matérielles du support en béton presque totémique, laissant à l’imagination le soin de composer la suite de cette chorégraphie dessinée par les lignes.
La proposition in situ de Raphaël Lecoquierre, intitulée Slab Stela 1, déborde littéralement d’un cadre classique et se déploie jusque dans l’espace d’exposition. Réalisée a fresco à partir de pigments issus d’un traitement de photographies familiales de l’artiste, l’œuvre pourtant contenue par l’architecture des lieux donne l’impression d’une véritable propagation et d’un élargissement de notre champ de vision.
Les plaques holographiques de Daniel Steegmann Mangrané surprennent notre regard par le surgissement qu’elles figurent. Un mélange de faune et de flore, mais aussi d’éléments inqualifiables nous saute littéralement aux yeux au gré de nos déplacements. Ces formes rouges et fugaces explosent et se libèrent des bords qui les contiennent. Le recours à la technologie qu’opèrent l’image holographique de Steegman Mangrané et les écrans d’Özgür Kar souligne l’influence d’un nouveau cadre technique, qui a fait irruption dans nos modes de représentation : celui des écrans d’ordinateurs, téléphones, télévision. Ces objets ont substitué au cadre traditionnel et clairement délimité un bord à bord ; ils ont entraîné une dissolution et une porosité des frontières entre le réel et ses représentations numériques.
L’abstraction est, elle, à la fois cause et conséquence de nos pertes de repères visuels. Nous nous y engouffrons d’emblée avec l’œuvre d’Antoine Catala. Les lettres de l’alphabet, agrandies et moulées dans des pneumatiques, empruntant leur forme de police à une conçue par Google, se gonflent et se dégonflent par l’action de pompes. Le souffle de celles-ci dans le corps des lettres en déforme les contours. Elles deviennent des formes abstraites qui narguent notre apprentissage premier du langage. L’abstraction sculpturale se retrouve aussi dans les œuvres d’Ilanit Illouz : des photographies de la mer Morte recouvertes d’un voile salin, mi-aquatique mi-lunaire, qui nous éloignent de notre besoin irrépressible d’identification à des formes connues et reconnues.
Toujours dans le champ photographique, Diane Severin Nguyen crée aussi des paysages méconnaissables à partir d’éléments collectés, généralement déchets ou rebuts.
Enfin, Constance Nouvel apporte, avec trois œuvres photographiques, une gradation dans l’abstraction. Le regard passe de l’image partielle d’un nuage à celle d’un mur lézardé ambigu pour ensuite perdre tout repère dans une pixellisation trouble et parfaitement abstraite.
Cette tension visuelle provoquée par la forme abstraite n’est pas sans rappeler le parallèle complexe entre le concept d’abstraction en philosophie et en art. Si le premier consiste à prendre par la pensée une distance par rapport à l’expérience sensible, le second permet au contraire, selon Deleuze, d’affiner la sensation.
La dernière perspective ouverte par l’exposition dans cette exploration des modalités d’apparition du visible est probablement celle de l’absence ou de la disparition.
Les trois œuvres de Jason Dodge, paniers tressés de grande taille disséminés dans l’espace d’exposition, ont été réalisées par un artisan aveugle. Leur présence énigmatique dans l’exposition met les sens à l’épreuve et sollicite notre capacité d’interprétation. C’est par un contraste voulu entre leur conception et leur exposition que la problématique du visible nous effleure : l’artisan ne les a jamais vues de ses yeux, mais elles s’offrent pourtant au regard des visiteurs qui leur sont étrangers.
Euridice Zaituna Kala traite elle l’absence par le prisme de l’archive et de la mémoire. En parcourant le fonds photographique Marc Vaux, l’artiste a noté l’absence récurrente de personnalités noires de l’époque, comme Joséphine Baker ou James Baldwin. Dans un dialogue plastique avec son histoire intime et familiale, Euridice Zaituna Kala redonne à l’Histoire un caractère vivant. À rebours, d’une Histoire officielle et dogmatique, l’artiste transforme le récit historique en une membrane organique, où les marges deviennent enfin visibles.
L’exposition-festival partage son titre avec un poème d’André Breton, dédié à sa femme, et illustré par des artistes comme Pierre Alechinsky ou encore Wifredo Lam. « Pour qu’en jaillissent les villes inconnues aux portes » : l’un des vers de ce poème offre une résonance particulière et poétique à la promesse d’un mirage – ou des mirages – que porte l’exposition et qui se devine et se ressent d’œuvre en œuvre par un truchement de lignes, d’abstraction, de débordement et de révélation.
Artistes : Béatrice Balcou, Nina Beier, Julien Bismuth, Antoine Catala, June Crespo, Jason Dodge, Ellie Ga, Marina Gadonneix, Rachel Harrison, Ilanit Illouz, Ann Veronica Janssens, Lenio Kaklea, Euridice Zaituna Kala, Özgür Kar, Raphaël Lecoquierre, Jochen Lempert, David Levine, Tala Madani, Diane Severin Nguyen, Constance Nouvel, B. Ingrid Olson, Christine Rebet, Sébastien Roux, Stéphanie Solinas, Daniel Steegmann Mangrané, Batia Suter.
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Image en une : Özgür Kar, a guy under the influence, 2020 © Gina Folly
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- Du même auteur : Francisco Tropa, Charlotte Khouri, Tiphaine Calmettes, Christian Andersson, Azzedine Saleck,
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