Jagna Ciuchta, Silver Cover

par Elsa Vettier

(Avec les œuvres d’Eva Barto, Eléonore Cheneau, Céline Vaché-Olivieri et France Valliccioni ; commissariat : Antoine Marchand)

FRAC Champagne-Ardenne hors les murs, Passages centre d’art contemporain de Troyes, du 5 février au 25 mars 2016

Alors que les expositions « Co-workers » initiées par Bétonsalon et le musée d’Art moderne de la Ville de Paris ainsi que le dernier numéro d’Art Press 2 se penchent sur les modalités de la « création à plusieurs », le centre d’art contemporain de Troyes, Passages, dissimule sous couvert d’une exposition monographique de Jagna Ciuchta, un projet à dix mains. Il est en effet dans les habitudes de l’artiste d’origine polonaise de transformer des invitations personnelles en entreprises collectives. Elle avait notamment, lors de sa résidence en 2014 à Glassbox, sollicité de nombreux artistes et orchestré au cours d’un été un perpétuel turn-over dans l’espace parisien.

Pour « Silver Cover », Jagna Ciuchta a sélectionné des œuvres affectionnées auxquelles elle vient s’accoler. À l’exception de la Femme Fatale (1974) de Roman Cieslewicz, sérigraphie issue des collections du FRAC Champagne-Ardenne qui plane au-dessus du dispositif sans jamais y apparaître physiquement, l’artiste a préféré procéder par anticipation et n’inclure que des réalisations dont elle proposerait elle-même l’acquisition à la commission. En présentant une pièce d’un euro tronquée d’Eva Barto et les sculptures capitonnées ou imprimées d’un plafond écaillé de France Valliccioni, elle semble avoir privilégié des travaux concernés par des jeux de surface mais également de recouvrement à l’image des peintures « cosmétiques » d’Eléonore Cheneau ou des objets enveloppés de Céline Vaché-Olivieri.

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La première partie de l’exposition, assez fragmentaire, dissémine quelques indices sur la manière dont le projet a été conçu. Dans une diagonale se répondent deux immenses photographies de Jagna Ciuchta capturant deux œuvres dont elle n’est pas l’auteur. Une petite peinture d’Eléonore Cheneau immortalisée sur la cheminée de la pièce et qui, dans le processus d’agrandissement photographique, a pris taille humaine, fait face à une photographie de la Femme Fatale de Cieslewicz abandonnée sous la verrière de la galerie. Ces deux œuvres qui se regardent à travers le dispositif de Ciuchta suggèrent en leur sein le principe même de miroir et de dédoublement de l’image. Le motif en Rorschach de la femme aux yeux bandés imprimée par le graphiste polonais tout comme les peintures frottées dites « papillons » de Cheneau résultent d’une friction de la figure avec son double. Guidées par le principe conducteur de ces images, les productions de Ciuchta viennent mimer les œuvres de ses comparses afin de former une paire avec elles.

Cette méthode s’épanouit pleinement dans la seconde partie qui compose un ensemble organique d’œuvres co-dépendantes. Jagna Ciuchta emprunte les contours des motifs peints par Eléonore Cheneau ou des sculptures « directionnelles » de France Valliccioni afin de leur proposer des supports, qu’ils soient des wall paintings bombés à la peinture ou d’épais socles blancs découpés dans du polystyrène. Les formes ainsi transformées et répétées composent un code formaliste redondant où l’on est rapidement tenté, comme dans un jeu de memory abstrait, de partir à la recherche du pendant plus ou moins fidèle de chaque forme disséminée dans l’espace.

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La mise en scène de cette forme de collaboration entre artistes qui oscille entre dévoration et soutien a quelque chose d’inquiétant et d’émouvant à la fois. L’inclusion des œuvres des artistes invitées exige d’elles un lâcher-prise sur leurs créations, manipulées et digérées dans la pratique de Ciuchta en même temps qu’elle leur fournit une visibilité, un soutien théorique et sculptural. À l’image de cette fourrure synthétique découpée et déposée par l’artiste sur sa reproduction du tableau de Cheneau ou du socle sur lequel repose une sculpture voilée de Vaché-Olivieri, les œuvres cohabitent sur le mode de l’accoudement ou de l’appui comme autant de formes compagnonnes dans l’espace. Avec ses blocs minimalistes cheap en polystyrène qui rappellent certaines constructions de Gyan Panchal, Ciuchta se réapproprie le langage muséographique et en souligne la portée sentimentale et revendicatrice d’élévation et de soutien. Ces liens affectifs ainsi exposés se prolongent dans le choix de la filiation à Roman Cieslewicz, autrefois compagnon d’Alina Szapocznikow (1926-1973), artiste polonaise qui hante une importante partie des réalisations de Jagna Ciuchta. Pour le projet au long cours Missing Alina, elle avait méthodiquement photographié puis remis en scène les cimaises désertées par les œuvres de la sculptrice à la fin des expositions que lui avaient consacré le Wiels (Bruxelles) et le MoMA (New York). Il s’agissait déjà, par le truchement des scénographies muséales, d’évoquer l’admiration et la nostalgie éprouvée à l’égard de son aînée.

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Dans l’esprit de la série des « Contrebandes » de Céline Vaché-Olivieri, Jagna Ciuchta camoufle partiellement sous son nom les créations dont elle n’est pas l’auteur et profite d’une brèche pour les faire se faufiler dans l’exposition et possiblement au sein des collections, une actualisation de la critique institutionnelle à l’aune des méthodes forgées dans les artist run spaces. À travers « Silver Cover » s’incarne un modèle de collaboration paradoxal et passionnant dans lequel les artistes apparaissent et participent selon plusieurs modes d’existence, par les productions laissées derrière eux mais aussi par l’empreinte de leur souvenir et les liens tissés avec leurs pairs.

 

 

 

 


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