Jan Kopp : des bateaux et des villes
Avec une riche actualité incluant deux expositions personnelles à la Fondation Bullukian à Lyon (« La Patience du Tapajos », du 23 octobre 2018 au 5 janvier 2019) puis à La Tôlerie de Clermont-Ferrand (carte blanche à l’artiste, du 23 novembre au 20 décembre 2018), on peut dire que Jan Kopp a le vent en poupe. Et ce ne sont pas les riverains du canal du Rhône au Rhin, qui ont vu circuler l’artiste à bord d’une drôle d’embarcation au début de l’été 2018, qui diront le contraire. Au cours d’un périple de onze jours sur un bateau à moteur imaginé et fabriqué avec les élèves de la filière « construction bois » du lycée Gustave Eiffel de Cernay, Jan Kopp a traversé les quatre-cent dix-sept kilomètres et les cent vingt-six écluses qui séparent Mulhouse de Lyon par voie navigable, avant de remonter à contre-courant quelques semaines plus tard. Conçue comme une habitation itinérante, cette étonnante péniche baptisée Utopia House accueille un équipage évolutif d’étudiants associés au projet mais aussi de passants rencontrés sur les rives ; son extrême lenteur et sa configuration en plateforme en font un espace favorable à la discussion. Mais la fonction sociale d’Utopia House culmine dans sa vocation finale : renversée, la coque du bateau est destinée à servir de toit au foyer d’un lycée, affirmant la possibilité d’une architecture alternative et vivante. C’est ainsi basculée qu’elle est visible à la Kunsthalle de Mulhouse dans l’exposition collective « Mon nord est ton sud », du 13 septembre au 11 novembre 2018. En chantier depuis 2016, le projet a donné lieu à des expérimentations fertiles pour créer des esquifs flottables, toujours en collaboration avec les élèves cernéens, ainsi qu’avec ceux du lycée Saint Joseph de Cluny à Mulhouse et avec les étudiants de l’école d’architecture de Strasbourg. Devant les prototypes – agencements de bidons, palettes, bouteilles en plastique et autres objets de récupération –, impossible de ne pas penser aux embarcations de fortune qui ballottent les exilés en Méditerranée, et à la crise du logement qui force au déplacement. Ainsi, si Utopia House est une œuvre un peu folle, fondamentalement pleine d’espoir et de joie, elle évoque avec lucidité de dures réalités politiques.
C’est une autre histoire sociale qui a incité Jan Kopp à s’aventurer sur les flots brésiliens du rio Tapajos, à la découverte de Fordlândia. À la fin des années 1920, soucieux de maîtriser la culture du caoutchouc nécessaire à la fabrication des pneus automobiles, Henry Ford développe une plantation en plein cœur de l’Amazonie, y installe une usine et une cité ouvrière. Mais le rêve américain ne résiste pas à l’écosystème tropical, aux révoltes des travailleurs et à l’expansion du caoutchouc synthétique : le projet est abandonné en 1945. Tournée dans l’usine désaffectée, la vidéo Capital Fordlandia I (2017) montre l’artiste ordonnant à même le sol des objets métalliques trouvés sur place. Filmées en vue aérienne, les combinaisons ainsi obtenues évoquent la cartographie d’une ville industrielle qui se transforme au rythme effréné d’une chaîne d’assemblage fordiste, jusqu’à disparaître totalement pour suggérer la vanité de l’utopie patronale avortée. L’affinité avec Constellation ordinaire #8, une pièce conçue et présentée en 2017 aux Moulins de Paillard (Poncé sur le Loir), est manifeste : moult moules en plâtre issus d’une ancienne usine de vaisselle locale sont juxtaposés pour fonder une cité immaculée, au relief bosselé au gré des plats et des saladiers. Capital Fordlandia I a été produite lors d’une expédition en août 2017, et un deuxième séjour amazonien qui vient de s’achever verra certains de ses résultats présentés à La Tôlerie. Ces voyages, Jan Kopp les vit en compagnie des membres de Suspended Spaces, collectif qu’il a co-fondé en 2007 avec Jacinto Lageira, Daniel Lê, Françoise Parfait et Éric Valette, et dont la composition fluctue pour inclure des artistes et des chercheurs curieux du modernisme, et plus particulièrement de ses architectures et de ses espaces laissés « en suspens ». L’exposition « Suspended Spaces. Une expérience collective » au BPS22 à Charleroi du 16 juin au 2 septembre 2018 revenait sur leurs activités.
Si Jan Kopp a obtenu son permis de capitaine fluvial pour les besoins d’Utopia House, son rêve de prendre le large pointait déjà dans des travaux plus anciens. Toitoitoiropa (2001), une construction en bois peint réalisée avec le chorégraphe Marco Berrettini, rappelle une cale de bateau transpercée de rames avec, en son sein, plusieurs vidéos. Plus récemment, les installations Le Jeu sans fin (2010) et Soulever le monde (2015) se déployaient toutes deux sur une base en mandorle qui, n’auréolant nulle autre divinité que l’esprit d’utopie, rappelle les contours d’une barque prête à larguer les amarres. Ce désir d’explorer l’univers pour mieux le connaître s’accompagne de l’espoir de découvrir un monde différent, et pourquoi pas meilleur. Tandis que Le Jeu sans fin, composé de pendules de Foucault heurtant de temps à autre une bille en verre, met en évidence la rotation de la Terre, Soulever le monde est une mécanique foisonnante que des enfants sont invités à mettre en mouvement à l’aide d’un gouvernail, appréciant, à travers ce geste simple, leur capacité d’agir sur leur environnement. Ce penchant utopique trouve une réponse démiurgique, puisque dans nombre de ses travaux Jan Kopp façonne des environnements urbains et imagine des modes possibles d’organisation de la vie sociale, comme dans Constellation ordinaire #9 (2017) présentée dans le cadre de l’exposition « Beehave » à la Kunsthaus Baselland du 14 septembre au 11 novembre 2018. Sur une table miroitante, des nids d’abeilles piqués sur de fines tiges de bois suggèrent, dans leur élan précaire, des maisons sur pilotis. Une odeur de miel rappelle la nature organique de ces constructions à la géométrie sophistiquée, fruit de l’effort laborieux de l’insecte ouvrier. Cristallisant des problématiques récurrentes chez l’artiste : le travail, l’écologie et l’utopie, cette agglomération suspendue pourrait être l’une des Villes invisibles d’Italo Calvino. À la manière de l’auteur italien, Jan Kopp invente des villes flottantes et mouvantes aux modèles architecturaux rêvés dont la réalité ne tient qu’à l’illusion. Et tel Marco Polo, héros de ce roman, l’artiste incarne l’intarissable narrateur usant d’un langage qui excède les mots. Il est aussi l’infatigable navigateur, loin d’être solitaire. Car les croisières de Jan Kopp sont avant tout des moments de rencontre, au fil de l’eau. En amont, il y a la volonté de créer ensemble, comme avec Suspended Spaces et les lycéens du Haut-Rhin. En aval, il y a des objets qui matérialisent ces énergies collectives, comme le bateau Utopia House converti en toiture, et les villes imaginées. Et entre les deux, le voyage – un cheminement qui fait œuvre en lui-même.
- « Suspended Spaces. Une expérience collective », exposition collective, BPS22, Charleroi, du 16 juin au 2 septembre 2018, http://www.bps22.be/fr/Expositions/Suspended-spaces
- « Mon nord est ton sud », exposition collective, La Kunsthalle, Mulhouse, du 13 septembre au 11 novembre 2018, http://www.mplusinfo.fr/sortir-a-mulhouse/mon-nord-est-ton-sud/
- « Beehave », Kunsthaus Baselland, du 14 septembre au 11 novembre 2018, http://kunsthausbaselland.ch/ausstellungen/beehave
- « La Patience du Tapajos », exposition personnelle, Fondation Bullukian, Lyon, du 23 octobre 2018 au 5 janvier 2019, http://www.bullukian.com/bullukian_fr/exposition_en_cours.html
- Carte blanche à Jan Kopp, La Tôlerie, Clermont-Ferrand, du 23 novembre au 20 décembre 2018
- (Image en une : Utopia House au départ de Mulhouse. Crédit : La Kunsthalle.2 – La coque de Utopia House renversée, vue de l’installation à la Kunstalle de Mulhouse, 2018. Photo : Jan Kopp.)
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