Frank Perrin, Into Donald’s Head / Eating Trump
Cabaret Voltaire, 11 septembre 2016, Zurich (dans le cadre de Manifesta)
Le Cabaret Voltaire a fêté son centenaire dans une indifférence quasi absolue, sans véritable célébration, sans festivité commémorative et cet anniversaire aurait pu complètement passer inaperçu si Manifesta, la célèbre biennale itinérante ne l’avait inscrit au nombre de ses lieux d’accueil, procédant à un relookage furtifet l’incorporant dans son schème conceptuel axé sur l’idée de collaboration entre un professionnel (au sens du représentant d’une profession) et un artiste. Il semble étonnant cependant que ce temple de l’avant-garde du xxe siècle n’ait pas plus suscité d’intérêt de la part de la cité helvétique jusqu’à cette relative remise en selle, à tel point que le célèbre cabaret a failli devenir un banal immeuble de rapport ou un restaurant de plus dans le quartier touristique de la capitale économique de la Suisse, n’était-ce l’acharnement d’une association qui s’est fermement opposée au devenir spéculatif de l’illustre club.
Le cabaret a bien sûr perdu de son lustre d’antan, devenant quelque peu anecdotique au point de vue architectural mais se frotter à l’aura d’un lieu aussi chargé nécessite de placer la barre assez haut en terme de programmation, bien qu’il semble assez difficile, voire impossible de concurrencer en capacité de sidération les « performances » qui s’y succédèrent il y a tout juste un siècle. Tout le côté transgressif que déploya en son temps Dada peut paraître bien anodin de nos jours tant ce qui fait l’essence de la transgression — le défi envers l’autorité, l’irrespect à l’encontre des bonnes mœurs et de la morale bourgeoise — semble ne plus trop pouvoir émouvoir des foules qui peuvent allègrement surfer sur Youporn tandis que l’anarchie en tant que mouvement politique radical censé révolutionner la planète et mettre à bas les oligarchies ne fait plus tellement recette, définitivement ringardisée en ces temps de disette politique par les bateleurs et populistes de tout poils. Les héritiers de Dada, Debord en tête, furent terriblement visionnaires lorsqu’ils prédirent l’avènement de régimes politiques intégralement gouvernés par le spectacle, un spectacle bien plus prégnant et bien plus envahissant que ne l’imaginèrent jamais les émules du trublion, un spectacle de tous les instants, mais aussi de tous les écrans puisque l’époque, au-delà de l’hyperprégnance de l’infotainment, a multiplié les supports de vision dans tous les recoins de l’existence, jusqu’à saturation : la perpétuelle campagne présidentielle américaine en est la caricature qui déploie son asphyxiant suspense d’un bout à l’autre d’une législature.
Justement : il est peut être encore temps d’assaillir sauvagement les truqueurs en tous genres, les sans vergogne du discours politique qui n’hésitent pas à marteler des mensonges et des contre vérités absolues comme le fait éhontément Donald Trump qu’une armée de fast checkers ne saurait contraindre au silence quand bien même la bêtise, la hargne et bien souvent la naïveté économique lui servent de programme politique. Donald Trump représente un peu l’essence d’une fin de siècle un peu décalée, la fin d’un discours de vérité en politique ou plutôt le résultat de décennies de promesses que ceux qu’elles engagent — à savoir ceux qui les écoutent — ont fini par ne plus vouloir entendre, au risque d’y préférer le pire. Cette défaite de la raison et d’une certaine morale en politique, qui consiste à ne pas renier au bout de six mois ses engagements de campagne, se traduit par une surenchère populiste dont bénéficient des Donald Trump ou des Boris Johnson que l’ironie ou le cynisme du corps politique finit par placer à l’endroit même de ce qu’ils ont fait chanceler, à savoir dans le cas de Johnson, comme secrétaire d’état aux affaires européennes. Mais les Jonhson et les Farage sont déjà oubliés : pour leurs énormes mensonges qui ont fait voter massivement les électeurs britanniques selon leur consignes et provoquer l’impensable il y encore quelques mois, le fameux Brexit, ils ne seront même pas blâmés. L’impunité des responsables politiques actuels n’a d’égal que l’ampleur des inégalités des administrés d’un bout à l’autre de la planète : ce qui vient d’arriver au Royaume-Uni risque fort de se reproduire aux Etats-Unis pour les mêmes raisons, qui vont d’une espèce de déception/défection généralisée des électeurs/citoyens à la tentation de jouer les apprentis sorciers en élisant de mauvais vendeurs de tapis.
Aussi la performance réalisée dans ce haut lieu de la dénonciation de la cuistrerie et des hypocrisies de la morale bourgeoise qui sévissaient allègrement en ces années de guerre ne pouvait qu’être dédiée à la mémoire de cet endroit qui fit feu de tout bois artistique en clamant haut et fort sa passion pour la révolte : Frank Perrin, accompagné de son comparse et mentor Gianni Motti, rend hommage à la fougue des Hugo Ball, Tristan Tzara et surtout Huelsenbeck, le plus farouche d’entre eux. Mais elle s’inscrit également dans notre époque comme avaient su si bien le faire les dadaïstes en s’en prenant à la bigoterie des années 10, en plein milieu d’un conflit auquel Huelsenbeck participa, au beau milieu du front : ce dernier s’attaqua à l’église, s’acharna contre la littérature bien pensante et alla jusqu’à déranger le spectateur en le menaçant physiquement. Si la performance de Frank Perrin ne cherchait pas querelle au spectateur, elle entendait pour le moins réveiller son sens critique et lui procurer un pur moment de jubilation en lui donnant la possibilité de sacrifier très symboliquement celui qui se révèle être le bouffon en chef de la classe politique US et qui sera peut être élu dans quelques temps le 45e président des Etats-Unis. En invitant des Pom Pom girls, autre grand symbole du kitsch made in America, à venir danser et fouler le drapeau US avant de se lancer à l’assaut de la tête de Trump en pâtisserie, Perrin renoue avec une grande tradition de la performance satyrique et irrespectueuse, qui va de Dada bien sûr à Jean-Jacques Lebel et Joël Hubaut pour ce qui concerne les français à Gelitin (en moins scatologique) et aussi à Otto Mühl quand il entremêle les corps et la nourriture. Mais là où ces grands précurseurs tombaient facilement dans l’exagération, avec Into Donald’s head / Eating Trump on reste dans un registre beaucoup plus symbolique et dédramatisé, simplement jouissif dans l’idée de se payer la tête littéralement et métaphoriquement d’un des plus grand hâbleur de l’époque.
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- Du même auteur : Capucine Vever, Post-Capital : Art et économie à l'ère du digital, Chaumont-Photo-sur-Loire 2021 / 2022, Paris Gallery Weekend 2021, Un nouveau centre d'art dans le Marais. (Un tour de galeries, Paris),
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