Hoël Duret
« Too Dumb to Fail », Galerie Edouard Manet, Gennevilliers, 18.01—17.03.2018
En lieu et place de l’habituel communiqué servant à annoncer l’exposition et à en assurer la médiation, c’est un récit à la première personne qui nous attend ici — et nous prévient. Il est extrait du journal de bord du personnage principal du nouveau scénario d’Hoël Duret, « Too Dumb to Fail », donnant son titre à l’exposition qui en constitue une forme de mise en espace, en scène et en abîme. « Je m’appelle Harvey, j’ai 34 ans et je suis journaliste. Le 11 décembre dernier, j’ai embarqué sur le paquebot MS Lagoon Princess pour une croisière de 8 jours en mer des Caraïbes. […] Le 15 décembre, à la place de l’escale prévue à Curaçao, le MS Lagoon Princess est passé au large d’Aruba et s’est enfin échoué. […] C’est là que j’ai sauté par-dessus bord… » Sur le mode du rappel des épisodes précédents, Harvey y évoque un certain Alan, ex-producteur de musique indépendante rencontré lors d’une soirée, amoché par la vie et la bringue. Alan a bien connu les plaisirs de la forêt amazonienne et lui monte littéralement la tête en lui parlant de la chaude ambiance qui règne dans l’État du Para, à base de méga sound systems ambulants et de tecno-brega[1] suintante, fruit étrange d’une opération syncrétique (un brin brutale) confinant à une certaine monstruosité sonore. Par l’ambiance alléché, Harvey finit par se laisser embarquer et, une fois à bord, pète littéralement un câble : il décide de saboter la « croisière de rêve », symbole d’un tourisme de masse à tendance néo-colonialiste, empire flottant du mauvais goût et de la surconsommation. Si la croisière croit s’amuser, on sait d’avance que ça ne va pas durer…
L’exposition, qui nous plonge dans le scénario en même temps qu’elle feint de nous embarquer sur le paquebot, surfe en toute logique sur cette vague de spoil, de fake et de lose, le tout baigné dans une esthétique pop 2.0 aux lueurs toxiques d’un indéfinissable et inquiétant dégradé bleu rose violacé. Le visiteur est accueilli par l’image de synthèse 3D d’un tuyau de plomberie sectionné qui, doué de parole, raconte, de son point de vue un rien désabusé, le naufrage criminel dont il a fait l’expérience et les frais. Un dédale de rideaux épais et sombres compartimente l’espace tout en déroulant le fil d’une narration délibérément éclatée et disruptive. La traversée se fait au gré de plusieurs salles dans lesquelles se trouve disséminé un ensemble d’éléments qui plantent le décor et donnent le ton, formant les traces indicielles d’un drame — et d’un film — à venir, ou qui a déjà eu lieu. Un à un, chacun des personnages (du « capitaine » au « barman » en passant par « la femme de chambre » et une clique de « filles sur le pont ») apparaît immobile dans une vidéo à plan rapproché fixe, le visage déformé par un maquillage glitter amplifié par des jeux de lumière, clin d’œil aux effets utilisés dans L’Enfer de Clouzot.
Faite de tubes en cuivre, de ballons de baudruche à demi dégonflés en verre soufflé (pour ne pas dire boursouflé), d’ampoules et de câbles électriques, la série des Sick Pipes fait office de dispositif d’éclairage tortueux et torturé. S’ajoute un ensemble de structures tubulaires dorées aux accents faussement chic, murales ou sur pieds à roulettes, prenant plus ou moins l’apparence et la fonction ici de paravent, là de portants où reposent négligemment des avatars de draps de bain peints de motifs aqua(roman)tiques, et sur lesquels sont greffés des semblants de miroirs dont le verre noir laqué et sablé laisse apparaître des formes abstraites tels les reflets déformés d’une réalité à la dérive.
En dernier lieu, une vidéo[2] montre Harvey au bar en train d’assister à une reprise d’« Only You » de Yazoo, ritournelle laissant planer dans toute l’exposition son parfum désenchanté. En contrebas de la projection, un panneau à LED rouge fait défiler le texte de la chanson de manière désynchronisée. L’entreprise qui, accessoirement, stoppe net toute velléité de session karaoké, témoigne surtout de la volonté et de la capacité d’Hoël Duret, capitaine d’une esthétique cinéplasmatique[3] du trouble, à fragmenter et dérouter la narration, à faire enfler et circuler la fiction, à jouer avec leurs codes et temporalités, dans un combo scénario-exposition-film.
[1] Musique originaire du Nord du Brésil créée à partir de succès populaires et de musiques synthétiques des années 80.
[2] A l’instar des portraits, la vidéo a été tournée sur le paquebot-musée Escal’Atlantic à Saint-Nazaire.
3 Tout à la fois cinématographique, cinéplastique (voir Elie Faure), cinématique voire cinétique (voir Clouzot), mais aussi bien entendu plastique, et plasmatique (voir les écrans).
(Image en une : Vue de l’exposition à la Galerie Edouard Manet. Photo : Margot Montigny.)
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