Francisco Tropa

par Andréanne Béguin

Che vuoi ?

Creux de l’Enfer, Thiers. 

18.06 – 25.09.22

L’exposition de Francisco Tropa est lancée comme une adresse, sans détour et droit dans les yeux. Elle demande aux visiteurs : « Che vuoi ? » (« Qu’est-ce que tu veux ? »). Il nous faut pourtant dépasser les charmes de cette expression idiomatique italienne et s’enfoncer dans une grotte archaïque d’Herculanum, sur la piste d’Alvare de Maravilla, protagoniste et narrateur du Diable Amoureux. On y découvre alors que cette interrogation s’adresse à notre désir le plus profond. Transposé dans les gestes et la mise en scène de Francisco Tropa, ce « Che vuoi » noue un dialogue réciproque entre l’œuvre et celui qui la regarde. Que vient-on chercher dans cette obscurité ? Quels messages l’installation cherche-t-elle à exprimer ? C’est ce tête-à-tête rendu intense et intime par un jeu de lumière tamisée, qui guide la découverte de l’œuvre jusqu’à la transformer en une immersion irrépressible. 

De prime abord, notre œil se pose sur une installation qui paraît simple, polarisée autour de cinq points particuliers composés d’éléments hétéroclites : deux dispositifs lumineux, deux supports de projection et une estrade centrale. L’installation qui nous est donnée à voir est un seuil à franchir, les prémices d’un élan du corps et de l’esprit vers chaque fragment constitutif. Tour à tour, cette investigation nous porte d’un sceau rempli de charbon en suspension à une lentille faite d’agate, en passant par un réservoir d’eau mystérieux. L’artiste a déposé des indices le long de notre cheminement sensible, si bien que le fil se noue petit à petit, jusqu’à nous faire comprendre que l’image d’une grotte sur l’un des supports de projection n’est autre que la lumière filtrée à travers l’agate. Chaque élément prend alors toute sa place, comme dans un décor de théâtre faussement figé.

Puis cette question revient : « Che vuoi ? », comme un écho qui irait d’un élément à un autre. Quel langage secret l’œuvre murmure-t-elle à notre âme ? Francisco Tropa apporte un élément de réponse d’une simplicité réconfortante. À nos yeux est offert le spectacle de révélation du réel. Comme s’il levait un voile sur le mystère, c’est bien un processus d’apparition mécanique d’une image qu’il rejoue. L’artiste n’a pas pour ambition de fabriquer des images ni d’en ajouter une à leur surproduction effrénée. Il entend plutôt, à la manière d’un magicien, les décortiquer, dans ses composantes et ses étapes, pour en détacher la substantifique moelle. 

Francisco Tropa, Che Vuoi ?, vue de l’exposition au CPACC – La Croix de Fer (détail), 2022. © Vincent Blesbois

Cette intention plastique, loin d’être aride scientifiquement parlant, nous entraîne au contraire sur un cheminement poétique : celui de notre désir en tant que regardeur. Qu’avons-nous envie d’y voir ? Rien n’est explicitement proposé, mais un faisceau de traces laissées çà et là par l’artiste nous guide sur des chemins multiples, proposant de choisir une trajectoire qui sera propre à chacun. Le vocabulaire matériel déroulera ainsi peut-être pour certains une métaphore filée ouvrière, qui ferait aller du bois au métal, en passant par le charbon ou encore la corde. Le contexte d’exposition n’est bien sûr pas anodin car, au cœur de la vallée des usines, cette identité industrielle résonne particulièrement dans l’installation de Francisco Tropa. On peut se laisser tenter par cet appel presque chimérique des profondeurs d’une mine ancienne, d’où l’on pourrait entendre les mots de Victor Hugo résonner : « Progrès dont on se demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? ». » 

Un autre chemin connexe se dessine aussi avec les deux éléments naturels réunis dans le parcours : l’agate et la goutte d’eau, qui sont les filtres déposés dans les deux projections. Ici, nos sens vagabondent vers le délicat et le précieux. Ce sont deux fragments subtils qui évoquent un ailleurs : une grotte pour l’agate, une source pour la goutte d’eau. C’est dans l’infiniment petit que se révèle leur fugacité : celle de la goutte d’eau qui tombe, puis s’étire jusqu’à disparaitre. L’installation porte en elle l’imminence de quelque chose, un memento mori vaporeux et suspendu qui pourra inquiéter ou soulager, c’est selon. 

Puis, il est une dernière voix qui peut se faire entendre dans la compréhension de l’installation. Elle est cette fois plus ténébreuse, peut-être comme un oracle qu’il faudrait prendre au sérieux. Dans une théâtralisation certaine, avec les jeux d’ombre et de lumière, et la surélévation centrale, la tension dramatique est à son comble dans l’apesanteur entre la porte et le sceau. Pourtant, s’agit-il d’un spectacle ou d’une potence ? Ou peut-être des deux ? La porte, laissée entrouverte, sans poignée mais avec une clé, n’est pas sans rappeler la Porte des Enfers, ou peut-être la Porte de l’Enfer : champ de gaz naturel au Turkménistan, d’où sortirait, par vagues, le souffle chaud du Purgatoire et celui de la Terre. Dans l’histoire de l’art, beaucoup de portes ont été laissées ouvertes : chez Léonard de Vinci dans l’Annonciation, chez Vermeer dans La lettre d’amour, chez Vélasquez dans les Ménines, tour à tour promesse d’un ailleurs, fuite dans le tableau, espace dans un espace. D’autres artistes ont fait le choix de fermer ces portes : c’est le cas de Duchamp avec Étant donné, faisant du regardeur un voyeur. Dans cette tradition de portes ouvertes et fermées, Francisco Tropa semble laisser le choix au visiteur. Selon son désir intime, celui-ci pourra choisir un point de vue où la porte semble fermée, masquant le sceau et son équilibre incertain, ou alors un autre où elle est ouverte, et invite à être franchie. 


Image mise en avant :  Francisco Tropa, Che Vuoi ?, vue de l’exposition au CPACC – La Croix de Fer, 2022. © Vincent Blesbois


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